La famille de ma mère est originaire d’un village (aujourd'hui une petite ville) de Campanie, situé entre Naples et Caserte, et distant d’une trentaine de kilomètres de la métropole parthénopéenne : Santa Maria a Vico, dans l’ancienne "Provincia di Lavoro" (Province de Labour, ancien nom de la Province de Caserta). Ce village est situé dans la vallée de Suessola, à l'est de Madalloni, du nom d'une localité disparue, où se mêlèrent aux temps de l'Antiquité les anciens peuples des Osques, Etrusques, Grecs, Samnites et Latins. La vallée caudine (valle caudina), située dans son prolongement géographique, en direction de l'ancienne "Caudium" et de Montesarchio, aurait été le théâtre, il y a plus de 2300 ans, de la fameuse bataille des Fourches (défilé) Caudines, dont la localisation n'a jamais pu être précisément déterminée. Certains la placent dans un autre défilé, dénommé aussi "Forchia", au nord de Santa Maria a Vico en direction de Durrazano. Mystère!
En toile de fond, formant amphithéâtre autour du village, les montagnes gris-bleu, arides et sèches, couvertes de myrtes et d'oliveraies et que les matins d’été nimbent d’une buée d’éther, se découpent dans l’azur profond, infini, impeccable, où s’engouffrent dans son firmament comme des élans d'ivresse et de bonheur. Comme je goûte les détails pittoresques, je citerai les ruines d'un château Lombard, érigé dès le VIIIème siècle au sommet du Monte Argentium (au-dessus d'Arienzo), depuis lequel la vallée déploie sa perspective d'une immensité éblouissante. Les vieilles pierres qui en constituent encore quelques pans branlants auraient des récits à faire de combats épiques contre les Sarrazins et les Normands.
La « Via Appia Antica », l’artère principale de la cité, suit le tracé de l’ancienne voie romaine, dont les grandes dalles inébranlables affleurèrent pendant des siècles sous le roulement grave et sonore des charrois reliant Naples à Capoue par Caserte. Cette voie a été doublée après la guerre par la "Via Nazionale" pour désengorger le centre urbain, occasionnant une extension fort disgracieuse de l'urbanisation de part et d'autre de son axe. En vérité, on n'accepte ici moins qu'ailleurs de voir s'étaler autant de mauvais goût.
Toutefois, si je m'en tiens à l'ancienne impression, je dirai que nous avons affaire à un village du sud, qui, en clignant légèrement des yeux, pourrait paraître tout trempé d'un "songe d’éternité", comme l'on dirait dans la poésie lyrique, niché de ce fait au beau milieu d'un paysage qui, dit-on, vit régner Evandre et Janus dans la première œuvre civilisatrice; un village, dis-je, aux ruelles irradiées de fanions multicolores, d'oriflammes blancs comme des voiles hélant la mer toute proche ; escale, départ et royaume à la fois, tout le triptyque de la passion et du drame.
Ici, pour reprendre le mot d'un ancien voyageur du 19ème siècle, chaque enfant ressemble à un Dioscure, les traits sculptés dans la matière originelle de l’Epique et du Beau. Chaque forme et chaque caractère, chaque vestige de terre et de pierre, reflètent l'âme de l'antique vertu, le mythe de la Concorde et de l’Harmonie, que les anciennes chroniques nomment l'Âge d'Or, etc.
Une touffeur de parfums alanguis se répand depuis les jardins et les collines, se mêle aux senteurs de fruits étalés, de carrelage rincé, d’exhalaisons nourricières, dans l'écoulement de tout ce que subliment, parmi les étres et les choses, les hardiesses de la lumiére.
Tant de beauté inspirerait à Goethe lui-même, le Céladon des citronniers, les accents les plus exaltés: "Ô terre de Nostalgie, où je retrouve en ton sein l’ardent plaisir d’aimer ; tout rappelle autour de toi la pureté et la simplicité primitives et l'air est rempli d'une douceur sans fin. Je voudrais brosser le tableau de cette joie limpide d'exister, capter par un tour de magicien, tout ce qui en fait la profonde subtilité, ses jaillissements de couleurs et de vivacité, les splendeurs de l’été qui étincellent comme des épées de soleil. Oh, mon âme, revenir dans ta patrie éternelle, y aimer, vivre et n'en plus repartir "
Il y a aussi, dans le souvenir que j'ai gardé d'un délicieux jardin d'hospitalité, l’ambre chaude des tonnelles, les fruits mûrs emplissant lourdement les corbeilles, les cruches de terre sous l’onde frémissante, des récits emplis de saveurs inconnues, des corps embellis des bonheurs de l'âme, toutes les tonalités d'une architecture triomphante de la mort. Il y a dans ces fresques du rêve et de la vie une tendresse infinie qui me rappelle quelque chose de la prodigieuse tranquillité de Gauguin. En fin de compte, il y a bien en nous une part intuitive de l'éternité, et, à l'état d'un souvenir inoubliable et toujours si près de s'enfuir, le sentiment de plénitude accomplie si familier de la fréquentation du paradis.
Honorius/ Les Portes de Janus/