Il existe un idéal classique de vertu qui est la recherche de la plénitude individuelle et collective, l’accomplissement d’un équilibre dans lequel s’affirme la dimension de l’homme, en lui-même, dans la société et dans le monde.
De ce point de vue la culture classique fut une remarquable synthèse des qualités naturelles et intellectuelles qui furent à l’origine de la civilisation occidentale. S’agissant des qualités naturelles, celles-ci sont communes à tous les peuples à l’orée de leur histoire : la sobriété des mœurs, la vitalité primitive, la persévérance du tempérament, le courage physique, un sens pratique directement adapté aux nécessités utilitaires de la vie quotidienne du groupe.
Ces dispositions naturelles ont contribué à la formation de caractères intellectuels uniques dans l’histoire de la civilisation, constituant ce que l’on a appelé » le miracle grec », qui est l’éclosion de la pensée autonome et l’affirmation d’un sens particulièrement constructif de la liberté.
Cette application naturelle à être dans le monde s’est peu à peu muée en application mentale à concevoir le monde, par cette voie toute singulière qui est la maîtrise du processus de « conscience ». C’est précisément la nature de ce processus, la forme à laquelle il aboutit et le sens qu’il soutient qui constituent toute l’originalité de « l’éveil occidental ».
La culture classique, ou comme disait Bergson, « l’esprit classique », se définit d’abord dans ses instruments, comme un ensemble d’exigences morales tendues vers la rigueur et la précision, ainsi que nous l’avons déjà observé, mais aussi vers le sens de la mesure et de la proportion qui en découle. Sa finalité : appréhender la vision totale du monde par la maîtrise rationnelle du Réel.
C’est ainsi que de l’économie quotidienne des hommes et des choses de la société primitive, se sont peu à peu développés les efforts de la pensée discursive, les outils analytiques et prospectifs de la science, le génie des arts et des techniques, le sens élaboré de la Morale et de la Politique, dans la représentation d’un ordre universel.
Apparu dans la pensée grecque, cet esprit d’ordre et d’unité, qui caractérise la puissance et la forme classiques, est né d’une démarche méthodique de l’intelligence dans sa volonté de compréhension de l’univers et de l’homme. Mais que fût devenu pour l’avenir de l’humanité et de l’intelligence cet éveil hellénique de la conscience, si Rome n’eût recueilli l’esprit d’Athènes et des cités grecques, comme jadis Babylone reçut l’héritage des splendides floraisons de Sumer ?
Car si la Grèce a réalisé la dimension intellectuelle de l’esprit classique, Rome en a réalisé la dimension politique, parachevant ainsi la forme de sa mission historique : l’accomplissement de l’Empire Universel. Celui-ci, fondé sur la puissance militaire qui en assura la permanence physique pendant des siècles, accomplit dans la paix romaine une œuvre gigantesque de discipline et d’administration d’une étonnante efficacité. Cette vocation universelle, qui fit l’orgueil du nom Romain, a marqué d’une empreinte indélébile l’avenir de la civilisation occidentale tout en rayonnant comme une lueur d’exemple sur le monde.
A l’image de toute construction matérielle, l’organisation politique est un corps lui aussi voué à la déchéance si les énergies qui le soutiennent s’épuisent. L’ordre romain, quoiqu’immense, ne devait pas être éternel. Mais lorsque tout sombra sous les coups du désastre et de l’anarchie, lorsque toute l’œuvre de la civilisation fut engloutie sous les flots du déchaînement barbare, il subsista cependant l’essentiel : cette lueur que l’on croyait éteinte à jamais, mais qui, couvant sous les cendres, grandit de nouveau pour féconder l’avenir. Ainsi, à travers les décombres de l’Empire et les avatars de ses mille morts et agonies, le monde moderne a su recueillir l’héritage de l’Antiquité : il se présente encore et surtout comme l’exigence de cet esprit universel qui rayonne jusqu’à nous, perpétuant les acquis irréversibles de la Raison, ce principe fondamental du progrès de la conscience humaine. (Novembre 1994)
De fait, toute civilisation est comme un astre, né du sillage des comètes, répandant la lumière et qui féconde à son tour librement les corps qu’elle embrasse dans sa chaude clarté ;
Pour rayonner et dispenser ses bienfaits, la civilisation doit donc porter en elle, dans un dessein toujours perfectible, l’idée du Bien, c’est-à-dire tendre vers le progrès de la condition et de l’esprit humains.
Elle dégénérera dès lors que la force matérielle des appétits brutaux et des instincts d’agression se substituera aux ressources pacifiques de l’Esprit, jusqu’à devenir négation de la liberté et de la vie.
Certes, les qualités d’énergie physique et morale, considérées comme vertueuses par les Anciens, sont des conditions essentielles de la santé intellectuelle. Le « mens sana in corpore sano » résume l’idéal d’équilibre entre la forme et le mouvement, entre la plastique de l’être et la vitalité du devenir, ces deux forces antagonistes qui conduisent à la plus grande expression de l’art.
La Chevalerie du haut moyen-âge, un des fleurons de la civilisation occidentale, n’est-elle pas née elle aussi de la conciliation de deux sources antagonistes, celle des énergies guerrières et des valeurs chrétiennes ? Un peuple vertueux peut et doit être un peuple fort, dont le consentement à une discipline physique se présente comme le soutien nécessaire de la vitalité morale.
Mais la force et la guerre proposées comme seul objectif et seul moyen, relèvent d'un matérialisme brutal, de cet abrutissement tout prussien qui ne saurait éduquer les citoyens aux vertus civilisatrices.
Les sociétés spartiates et totalitaires qui prétendent se référer à l’héritage de la culture occidentale ne sont que de tragiques coquilles vides.
Ce fut le cas de l’Italie mussolinienne, vaste fanfaronnade aux gesticulations grotesques, dans un décor de peplum dérisoire ; ce fut le cas bien plus tragique encore de l’Allemagne hitlérienne, cette hydre hystérique dont l’immense effort tendu vers l’instauration de « l’Ordre Nouveau » conduisit le monde à la pire des catastrophes.
Du sommet de leur sinistre nid d’aigles perché en d’effroyables brumes, où la clameur des orages gronde et fulmine, les hiérophantes du nouvel âge des Ténèbres le proclament à la face épouvanté du monde :
« Guidé par une élite fière et impavide, le glaive de l’Ordre Nouveau règnera sur l’Europe, terrible et implacable comme le sceptre d’Assur, relèvera la nation élue dans la discipline de fer de la volonté de puissance qui forge le caractère des peuples dominateurs.
L’Europe pusillanime et avachie des mercantis, des politiciens médiocratiques et corrompus, des juifs et des retraités s’effondrera comme un mur de sable sous le souffle irrésistible de la guerre de conquête et se livrera tout entière à l’oppression de la régénération intégrale »
De fait, l’Histoire, le temps d’une terrible parenthèse, a laissé libre cours au déchaînement des lois tyranniques, à la férocité dévastatrice des nouveaux maîtres vomis d’un Walhalla barbare et meurtrier. Face à la force écrasante des phalanges hitlériennes, nourrie des ressources du fanatisme le plus démentiel, face à l’esprit démoniaque et prométhéen tendu monstrueusement vers le bouleversement universel, que pouvait la pauvre France des anciens troubadours, le berceau et le rempart des plus belles œuvres de la civilisation, la douce France du « Front Popu » et du bal musette, la France vieillissante de la baguette de pain et des bandes molletières, la France de Fernandel et du P.M.U., la France épuisée de l’hécatombe de 14-18 et du « Plus jamais ça » ?
15 juillet 1995