mercredi 2 janvier 2002

Les deux étudiants de Göttingen




Louis II de Bavière


Les hasards ou les fatalités de l’existence nous dirigent parfois vers certains lieux inattendus que l’on pourrait croire incompatibles avec les espérances de notre coeur et encore moins avec la possibilité de certaines rencontres.
Ce fut le cas, ô combien exemplaire, de ce Saint Agil, cet établissement obscur que je ne ferai l'honneur de nommer s'il existe encore, où les errances du temps me firent languir deux précieuses années que j'eusse pu consacrer à d'autres études bien plus conformes à mon tempérament. Las, je n'en retirai aucun autre intérêt qu'une expérience de la malice et de la médiocrité du monde. Et puis je sus à mes dépens qu'on ne gagne rien à résigner ses espérances dans de trompeuses voies d'accomplissement. Je voulais étudier les Lettres, comme d'autres  voulurent étudier la théologie ou la peinture, avec passion et dévouement, mais l'on me représenta que c'était me lancer dans une de ces folles aventures qui ne mènent à rien d'honnête et qui vous laissent à peine la paille pour dormir. L'on fit même des sacrifices insensés pour me détourner de mes rêves de péristyle pour les petites comptabilités d'épicerie, si insensés d'ailleurs que j'en nourris encore aujourd'hui une honte inextinguible. Car ces deux années perdues ont été tout à la fois un fardeau et une pénitence sans retour. J'en veux profondément à mon milieu et à mon époque, dont l'idéal moyen se réduisait à de petites choses assez vulgaires. Je fais mienne sur ce sujet la parole de du Bellay; "Je suis né pour la Muse, on me fait ménager". Pourtant, je serais à deux doigts de regretter, par respect filial ou quelque chose de ce genre, de n'avoir jamais rien voulu céder à cette espèce de rapetissement moral qu'on attendait de moi. Hormis l'école des humanités, si peu considérée d'ailleurs, c'est bien à ce renoncement existentiel que tout nous prépare dans le drame social. Hélas partir au combat à contre-coeur et l'âme alourdie de cas de conscience, c'est déjà partir humilié et vaincu. Certes, dois-je le préciser, ce n'était pas le monde de Zola ou de Dickens dans toute sa violence et sa noirceur mais bien plutôt celui d'Adlous Huxley dans sa vacuité providentielle.
Assurément aucun point commun ne pouvait exister entre cet univers d'ahurissement oû j'avais l'injonction de suivre une placide et minable carrière et les sphères du bonheur aventureux, et "des désirs immenses" (pour reprendre le mot de Balzac), où se hissaient naturellement les rêves de mon âge. Avoir vingt ans c'est naître perpétuellement dans le désir pour ainsi dire chevaleresque du monde, c'est vivre au cœur de l'art poétique, c'est-à-dire dans une vision enchantée du réel. On imagine rarement à quel point la découverte et l'éveil au monde est pour l'esprit du vivant une forme d'acte créateur. C'est en tout cas se heurter bien vite aussi avec dépit et stupeur à ses aspérités les moins glorieuses.  Je me trouvai donc pris entre les lacs d'une réalité si plate et si ordinaire que c'en était presque un prodige du genre. C'était encore sans compter le temps, si peu héroïque, du service militaire obligatoire. Si j'eusse été au moins un Fabrice Del Dongo, un Lucien Leuwen ou un Angelo Pardi en uniforme flamboyant d'officier de lancier ou de hussard, j'eusse pu habiller ce temps et orner cette platitude avec quelque compensation de brio et de désinvolture.
Toutefois, je trouvais dans cette grossière antinomie, où le sort m'avait égaré, une énergie des plus stimulantes dans ma salutaire réaction contre ce que Marx et Hegel eussent pu désigner comme, "les forces d'aliénation de la Raison et de l’Esprit".
Car plus cette machinerie travaillait à réprimer la liberté et la pureté de ma conscience morale plus je travaillais moi-même, comme par l'action d'un antidote, à la préserver du mauvais oeil, avec une intransigeance presque héroïque.
Ce fut comme si deux personnalités cohabitaient en moi, celle, toute formelle, qui devait remplir de manière besogneuse et avec quelque dépit les devoirs extérieurs auxquels elle était astreinte, et celle, pleine de passion et d'espérance, de la vie intérieure. Tandis que tout ce qui me parvenait de l'extérieur glissait sur moi comme l'eau sur le plumage imperméable d'un volatile, ainsi des poules d'eau et des colverts, je m'abandonnais sans aucune espèce de retenue, avec cette ferveur opiniâtre propre aux jouissances interdites, dans le bain brûlant des félicités dialectiques,  au  cœur ardent du désir de sentir et de vivre.
Peut-on imaginer en effet que, alors que mon devoir était de me préparer un méchant avenir de commis de commerce ou de rond-de-cuir, en ratiocinant sans conviction sur des thèmes de basoche et de petite finance, je plaçais très au-dessus de toutes ces balivernes des satisfactions bien plus subtils et généreuses, de celles que l'on trouve exclusivement dans les librairies et les bibliothèques, à savoir, les œuvres complètes du grand Friedrich Nietzsche, le philosophe poète, le rêveur immoral, amoureux de la force jubilatoire et des puissances supérieures de la vie ; et l’admirable, superbe, saisissante fresque médiévale de Maurice Druon, « Les rois maudits», hantée par la violence tragique des passions humaines. 
L'histoire, l’art, la philosophie, la poésie, la littérature, bousculant mon ordinaire m'offraient leurs plus belles cornes d'abondance,  leurs "trésors d'âme et de pensée", comme disait si joliment Balzac, la nourriture intellectuelle dont tout mon être était avide. Autant dire que, mû par une irrésistible attraction centrifuge, je me laissai emporter dans l'abîme.
Rien ne pouvait m'ôter de l'idée que ces vénérables objets d’étude étaient les seuls dignes de répondre au principe de la connaissance et à l'enseignement des plus hautes facultés morales (qui n'est autre que le sens et le but de la perfectibilité humaine), le reste, comme disait Jean-Paul Berlioz, mon trés estimable professeur agrégé de latin et de français, "n'est que du pipi de  chameau."
Las, lorsque je fais le point sur ces pâles années de jeunesse  je m'avise que tout ce à quoi on m'obligea, fût-ce prétendûment pour mon bien, fut une triste et malheureuse déconvenue, une épreuve pleine d'amertume que je n'ai jamais regretté de laisser disparaître à jamais derrière moi. Mais heureusement qu'à vingt ans nos rêves aiment à se colorer de la folle illusion du mystère et du sublime car ils rachètent à eux seuls ce que nous devenons par la suite d'affreusement insipide.

La construction mentale de l’homme occidental, sa conscience du monde et de soi, son amour de la vie et de la liberté trouvent leurs premiéres formulations au cœur de cette prodigieuse épopée de l’Esprit que fut l’Antiquité classique. Nous devons toutefois admettre que cette épopée de l'esprit tire pour ainsi dire sa plus ancienne origine dans le terreau universivel de l'aventure humaine, peut-étre à partir de la contemplation de la merveilleuse voûte terrestre, par nos ancêtres hominidés , il y a cinq cent mille ans ou peut-être bien plus encore, au temps où la conscience de l'être commença à questionner ses rapports au monde.
Au reste, je conviendrai aujourd’hui volontiers avec ce cher Montaigne, qu’ » il n’est rien pour quoi je me veuille rompre la tête » et que le seul objet d’étude qui vaille est « la science qui traicte de la cognoissance de soy mesme et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre ». Ô douce sagesse du retrait philosophique ! Mais n’est-ce pas là aussi une des belles leçons des Anciens, de Socrate, de Lucrèce, de Sénèque, de Marc-Aurèle, qui nous enseignent à profiter du moment présent et, le cycle enfin accompli, à quitter un jour la vie avec sérénité. La mort arrive toujours à point, passé l'heure de vêpres, et fût-elle cause de tristesse, nous lavant de nos disgrâces, nous trouve dessus la place sans colère et sans dépit.

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Vigny et Lamartine ont donné de poignantes illustrations littéraires du mal existentiel qui atteint chaque enfant de son siècle. Ce que je peux en dire du mien est comme un écho de ce que mes prédécesseurs en ont dit du leur. A croire que les prétendus progrès des temps ne sont pas toujours là où l'on croit. Au reste, Camus m'a damé le pion en confessant que "Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable". Je me faisais, quelle folie, une sorte de fierté, comme une affliction voluptueuse, de me sentir méprisable et inutile dans une société souillée de ses rentes d'indignité au risque de sombrer peu à peu dans une profonde langueur, dans " ces longues mélancolies et discrets désespoirs" dont nous parle encore Balzac à propos de sa propre jeunesse. C'est dire le point où le mal me tenait et le point où il m'entraînait. Aussi, par un effet de cette espèce d'antinomie réactive généralement observée du point de vue clinique,  plus je voyais la bassesse autour de moi, plus je me sentais désespérément haut.
Car l'esprit dominant de lourdeur, de laideur et de médiocrité, qui est indéniablement une réalité structurelle  propre à toute les époques et à toutes les sociétés, je le voyais chaque jour à l'oeuvre. Je savais qu'il était irrésistiblement investi d'une mission: flétrir le cœur même de la Vie, de la Beauté et de l’âme du monde. Il suffit, il est vrai, de contempler l’état désastreux de nos paysages, l’obscénité irrespirable, horrifiante de nos cités tentaculaires, de soupeser l’aloi mental de nos vertiges contemporains pour être empli de la plus profonde et affligeante tristesse. O tempora, O Mores!
Prisonnier des pathologies du siècle, tout autant que de mes propres faiblesses, je tentais de diriger mon regard vers "ce vague sublime des hauteurs", que chantent les aèdes rhénans, guidé par l’idée que le seul bien auquel tout âme aspire, (n'est ce pas, cher et vénéré Joachim?), ne relève pas des misérables croyances du quotidien, ce que ne sauraient déjuger les lumières de la saine philosophie, mais de la propension à l’amour incommensurable du Beau. Car s'il ne devait y avoir qu'une seule justification de l'être et de l'existence, ce serait de pouvoir témoigner, comme le ferait un poète astronome et astrophysicien, de l'harmonieuse et sublime beauté de l'univers. Au reste, je ne m'opposerai pas à ce que certains accoutrent ce prodige phénoménal de telle autre formule de leur choix, mécanique ou mathématique, tant je rechigne à entrer sur ce sujet en guerre de religion. En tout cas, il y avait là aussi, trés nettement exprimée, la bonne influence des estampiers allemands ou des sages chinois dans mes fréquentations atistiques et littéraires. Mais traduire une pensée supérieure en acte libérateur, voilà qui pourrait être l'épreuve de toute une vie.
Mars 2001

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S'il existe encore des instituts, des académies, des cénacles, des cercles voués à l'étude désintéressée de l’intelligence et de la culture, de l'esprit et du bon goût, ceux-ci ne semblent plus guère aujourd'hui influencer et nourrir l'idéal de la civilisation. Et quel est-il aujourd'hui l'idéal de la civilisation, du moins de notre civilisation occidentale qui pense être le seul modèle possible? Quelle place réserve-t-elle encore à l'aventure spirituelle, à la dimension eschatologique de notre humanité? L'horizon s'est rétréci. Toutes les ressources vives des facultés humaines, malgré leurs capacités extraodinaires de perfectionnement, semblent tirer irrésistiblement vers le bas, le médiocre, le laid, le crétin et le sale. Les valeurs du sacré qui construisent la dignité de notre ancienne conscience cosmique ne sont plus qu'une curiosité archéologique. C'est dire qu'un cerveau bourré d'intelligence technique et d'applications  rationnelles, qui a beau se présenter aujourd'hui comme un modèle de performance intellectuelle, n'en est pas pour autant assuré d'être moins stupide que la moyenne ordinaire. Telles étaient les pensées encore nettement informulées qui tourmentaient alors mes pensées. 
Je dus ronger mon frein sans idée du lendemain, souffrir comme une véritable épreuve de pénitence la petite voie vergogneuse et le dégoût des jours.
Mais il advient parfois qu'à trop rester coi et à pleurnicher on ne voie partout que déshonneur et injustice. Il est parfaitement vrai que le bonheur appartient à ceux qui l'osent, dussent-ils y employer fort peu de tact et de subtilité. C'est la raison pour laquelle je ne suis pas de ceux qui réfuteront sans discernement ce fameux esprit de médiocrité que je dénonce continuellement dans mes propos, comme une sorte de maladie. Je ne suis pas plus qu'un autre fait exclusivement de substance éthérée et je suis prêt à reconnaître en cet état de médiocrité tant décrié quelque mérite et utilité, quelque vertu même, dès lors qu'il sert avec exactitude les bonheurs ordinaires du quotidien, voire qu'il puisse être parfois, tel un marche-pied, le moyen d'ambitions morales plus élevées. Mais qu'il ait des prétentions à se mêler lui-même de haute politique et des lois de l'Ethique, assigner à toute chose sa place métaphysique voilà qui le rend proprement insupportable. Le boutiquier a toujours été en cela l'ennemi de "l'escholier", du troubadour et du wandervogel, et je n'échappai donc pas à cette très ancienne règle conflictuelle.  Mon tempérament qui me portait de manière irrésistible, comme une puissante et belle espérance, dans le jardin florissant des arts et des lettres, m'avait donné à moi aussi une mission: quêter les voies enchantées du monde, les voies de la rédemption. Si bien que, paraphrasant Géronte dans Molière j'eusse pu m'exclamer: "Mais que suis-je venu faire dans cette galère!" Mes notes étaient désastreuses. Ma motivation inexistante, l'image que me renvoyait de moi même le monde extérieur, tristement pitoyable. Pourtant, par un effet étrange des lois de la psychologie, je sentais que quelque chose en moi, quelque chose d'irréductible, restait résolument inaccessible à la honte et au mépris, et conservait comme un trésor intact toute la pureté de son eau.
L'épreuve me paraissait interminable. J'étais comme ce pauvre « Âne d’or » décrit par Apulée, attelé aux vocations bestiales auxquelles rechignait sa véritable nature d’humain déchu ; ou bien encore comme Du Bellay déclarant dans ses « Regrets » : « Je cherche la vertu et ne trouve que vice, j’aime simplicité et n’apprends que malice ».
Baudelaire a dû d’ailleurs se souvenir de cette confession poétique lorsqu’il composa son fameux «examen de minuit ». Mais de cela, j'en suis assuré, aucun de ces boutiquiers qui mènent le monde ne saurait avoir la moindre idée.

Juillet 2001

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Parmi les ombres échouées que le destin jeta entre ces murs oppressants, j’aperçus bientôt la présence énigmatique de celui qui allait devenir ce que je pourrai nommer mon pauvre et noble compagnon de « déroute ».
Il compte parmi les trois fortes et vraies amitiés que j’aie jamais eues à ce jour dans mon existence. Il s’appelait Marc S.
Chacun d’entre nous, après avoir disparu avec les choses périssables du monde, doit aussi un jour mourir dans la mémoire des hommes. La présomption des arrogants est sans aucun effet contre cette vérité qui engloutira bientôt leur petit néant dans « la fosse commune du temps.», comme disait Villon, si philosophiquement.
Aussi, malgré ce terme implacable, puisse cette modeste expression de mon hommage retenir juste un instant du cours de l’oubli universel un ultime et sincère écho du souvenir de mon ami.
Marc était une de ces personnalités où prévalent l’intuition et la sensibilité dans l’intelligence, exprimant des jeux de subtilité et de délicatesse jusque dans ses raisonnements.
Un regard noir, lointain, posé distraitement sur les choses, un sourire ironique élégamment esquissé en coin, et cette nonchalance, cette douceur insouciante du geste et de la voix, lui conféraient cet air mystérieusement absent, comme affranchi des stupeurs du quotidien : une espèce d’être en apesanteur que ne semblaient pas atteindre les turbulences et dissonances du monde. Il s’en riait au contraire avec quelque cynisme empreint de finesse, de son air flâneur et détaché, comme de choses futiles, dérisoires ou méprisables.
Au reste, il était sobre de paroles, silencieux et calme de tempérament.
Un aimable sens des représentations poétiques, exercé par des lectures et des voyages, conférait à son langage maintes tonalités pittoresques et à son esprit l’attrait séduisant et mystérieux des sensibilités délicates, c'est-à-dire supérieures. Il pratiquait naturellement dans la conversation un humour aigre-doux aux accents mélancoliques et désabusés, qui révélait ce tourment intérieur d’une quête idéale, celle qui aspire, par des effets parfois dramatiques, à voir concilier le sens de la vie avec celui de l’art.
Le tempérament actif puise dans la tension de cette exigence intellectuelle l’énergie et la jubilation de la création. Le tempérament passif, quant à lui, s’abandonne à la contemplation d’un abîme d'abandon et de désespérance. Marc appartenait selon moi à cette seconde catégorie de complexion et maint signe trahissait d’ailleurs en lui cette présence obsessionnelle, dévorante, chavirante de l’esprit romantique.
Les dispositions singulières, celles qui précisément se situent aux antipodes de l’esprit de routine et de banalité, ont toujours su attacher mon intérêt chez un individu ; que sais-je, comme par l’effet d’un indicible « air de famille » dans lequel je prétends secrètement me reconnaître.
Une sympathie naquit naturellement entre nous, comme, ainsi qu’eût pu dire le poète, deux lueurs égarées dans la nuit se guident l’une vers l’autre.
Nous devions être les énergumènes les plus incroyablement déplacés dans cet environnement si peu favorable à l’exploration du sens esthétique de l’Être et du Monde. Nous devions, je suppose, avoir l'apparence de ces deux étudiants anachroniques de Göttingen, du temps de Schiller ou de Heine, à redingote verte et à gilet beurre frais, fourvoyés dans un de ces lieux de relégation et de grande solitude morales que les littérateurs distingués désignent habituellement, en caractères d'infamie, comme "l'antre du Phillistin". 

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Marc revenait d’un voyage en Grèce, au cours duquel il séjourna dans l’île d’Ithaque. Le récit initiatique qu’il m’en rapporta, agrémenté de tableaux suggestifs de l’Iliade et de l’Odyssée, me firent une impression des plus heureuses en un lieu où je m’attendais bien peu à percevoir le moindre écho de sensibilité poétique.
La mythologie grecque ! Voilà donc le premier rêve, la première inclination esthétique que nous nous découvrîmes en commun dans ce désert de l’âme, comme deux compatriotes exilés se reconnaissent et se réchauffent à l’évocation nostalgique de leur patrie commune.
Marc avait lu Homère, de manière suffisamment assidue pour en avoir conservé des images précises et fortes. C’est à l’aune de telles références, généralement inexistantes chez la plupart de nos congénères adonnés plus volontiers aux passions utilitaires, que l’on éprouve ses plus précieuses affinités !
Homère et la Grèce furent donc notre grande fierté partagée, notre tour jalousement dressée au-dessus de la fange du bas monde, j’entends le monde désenchanté, le monde livré aux terreurs de la gestion et de l’économie, le monde laid et souillé, le monde déchu des anciennes harmonies.
Cette époque exacerbée de l’éveil et de l’esprit correspond au cycle de mes voyages en Italie, ces échappées vagabondes aux sources lumineuses de la conscience et de la liberté .
C’est au cœur de la clarté méditerranéenne que je souhaitais expérimenter ma présence au monde,, fondre mon désir d’être dans la voluptueuse intuition du Beau, dans cet espace limpide de la couleur et de la forme où s’illuminent comme des reflets d’éternité.
Au fond, j’ai eu assez peu le talent de l’audace et de l’aventure, le goût de la vie mouvementée, l’art de provoquer les insolences de la bonne fortune.
Mon tempérament m’incline à rechercher la quiétude en toutes choses du corps et de l’esprit. En cela je serais volontiers un homme du dix-septième siècle, sobre et mesuré, ami du bien et des vertus exemplaires, adonné à toutes sortes d’amabilités casanières et de loisirs studieux, abhorrant la foule mais goûtant la bonne compagnie.
Mais qui a et l’heur de s’enticher de l’Italie s’est entiché aussi de l’ivresse et de la vie, de cette « volupté d’être », dont parlait Maurice Druon, faite d’insouciance et de légèreté, dans cette sérénité dorée des apparences où tout est perpétuel émerveillement des sens et de l’intelligence.
En Italie, même la foule semble belle et le sentiment de vivre magnifique. N’est-ce pas là l’essence même du bonheur que cette union prodigieuse de l’art et de la vie ?

Octobre 2001

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Marc était hanté par l’idée de la décadence, non pas la décadence ordinaire de nos sociétés contemporaines livrées à la brutalité industrielle et à l’abêtissement médiatique, ce domaine relevant plutôt de l’aimable compétence de nos sociologues, mais de cette décadence purement morale et esthétique, fruit amolli de cette longue maturité d'idéal, d'épreuves et d'action, fleur d'anémie et de raffinements, où s’abandonne la nostalgie des univers finissants. Venise apparaissait comme une illustration exemplaire de cette esthétique de la décadence, la Venise du dix-huitième siècle, capricieuse, aristocratique et insouciante, dont les débauches de munificences et de frivolités ornent d’un éclat fastueux les prémices d’un déclin annoncé.
Nous découvrîmes un jour le film fascinant de Luchino Visconti, adapté de l’œuvre de Thomas Mann : « La mort à Venise ». Les flamboiements du dix-huitième siècle ont fait place aux lueurs d’un crépuscule morbide. La cité merveilleuse, cernée, minée par l’épidémie de choléra, offre son havre de luxe et de splendeur à un dernier cercle de privilégiés ; une splendeur triste, silencieuse et comme solitaire.
Certes, dans ce récit, le jeune Tadju est l’incarnation même du principe appolinien de l’Harmonie et de la Beauté formelle. La soudaine apparition de ce visage de dieu, calme et pur, désempare en d’innommables tourments le vieil artiste Aschenbach, « cet instinct sombre et confus qui se dévore lui-même », comme aurait pu bien dire Friedrich Nietzsche à son endroit.
Tourné vers la mer, Tadju lui révèlera la résolution de sa quête esthétique dans la mort.
Cela étant, nous avions notre interprétation toute particulière de la nature de cette « pestilence » qui rodait dans la lagune. Elle signifiait, à notre sens exacerbé il est vrai d’un idéalisme intransigeant, la déchéance d’un état privilégié de la civilisation, civilisation aristocratique de l’esprit de finesse et de décence, au profit (pour reprendre en analogie une expression du très estimable Turgot) de « cette tendance usurpatrice et envahissante » de l’ère tumultueuse des masses. Car telle semblait être la véritable menace qui grondait sourdement autour des symboles de la cité, comme une marée montante de destruction et de sacrilège.
Le monde, hélas, est à l’image des palais de Venise : un sanctuaire d’ordre et de beauté que consume la sauvagerie positiviste de la modernité et de ses énergies prédatrices, cette monstruosité ontologique sans scrupule et sans éducation par qui la ruine et le "scandale" arrivent, et par qui, enfin, la mort arrivera.
Quelle honte pour le cœur et l’âme que le spectacle de ces dépôts d’immondices, apportés par la mer, sur les anciennes plages aristocratiques du Lido, comme si l’exercice de la liberté universelle ne dût s’accompagner que des marques de l’abjection et de l’infamie.
Et dans l’émoi de notre ressentiment, nous questionnions : Que représente la modernité face au rêve prodigieux de Venise ? Une sorte d’énergie furieuse de dissolution, une accélération démentielle de la matière vers la fin du temps, une brutalité insensée et sacrilège, un brouhaha dans le silence du recueillement, une peste, un choléra !
Car telle est le destin de Venise : Après avoir été pendant mille ans la Reine magnifique de l’Adriatique, la cité des Doges perdit peu à peu de sa superbe face aux conquêtes blasphématoires de l’ordre nouveau. Dépouillée de sa puissance et de sa grandeur, la Souveraine se convertit, par un don remarquable d’adaptation, dans le méprisable commerce d’hétaïre de luxe, de grande prêtresse des plaisirs distingués, livrant au plus offrant ses derniers appas de magnificence, dans les feux d’artifice de sa propre déchéance.
Elle n’est plus aujourd’hui, pour survivre dans le souvenir de ces anciennes apparences, pour survivre au totalitarisme messianique des masses, que la prostituée des foules, avec ses minauderies lasses et sans joie de vieille aguicheuse…

Novembre 2001

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Une civilisation est considérée comme décadente lorsqu’elle déchoit d’un point culminant de développement ou de perfectionnement. L’histoire nous a montré bien des exemples de décadence, des Sumériens aux Amérindiens, de l’Empire de Rome ou de celui des Chinois, à notre civilisation universelle contemporaine.
Toutefois, la décadence est un phénomène soumis à des relations et des variations parfois complexes de divers facteurs constitutifs de la civilisation, ainsi que l’a doctement analysé l’historien Will Durant : facteurs naturels, économiques, politiques, moraux et intellectuels. Ces derniers se conjuguent et se combinent pour atteindre, à certains moments de son histoire, un équilibre optimal dans l’état relatif d’une civilisation. A contrario, ces facteurs peuvent fluctuer jusqu’à provoquer des situations de déséquilibre à l’origine d’états de décadence.
On ne saurait douter  que nos sociétés contemporaines, si elles ont atteint un niveau de développement matériel et intellectuel inégalé dans toute l’histoire de l’humanité, ont sensiblement régressé dans l’ordre de la conscience morale et de la spiritualité. Cela est tout-à-fait vrai et un peu faux à la fois, tant je n'entends que mes ressentiments qui parlent. Mais comment ne pas voir cependant que l'avenir enfante jour après jour la fin piteuse et spectaculaire de l'histoire.
Qui plus est, j'ai ouï maint discours en chaire, tant à la Sorbonne qu'à Notre Dame, que l'expansion irrépressible de l’ère des masses, en mettant le branle à ce gigantesque mouvement de la vitesse et de la concurrence déchaînée des énergies, et n’offrant plus d’autre fin que la logique féroce de la frénésie matérialiste, engloutit comme un de ces trous noirs cosmiques le sens de la vie et l’identité du monde.
Ce néant existentiel, détourné de toute forme supérieure de sentiment, à quel dépérissement spirituel le devons-nous? A quel aveuglement coupable? Est-ce la faute des Allemands, celle des Américains? Ils ont bien à eux tout seuls, en matière de forfaits, de quoi répondre, mais ils ne sont certainement pas les seuls. En effet, si l'humanité doit son existence à une combinaison de hasards, elle devra certainement sa fin à la bêtise généralisée de son espèce...
J'ai lu ailleurs, dans un numéro de la Gazette philosophique de Montréal, que "Cette condition de misère ontologique, où cette espèce de bougrerie à la fois lourdeaude et suffisante l'emporte sur toute forme de conscience morale, a semble-t-il, ruiné durablement les facultés de l’individu à garder la mesure de sa présence éphémère au monde, à assumer le fondement dérisoire de son identité, à envisager avec la volonté nécessaire l’idée pourtant essentielle de la mort et de la destinée, par quoi s’affirment la liberté d'accomplissement et la dignité humaines." Voilà qui est bien dit et semblerait tout droit tiré de ma farine, ce qui prouve bien que je ne suis pas l'objet d'hallucinations sur le sens des choses.
Une question encore me chifonne: Que reste-t-il encore à inventer aux descendants de l’antique espèce humaine pour étonner encore leur pauvre ahurissement et voiler d’illusions pitoyables ce vide duquel ils détournent, par lâcheté ou ignorance, le regard et où grimace la détresse infinie de leur âme ?

Janvier 2002

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Qu’est-ce-que la modernité ? En voilà une grave question. Sans doute quelque chose comme l’affirmation d'une sorte d'individualisme triomphant et virant à l'exaspération, à travers les progrès matériels, technologiques, sociaux et politiques de la civilisation. Quelque chose aussi comme l’émancipation de l’individu des âges souvent obscurantistes de la tradition et du préjugé. Cela est très sentimental et tout à la fois assez pertinent.
Certes, la marche vers la modernité s’est accompagnée des évolutions incontestables que sont, en principe, les garanties fournies à l’individu d’accéder au savoir, au droit et à la santé, bref, à tout ce qui concourt à l’amélioration de la condition humaine. Cela est incontestable. Le diagnostic posé, je dois cependant confesser les peines que j'eus à en tirer de bonnes raisons de m'en satisfaire, comme un enfant jamais content:
J’ai cru quelque temps être atteint de je ne sais quelle perversion ou aveuglement moral dans ma tendance à détester un monde qui ne peut être que le meilleur des mondes actuellement possibles. J’ai souhaité résister, par une sorte de tentation de bonne volonté et d’optimisme de raison à ce dégoût viscéral que m’inspire le spectacle souvent insupportable de la modernité, ou plutôt de cette post-modernité croulant sous ses dogmes avilissants et les excès de sa propre caricature : En vain. Mais ce que j’ai appris heureusement assez tôt, c’est qu’il n’est aucune forme d’évolution sociale, fût-elle la plus avancée ou prétendûment la plus acceptable, susceptible de répondre aux crises existentielles de l’être profond, et, je dirais, aux éternelles aspirations poétiques de l’âme. La société humaine, au terme de quelques millénaires d'évolution, est devenue ce corps terne et sans foi qui n'admire que les vertus de la mécanique et n'admet que la morale des idiots.
Pierre Loti, dans son récit « Au Maroc » disait d’un chef marocain qui l’accueillit un soir sur la terrasse de sa maison de Czar-el-kebir : « Je songe aux abîmes de tranquillité et de mysticisme qui doivent séparer les conceptions de ce chérif des conceptions d’un monsieur du boulevard…et j’envie ses soirées d’été passées ici à contempler de haut toutes les autres terrasses, à écouter chanter les prières, à sonder là-bas les lointains sauvages de la plaine et des montagnes d’alentour, à regarder, par ces sentiers qu’aucune voiture n’a jamais parcourus, passer les caravanes… »
Voilà, à mes yeux, une illustration de ce que la modernité de notre civilisation névropathique ne peut apporter à l’être humain : La voie vers la paix de l’âme.
En digne créature de Satan ou du Moloch, elle n’a cessé de brimer et de détruire toute cette part de mystère et de rêverie rayonnant dans le cœur de l’homme, son appétence à toute forme d’élévation spirituelle par laquelle l’âme communie avec les puissances de la nature et la sainte harmonie du monde.
Déjà, vers 1840, Théophile Gauthier écrivait : « De notre temps où tout est sacrifié à je ne sais quel bien-être grossier et stupide, l’on ne comprend plus ces sublimes élancements de l’âme vers l’Infini ».
D’aucuns allègueront que ce ne sont là que patenôtres et vaines paroles. Mais que dire alors des crimes irréversibles commis par nos prétendues sociétés progressistes contre le règne naturel et la vie universelle, et dont nous supportons chaque jour les conséquences les plus néfastes ?
Que dire des douleurs et des convulsions d’une terre qui bientôt n’aura plus la ressource ni la bienveillance de porter ses enfants ?
L’ère moderne, par ses perversions, ses tares et ses épidémies de destructions, a porté ce coup fatal à l’équilibre moral de l’humanité, qui ne conçoit plus le respect de la vie, ni même la reconnaissance de vivre.
Elle a répandu son irrémédiable flétrissure, par les effets de ce « vandalisme utilitaire », dont s’horrifiait déjà Pierre Loti dans La mort de Philae, sur l’espace originel où Dieu, qui est une des désignations de l’innocence sacrée du monde, resplendit dans la gloire de sa Création.
Aujourd’hui le poète célèbre le chant funèbre de ce monde qui n’est plus, de cette terre magnifique qui luisait jadis de l’embrun des formes et des couleurs primitives, où l’âme, entre les forêts de Cybèle et les champs de Saturne, accomplit le paisible rêve d’être.


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Les anciennes formes d’organisation sociale se caractérisaient souvent par la rudesse des mœurs et cet esprit d’iniquité et d’arbitraire qui, bon gré mal gré, maintenait le peuple, naguère encore, sous l’emprise de la noblesse et de la prêtrise. Elle reposait, en revanche, sur cette complexion communautaire dont la civilisation moderne du Progrès a complètement perdu le principe. Le sentiment de la responsabilité et de la solidarité était peut-être plus vif, plus spontané dans une société essentiellement rurale aux modes de vie simples, ordonnées et calmes.
La civilisation du Progrès se présente, quant à elle, comme un vaste système anonyme de gestion intégrale de l’humanité, une forme de totalitarisme à la fois violent et sournois en quelque sorte, parfaitement organisée, pensée et entretenue. Ses conceptions, ses dogmes et ses objectifs, nous l’avons vu, sont avant tout les formes d'un matérialisme messianique : le productivisme, le consumérisme, le positivisme, le rationalisme, le technicisme…toutes ces pathologies en « -isme » qui concourent à asservir la conscience humaine en lui donnant l'illusion de sa propre liberté.
Je n’ai rien contre le principe de la saine économie et de la prospérité. Son action est la plupart du temps à l’origine du développement du meilleur de l’humanité dans sa capacité à embellir la vie et l’univers et à élever son niveau de conscience. De nombreux exemples l’ont montré dans le passé tels que le siècle de Périclès ou la magnifique civilisation de la « Renaissance » italienne ou européenne.
Mais cette fuite en avant de la civilisation matérialiste, détachant l’homme de ses rapports naturels avec le monde, porte en elle l’anéantissement final de l’humanité, avec l’horreur atomique pour jugement dernier.
Le sentiment de désolation qu’inspire le spectacle des aberrations contemporaines m’ont tourné vers la nostalgie romanesque de ces sociétés du passé, de l'âme touranienne à l'âme celtique, où l’homme entretenait l’intimité d’un lien biologique et spirituel avec l’univers, qui lui conférait sa raison d’être au monde.
Ce lien est l’expérience de la tradition, le rituel de la sagesse. Notion réactionnaire et rétrograde aux yeux des progressistes et des démocrates, qui n’en voient que les pratiques les plus obscurantistes (de même que la science positiviste a ses propres déviations criminelles), elle a le mérite substantiel d’éduquer le sentiment d’humilité face aux forces de la création. 
La tradition, littéralement "ce qui nous est transmis", et que je pourrais nommer ici l'esprit druidique ou plus généralement chamanique, est au coeur de la connaissance et de la reconnaissance de la vie. Il invoque les puissances spirituelles qui peuplent l'univers, se nourrit de l'essence du sacré et du mystère qui perpétue l'âme de nos ancêtres, et dont il nous grandit intérieurement en nous élevant à la conscience la plus accomplie: l'intuition de l'Eternité à laquelle tout appartient.
La tradition a son enseignement et ses lumières. Elle s’applique à éloigner le mal et à répéter les gestes de la vie pour perpétuer la vie. Elle suit son cours régulier dans l’ordre et l’équilibre naturels des choses.
La modernité, celle qui impose sa domination implacable, est cette énergie boulimique qui convulse, déforme et détruit plus qu’elle ne transforme ; surtout, elle détient cette boîte de Pandore qu’est la Science, mais détient-elle la sagesse qui l’invite à respecter l’ordre paisible de la nature et l’harmonie précaire du monde ? De cette boîte s’est échappé un ouragan de vertige et d’angoisse qui étreint sa vision effrayée de l’avenir, sans pouvoir de retour.
Entre les chemins de l’humilité et ceux de l’arrogance, entre le rêve apollinien et l’ambition prométhéenne, où se trouve l’intégrité de l’homme, sa juste et utile liberté ? Voilà donc les autres réflexions qui appesantirent le cerveau de l’adolescent que je fus et celui encore de l’homme que je suis devenu. Cette vision pessimiste du Réel, qui fut celle du premier éveil de ma conscience, a nourri très tôt mon besoin affolé de fuite et de repli sur la vie intérieure.
Aussi, la fréquentation assidue des livres se présenta comme le sanctuaire quotidien de mon instinct irrépressible d’évasion. Je m’y réfugiai, à l’abri des hystéries et des persécutions du dehors, comme Montaigne dans sa tour aux livres, ou le héros de Huysmans dans son cabinet secret de Fontenay aux Roses.
Elle me prodigua les bienfaits réconfortants de son enseignement et je lui rends ce culte familier, comme à une bonne fée qui console de ce mal vague et indéfini de l’existence…

Janvier 2002
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Il est des phénomènes anodins par eux-mêmes qui parviennent par on ne sait quelle mécanique psychique à jouer sur les fibres les plus intimes de l’individu, provoquant un effet de résonances propre à amplifier, parfois jusqu’au bouleversement, une tendance intellectuelle, une prédisposition mentale, un tempérament psychologique.
L’événement anodin dont il s’agit, mais à la fois tragique dans ses conséquences, fut cet autre film de Luchino Visconti, le sublime « Ludwig » qui frappa l’imagination de Marc et de la mienne, comme une révélation ontologique.
On connaît l’histoire de ce roi fabuleux de Bavière, cette espèce de « Des Esseintes » mélomane de haute lignée, qui poussa sa mélancolie schizophrénique jusqu’au délire et à la mort.
Ce film expose un véritable drame esthétique, révélant avec une douleur désespérée, les convulsions et les tourments de la quête spirituelle vers l’acte ou l’état dramatique idéal, suggéré ici par l’œuvre de richard Wagner, et auquel s’identifiera chez Ludwig l’essence même de l’existence.
Dans une veine analogue à celle de « La mort à Venise », on pourrait y trouver également la peinture intimiste d’une chronique de la décadence (Visconti en avait l’art consommé et subtil de la représentation), décadence d’une civilisation aristocratique aux prises avec l’avènement des évolutions pragmatiques d’un monde qui ne dit pas encore son nom, mais qui consacre la déchéance irrévocable du précédent. Celui-ci ne conservera pour un temps que ce cadre de dorure suffisant à son prestige agonisant et cet hébétement romanesque de la velléité.
Je revois une scène représentant un grand salon luxueux empli de lustres, de meubles vernis et de tapis. Au premier plan, deux joueurs d’échecs dont on ne voit qu ‘une partie du buste et les mains gantées de blanc. Le joueur de droite avance la main au-dessus d’une pièce de l’échiquier qu’il semble vouloir saisir. La main reste en suspens un instant, puis, le joueur se ravisant, regagne sa place initiale au bord de la table. Cette ombre d’action, placide et inoffensive, résume à mes yeux l’essence du drame qui se joue dans cette œuvre et donne aussi toute sa signification au mot de velléité. Ludwig, et le monde qu’il incarne, est suspendu, si l’on peut dire, à cette main qui semble vouloir, mais dont la volonté de l’esprit qui la commande se réfugie dans l’illusion et le privilège de l’art, car il n’agit plus dans le monde réel, mais se retranche du coup dans une chimère.
Cette œuvre de Visconti symbolise à mon sens l’éternelle lutte de l’esprit contre la matière, voire, suggère cette nécessaire prédominance de l’esprit comme justification de l’être et substance primordiale de l’existence.
Le nid d’aigle de Hohenschwangau, même livré aujourd'hui au tourisme de masse, reste l’ornement solitaire, la marque de la présence permanente de l’esprit contre toute chose, l’indifférence et le mépris sublime des pesanteurs du Réel et des inepties de l’éphémère.
Quelle image douloureuse, dégradante, envoûtante, et pour tout dire magnifique que celle de cet homme consumé par ses folies esthétiques, hanté par le souffle du drame spirituel qui engloutit son existence, harcelé, rejeté par le monde réel de la gestion et de la politique, le monde des serpents et des nains : la poésie de Tannhauser et de Parsifal livrée aux dissonances sacrilèges.
La fin tragique de Ludwig dans le lac de Berg, même si elle consacre la déchéance et la ruine du corps, libère cet envol magnanime de l’esprit vers sa demeure éternelle !
C’est depuis la découverte de cette œuvre de Visconti, revisionnée sans doute dix ou vingt fois, que débuta ou se précipita l’altération mentale de Marc. Sa complexion mélancolique et hypersensible, ses dispositions mentales tournées vers la contemplation « romantique », sa culture éminemment aristocratique de l’existence, furent exacerbées par la représentation d’un drame auquel il voua toute sa tension psychologique. Marc, peu à peu, s’identifia entièrement à Ludwig.
Ce fut une longue saison d’errance illuminée et de douce désespérance, jalonnée de fugues soudaines au berceau de son adulation, au pied de ces châteaux de Hohenschwangau et de Neuschwanstein après des nuits de voyages épuisantes ; ce fut une douloureuse obsession de la vérité dans la vision exclusivement esthétique du monde ; ce fut la solitude et le mépris pour les foules, l’ivresse désemparée aux sources de la Beauté dans une fusion extatique de l’imagination littéraire et de la musique ; ce furent, dernières pérégrinations terrestres, cet appel mystique du Graal et cette pierre rapportée religieusement de Cornouailles ; les fjords de Norvège et les Alpes suisses au cœur du silence et de la pureté ; enfin ce périple en mer Egée, embarqué à l’aventure d’un rêve bleu, avec une escale en l’île de Rhodes.
Du fond de sa nuit, du fond de sa lumière, il revint en résurrection d’un lac glacé de la Dombes, où la mort, Déesse coquette, le dédaigna une première fois. Mais il n’est rien qui sache résister à l’amour obstiné des poètes. « Elle » consentit, une nuit d’été, à le recevoir dans son étreinte définitive, au pied de la basilique de Fourvière, le temps d’un terrible éclair : Le soleil s’engouffra alors dans sa gorge au milieu d’un champ humide de coquelicots.

Marc me dit un jour : « Je sens en moi la présence réelle de la Foi, l’élan d’un appel divin, contrairement à toi qui es devenu insensible ».
Insensible ? Peut-être, si c’est là le résultat des renoncements inavoués à la gloire et au mystère du monde…

Honorius/ Les Portes de Janus/Janvier 2002






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