lundi 17 octobre 2022

Le royaume d'Helmegonde



On ne peut rien et rien ne change. Alors...
Alors, j'ai rouvert le grand livre du monde merveilleux qui sommeillait, niché dans un recoin de l'étagère, entre une somme de philosophie arabo-musulmane et les chroniques de Villehardouin.
Ce livre plein de mystères, qui me semblait très vieux comme tout ce qui renferme un mystère, avait appartenu, il est vrai, du moins je le crois, à l'un de mes lointains prédécesseurs, prénommé Guyot, issu d'une longue lignée de poètes laboureurs et de pasteurs philosophes. Mon père, qui le tenait de son père et avant lui de tous les surgeons de la tige agnatique, me l'avait légué avec ses souvenirs et ses mélancolies. Si les grandes familles se transmirent des châteaux, des apanages et de valeureuses traditions, la mienne qui a traversé le temps en coulant comme un ruisseau à l'ombre frissonnante des aulnes, m'a transmis, je le crois, et cela seul compterait à mes yeux, l'esprit d'une quête intime à accomplir, au coeur d'une cosmogonie et d'un récit sans fin, où je devrais découvrir, cachées dans le hallier métaphysique, les lueurs éparpillées de ma propre mémoire. Est-ce donc cela le destin de notre conscience, interroger inlassablement le sens de la présence et de la durée, implorer les silences obstinés de la "parole perdue", parmi les démons de l'effroi et de l'espérance? C'est ce même destin qui m'entraîne toujours plus loin dans l'intelligence obscure du monde, à guetter les inquiétudes et les appels de l'inconnu, avec cette intuition étrange que ce chemin solitaire qui fuit vers l'horizon, rejoint imperceptiblement, comme une promesse de réconciliation, le long sommeil des origines....
Il faut dire que ce livre ne ressemble pas à un livre ordinaire et j'en fis à cet égard l'incroyable expérience. Les plats et le dos qui sont d'une même pièce de cuir poli et racorni comme une croûte et munie d'un fermoir recouvre une sorte de codex de feuillets de parchemin jaunis au format approximatif d'in-quarto. Il pourrait de ce point de vue ressembler à une antique bible ou à un de ces livres de raison qui suivent parfois les générations d'une même parentèle. Pourtant mon père ne m'en avait jamais révélé l'existence jusqu'au jour où je le découvris parmi les quelques maigres affaires qu'il me laissa, accompagné d'un message insolite, de cette écriture à la fois arrondie et charnelle que je lui connaissais: "Voici le livre des Merveilles que nous a transmis Guyot l'Ancêtre, qui le tenait de Gaucelh le Barde, du royaume d'Helmegonde. Il t'ouvrira le secret de la mémoire et la magie du monde. Vis-le et transmets-le à ton tour".
Ce livre était enveloppé dans une chemise de toile et je le tiens toujours remisé, comme un bien des plus secrets et des plus précieux, dans l'ombre de ma bibliothèque. Du reste, je dispose d'une telle quantité de livres, entassés en carreaux et boutisses, et que j'ai d'ailleurs lus pour la plupart, que nul intrus ne s'aviserait d'aller en déranger l'ordonnancement monumental avec l'intention hasardeuse de poser sur cette vénérable relique ses gros doigts sacrilèges.
Lorsque je le reçus en héritage, une pudeur pourtant me retint d'en déboucler le fermoir bien que j'en eusse parfaitement acquis le droit et que je fusse très intrigué par la recommandation que m'en fit la dernière volonté de mon père. Plusieurs fois je l'ôtai de sa chemise de toile et le posai sur la table du bureau pour l'examiner dans le recueillement et la décence dus au sommeil et au silence des morts. Il faut s'arrêter longtemps devant les Portes du Mystère avant d'oser en franchir le pas. D'ailleurs il me semblait qu'il émanait de ce livre, chaque fois que j'y fixais mon attention, une sensation étrange que je comparai à la perception d'un faible bruissement de feuillage à travers la brise, dans la clarté d'une lueur lustrale. Était-ce encore là le fruit de mon imagination? Et puis qu'est-ce que l'imagination? Si j'en crois l'oeuvre de la dialectique, l'imagination serait une perception développée et approfondie du réel, un état pour ainsi dire augmenté de l'être. Alors j'en accepte volontiers l'augure. Et si je devais traduire cette sensation, je dirai que ce livre semblait être habité d'une présence sourde et vivante et contenir comme le fluide irradiant d'une âme.
Qui étaient ce Gaucelh le Barde, et ce royaume d'Helmegonde, dont nulle chronique ne relate l'existence réelle ou fabuleuse? Quel fil, enfin, reliait ce monde improbable à Guyot, le père de mes pères? Décidément, comme dit le poète, même si tout n'est que fable et illusion, "Il faut croire à l'histoire ancienne", au mystère du temps miraculeux que notre être profond hante éternellement. En fait, nous sommes nous-mêmes nos propres fantômes, en nous se confondent la foi du pèlerin et l'énigme du sphinx.
Ce prologue pourrait être celui d'une histoire extraordinaire où les ressources de l'imaginaire (qui est la faculté de l'imagination associée au désir d'émerveillement) nous entraînent dans la création d'une multitude de mondes intérieurs. Devrais-je poursuivre ce récit en disant que je me suis enfin résolu à ouvrir ce livre? Et qu'advint-il après? J'aurais pu n'y trouver qu'un vieux grimoire paracelsique orné de cartouches et de planches à l'eau forte figurant l'arbre de vie et la roue solaire des vieux sorciers druidiques. L'interprétation des paraboles et des incantations ésotériques mène à la frontière des mondes. Cela demande d'ailleurs autant de science et de calcul que d'imagination, mais toute cette machinerie initiatique est par trop savante et laborieuse.
Aussi, il existe un autre chemin vers la source merveilleuse, celui de la poésie pure et vivante, de la grâce qui illumine sans entrave, l'expérience de l'infinité de l'instant. La poésie contient dans sa signification étymologique le sens total de l'être: elle est à la fois la volonté et l'action, le mouvement vital, l'émotion, la lumière de la révélation, la force créatrice, et comme le livre de Gaucelh le Barde, témoigne de l'appartenance cosmique de l'homme. Que m'a révélé ce livre? Mon père ne pouvait pas mieux le confesser: il fut une immersion enchantée au royaume d'Helmegonde.
Le royaume d'Helmegonde, on s'en doute, n'est pas une destination que l'on atteindrait par quelques relais de malleposte, ni même par une aventureuse expédition. Il n'appartient pas non plus à un temps que les historiens eussent pu rattacher à quelque âge mégalithique, celtique ou mérovingien. Helmegonde est-elle seulement une souveraine, la reine casquée comme pourrait le suggérer son nom? Ne serait-elle pas plutôt une idole cachée, une licorne, une roche ou une source sacrées, un souffle sur la bruyère, un ciel de brumes et de lumière, le chant des montagnes et des forêts, le coeur frémissant, le miroir de la vie éternelle? A ne pouvoir désigner ni encore moins définir distinctement cette réalité indicible on pressent déjà qu'Helmegonde est un peu tout cela à la fois, à ceci près que je n'y rencontrai jamais, dans ses allées de délices, la face corrompue de l'homme, au point que la plénitude et la beauté du monde s'en trouvait infiniment augmentées.
Car tout était déjà sacré avant la soif de conquistador de l'homme, toute la puissance dialectique dont ce chien de paille voulut couronner son orgueil et asservir la nature subtile et insondable de l'être était déjà présente avant lui, dans le souffle universel, par d'autres inhérences, d'autres réseaux de connexion et de sensibilité, dans l'âme immanente des choses. Il croit tenir entre ses mains le sceptre et le globe, il croit détenir l'empire de la Raison, mais tout lui échappe comme un envol de Chimères.
C'est alors qu'ayant ouvert à mon tour le livre de Gaucelh le Barde, je compris la signification de l'héritage transmis par mon père, lui qui toute sa vie fut habité par sa passion visionnaire de la peinture: Rechercher, explorer, vivre, honorer avec humilité la beauté et le mystère de la Création c'est résolument entrer dans le royaume d'Helmegonde....
Oui, je compris que malgré leur nature secrète les choses peuvent livrer bien des signaux et parfois des murmures de réponse, bien au-delà de la contrainte de la logique et des inquisitions du savoir. Elles peuvent révéler leur vérité profonde par le simple regard de la bonté et de l'innocence: Contempler le monde dans sa pleine lumière, n'est ce pas déjà, comme disait le Sage, "entrevoir le chemin du Ciel". 

Honorius/ Les Portes de Janus/ 17 octobre 2022

 

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