Tout passe et tout meurt. Mais l'éternité de l'être poétique, c'est-à-dire l'essence de l'esprit et toute cette part d'immortalité qui irradie notre temps intime, subsiste en nous et au-delà de nous, dans toutes les résonances de l'inconscient et du souvenir, dans ce que Verlaine nommait avec une tendre mélancolie "l'inflexion des voix chères qui se sont tues".
Que serait la conscience du présent, la volonté de durer, sans le flux incessant du souvenir, sans ce don obscur qui bat sourdement le rappel des morts? Je sens errer en moi des infinités d'existences, des multitudes de regards invisibles, je sens tout le tumulte indéfini de volontés expirées et les exaspérations sournoises de l'inaccompli, prêts à rompre les digues pour jaillir en désordre, mêlé au flot de milliers de voix, d'ombres sans visages, de visages sans nom, de noms sans avenir. Que seraient la littérature et la passion de la contemplation sans ce goût d'inassouvi, sans ces élans de perfectionnement à saisir la profondeur infinie de l'être? Je m'avise parfois qu'il suffirait peut-être de moins penser pour consentir simplement et pleinement à la vie. Car nos pensées sont bien trop oppressantes et leurs tiraillements bien trop accablants pour espérer y trouver jamais le calme et la sérénité. Que faire en fin de compte de ces objets si encombrants que je crois avoir quelque peu ordonnés le matin et que je retrouve en si piteuse confusion le soir? Vivre libre c'est pouvoir se délester aussi des idées du temps et du destin, des contraintes du passé tout comme des visions asservies de l'avenir, de ce monde médiocre et démesuré de l'homme. Mon sort est de suivre l'espoir épouvanté du chemin, vers ces régions disparues, où scintillent au loin les neiges éternelles, vers la Beauté que partout l'on assassine. Les Anciens, c'est-à-dire les Grecs, inventeurs de la philosophie de la Raison, cultivaient la sagesse de la mesure et de la limite, dont ils faisaient même une frontière sauvage, ouverte sur les mythes et les fantasmes. L'homme occidental, dans ses excès inconsidérés et ses outrances aussi vaines que démentielles, a bien tort sur ce point, comme disait Albert Camus, de se proclamer l'héritier de la conscience "classique". Les Portes de Janus, en s'ouvrant sur le ciel, nous dévoilent le sens tragique de notre existence, le néant de notre volonté face à ce qui doit nous demeurer inconnu, inexorable et inaccessible. Seul l'esprit a le pouvoir de franchir la frontière des mondes et il n'y a d'ailleurs bien que l'homme moderne pour en avoir si peu face à son destin de poussière. Pourtant il faut croire au pouvoir de la pierre, à la puissance divagante des choses inertes, à la magie de l'être impassible, car ils sont bien plus anciens et plus sincères que la faconde de notre prétendue conscience métaphysique.
Notre existence, et en particulier la mienne, s'embarrasse continuellement à interroger la nature et le sens de ce que nous sommes, empêtrés dans les incantations obscures et les ornières de l'hérédité. Brûler de l'encens à la mémoire respectueuse des esprits et des ancêtres assurait, dit-on, la continuité du lien universel, l'éternel accomplissement de l'œuvre ontologique. Le rite et le symbole appartiennent aux peuples sages! Et qu'avons-nous gardé de l'ancienne foi cosmique et du rêve d'éternité? Devant les ruines des temples et des calvaires, devant les cendres des bois sacrés, que valent les lubies taries et suffocantes de notre humanité vacillante? Las, je voudrais revenir à la nudité du philosophe, d'une espèce essentiellement cynique, caucasienne ou chinoise, à la longue barbe biblique et au crâne de bonze, me délester du poids de l'histoire, des aliénations de l'identité et des quêtes entravées. Je voudrais me libérer des frustrations de la persévérance et des obstinations du savoir. Enfin, je voudrais rendre aux Mânes leur liberté en même temps que la mienne en leur sacrifiant mes ultimes devoirs, avant de rejoindre à mon tour la voie du ciel. Leurs voix lentement retournent au silence et leurs ombres à jamais s'évanouissent dans les ténèbres. Je voudrais ne plus entendre en moi que le calme murmure de la source, la source pure de l'origine qui libère des entraves de la mémoire, et que rien ne dévie ni ne trouble. Ah, tuer enfin les névroses du père et de la mère, marcher enfin dans la lumière, vivre enfin, oui vivre, et puis mourir si doucement en paix!
Honorius/ Les Portes de Janus/ le 7 mars 2023