Mon très cher ami Saint-Amant (c'est sous ce nom glorieux que je vous rendis hommage), vous pouvez vous prévaloir d'avoir en commun avec votre homonyme du 16ème siècle, ce beau siècle crotté et plein de hardiesse, ce sens inégalé du drolatique, que l'un et l'autre avez porté à une espèce d'art subtil en esprit et truculence. Et que dire, lorsque délaissant le pittoresque éblouissant et le pédantesque malicieux de la situation et du mot, vous nous parliez pour tout de bon d'amour, de solitude, de sentiments, des abîmes de l'âme et des "dommages impétrés" avec cette puissance d'évocation que répandent en nos coeurs désolés les plus grandes stupeurs? Je reconnais entre toutes, cette écriture dont la maille dense et resserrée rebutait l'oeil pressé et le regard superficiel du visiteur. Un vrai "refouloir à cons", vous dis-je, qui a su vous garder de toute importunité et forfaiture. Et malgré tout ce temps d'abandon, comme dans ces fioles que comblèrent jadis des essences subtiles et mystérieuses, j'y décèle encore des fragrances et des échos insoupçonnés, les traces immortelles que laisse derrière lui et après lui, le poète.
Je confesse volontiers qu'à lui tout seul, ce don de dire surpassait en génie, c'est-à-dire en psychologie et en intelligence, tout ce qu'eût pu produire la quintessence de mes méchantes "nuits chrysopiques", que vous qualifiâtes fort justement de "grégaires illuminations", et qui rejoignirent prestement le néant auquel elles étaient promises. Mon ami, je dois par ailleurs louer votre infinie patience à mon endroit, car malgré l'accaparement des affaires, temporelles autant que spirituelles, vous sûtes pointer avec beaucoup de clairvoyance et de tact, le vide et le mou dont ma tête s'était si rageusement gonflée. Ce n'est pas tout, en effet, d'invoquer la poésie du lys pour s'en attirer obligeamment les faveurs. Certes
il nous faut la beauté, la finesse et la richesse des sentiments,
mais il nous faut surtout, par le truchement des pouvoirs
intérieurs, explorer de nouvelles visions de l’être et du monde.
Je ne sais si ce talent est réellement un don des fées qui nous illumine de sa grâce et que l'on exerce sans le savoir ou bien une compétence acquise à force d'étude et de tournemain, exhalant cette odeur un peu fade d'honnêteté laborieuse. Ce serait oublier l'importance que revêt, en littérature comme dans le monde, la marque du caractère. Le caractère conditionne assurément le talent et oriente le style. Le sentimental geignard, par exemple, obnubilé par ses douleurs de nombril, ennuie et exaspère et ne saurait produire que des niaiseries. Tandis que l'original, l'intrépide, lui, fût-il une âme passionnée, mais tout émancipé du poids de ses orteils, éveille plus sérieusement l'intérêt. Une affaire de décence, me direz-vous, où le souci de bien dire vaut mieux que la sensiblerie ombrageuse de soi-même. Aussi, n'est-il jamais trop tard pour apprendre à son profit que la décence est une pudeur qui se cultive avec autant de simplicité que de délicatesse, comme une fine fleur de dégoût et de désespérance, et que rien ne vaut, tant dans nos relations avec le monde qu'avec nous-mêmes et encore plus en matière de littérature, que le sens de la retenue et de l'équilibre. Savoir protéger ses mystères préserve accessoirement d'une espèce de vulgarité. Mon humeur impressionnable et atrabilaire, qui m'a si longtemps desservi, m'aura permis de retenir au moins cette leçon, même si je reste un mauvais élève, que le "Je", s'il doit rester audible et échapper aux lippes du mépris, doit obstinément rester "un autre". "Autant se taire que de débiter des fadaises", cette sage recommandation de grand-mère, pourrait être la devise de celui qui se cherche encore de l'esprit.
On ne remarquera jamais assez que d'un point de vue moral et esthétique, la larme luisante, toute frémissante et prête à crever sur la paupière, en dit plus et en dit mieux qu'un flot bruyant et hoquetant de pleurnicheries.
Décidément, ce cher Saint-Amant m'a joué son dernier tour de garçon. La publication du ban est parvenue à mes esgourdes ahuries dix-sept années après le fait accompli. C'est le temps qui sépare très approximativement la course de la lumière entre les confins de la voie lactée. Dix sept années de déni au cours desquelles je vous crus toujours en état de parachever cette oeuvre que je n'aurai jamais eu la ressource de concevoir. Monsieur de Saint Amant comme vous le dîtes un jour fort à propos sur mon sujet, "vous êtes vraiment inouï!" , oui inouï, vous-dis-je, de me faire ainsi de telles frayeurs. Voilà donc que j'apprends que vous êtes bel et bien défuncté, oui da, aussi sec et aplati que peut l'être un rat tout-à-fait mort. Vous m'aurez ainsi devancé en tout, en art de littérature où je vous ai toujours tenu en fort haute estime, et en brièveté de vie, dont, pour le coup, je vous laisse volontiers la préséance.
Mon cher ami, rappelons-nous les neiges d'antan: Il y eut la rue Racine à Paris et son irrévérencieux "Album Zutique". Et bien, il y aura eu la rue des Anges à Lugdunum et son licencieux "Album Zobique", d'un grotesque des plus hilarants. Paillarder contre les modèles et les pouvoirs dominants, la Cour, les réglements et le Parnasse, dans les subversions de l'alcôve et les rumeurs de la taverne, c'est la tàche des rénégats et des maudits, celle des Villon, des Rimbaud, et, assurément, celle des Saint Amant. Je ne serais pas gentilhomme si je ne vous reconnaissais pas l'entier mérite de cette potacherie, le mien s'étant limité à quelques menues pochades dont je n'ai rien gardé, fort heureusement. La plume de l'éternel escholier que vous fûtes se retrouve avec la même constance d'àme et de caractère, depuis le temps des premières polissonneries, au fil de vos billets, recueils et épistoles, et jusqu'à votre "opera magna", le grand livre, sombre et pathétique des "Eparses d'Auroir", dont les échos affolés grondent encore dans ma grande maison vide.
Cette grande maison vide c'est ce qu'il nous reste lorsqu'on s'avise que tout s'est évanoui autour de nous, c'est, de cette vie qui a passé, la complainte des lais et testaments...
Il n'y aura donc entre nous jamais de retrouvailles, ce qui nous aura au moins épargné la tristesse de paraître l'un à l'autre piteusement, et l'aveu de notre impuissance à châtier l'imperfection des choses de ce monde. Devrai-je alors m'en tirer à votre endroit par une belle épitaphe? Je préfère encore me garder d'une telle supercherie, par respect pour votre amitié et votre génie. D'ailleurs, nous le savons, vous eussiez écrit la mienne avec plus de talent, c'est-à-dire avec la sincérité qui aime et qui tue.
Honorius/Les Portes de Janus/ le 21 mai 2023
Claude Drapier, alias Claude Pié, alias Claude d'Ormes, alias Monsieur de Saint Amant, né le 22 janvier 1963 à Lyon 5 + le 19 février 2006 à Bron