Il a bien fallu, après cette longue saison de mélancolie, que l'événement survienne et que la nouvelle tombe: Ma mère se meurt, ma mère est morte, Lina nous a quittés! Quelle stupéfaction, quel coup de tonnerre! Les souvenirs de l’enfance remontent violemment avec tous leurs fantômes, les images et les scènes de l’existence se précipitent et se bousculent en désordre, surtout celles des derniers mois, des dernières semaines, des derniers jours, dans leurs moindres détails.
Angelina que l’on appelait Lina et jadis Linarella, fille de Giuseppe Nuzzo et de Raffaela De Lucia, est née via Loreto à Santa Maria a Vico, province de Caserte, en Italie, le 24 août 1935. Voici le début d’un récit qui a marqué une grande part de notre identité, à nous ses enfants, et à laquelle la plupart d’entre nous ici, nièces, neveux, sommes liés.
L’Italie de ma mère ce furent les reflets et les couleurs, sans doute idéalisées à force d’être évoquées dans l’exil, d’une terre lointaine et exotique, d’un bonheur primordial sacrifié au drame de l’émigration, causée, qui sait vraiment pourquoi aujourd’hui, par les conséquences de la guerre. C’était la ferme hospitalière des grands-parents "de Lucia" dans le quartier des « Figliarini », au pied des monts Tifani, dans cette vallée des Fourches Caudines que l’histoire romaine a rendue fameuse. C’étaient les dalles de la Via Appia où claquaient les sandales d'azur, c’étaient les orangeraies de San Felice a Cancello et leurs milliers de besants d'or, les moissons d’opulence, les tapis d'amandes séchant dans le grenier. L'Italie de ma mère, c’étaient les voiles blanches étendues sur l’herbe des prairies, l’ombre des figuiers tutélaires, les collines bruissantes d’oliviers. C’étaient les terrasses suspendues dans les étoiles de la nuit, les fontaines et le marbre, et au loin, baignant dans la mer mythique et enchanteresse, le golfe de Naples où se dresse, comme un cyclope endormi, la silhouette du Vésuve. L’Italie de ma mère, c’étaient la mythologie du désir, du bonheur et de la vie, l’esprit d’une langue primitive dont les échos ont longtemps bercé nos existences. L'Italie de ma mère, c’étaient une terre miraculeuse, une mémoire infinie. Lina a été le dernier trait d’union avec cette histoire et cet héritage dont notre vie intérieure, au-delà des vicissitudes, s’est enrichie. Nous sommes tous fiers, grâce à elle, grâce à ses frères et sa sœur, d’avoir, rayonnant au plus profond de nous-mêmes, dans notre chair, dans notre coeur, cette part immortelle d’Italie, comme un rêve d’éternité. N’était-ce pas l’accomplissement de sa destinée de nous confier cet inestimable trésor ?
Maman s’en est allée au vent du matin, dans la lumière dorée du Royaume, la Campanie de ses ancêtres, si loin et si proche de nous, et je la vois, oui, je la vois, qui marche lentement à travers les champs de félicité, vers les orangers en fleurs de son enfance. Lina, désormais, s'est fondue dans le sourire de l'horizon, dans la beauté du monde où tout nous parle d'elle. Lina, comme Eurydice dans le coeur de l'homme, tu demeures en nous pour toujours.
Hononius/les Portes de Janus/ le 10 juin 2023