On se souviendra peut-être de ce récit intitulé "le brin de fougère', où je menai l'enquête sur la destinée d'un livre de ma bibliothèque, édité en 1643.
Je dirai un mot cette fois d'un autre livre ou plus exactement de plusieurs livres appartenant à la même collection, dans une édition datée de 1832, que je dénichai, il y a déjà quelques lustres, chez un bouquiniste barbu et chevelu de la rue Saint Jean, dans le Vieux Lyon. Il s'agit des tomes 10 à 22, de format in octavo, de "l'oeuvre complète de M. le vicomte de Chateaubriand", Pourrat frères éditeurs, rue des Petits Augustins, 5 et Furne, libraire-éditeur, quai des Augustins 39. Pour le contenu, même pour une collection incomplète qui vous occuperait quinze mois de bonne lecture, il y a là grande matière didactique quant à la pensée, la tenue du style et les couleurs narratives. S'agissant du contenant, on connaît mon goût pour la belle facture et lorsque je peux disposer en même temps, comme dans le cas présent, de l'un et de l'autre, je suis le plus satisfait des bibliophiles. Nous n'avons pas affaire ici à une couverture en pleine peau, le dos chargé de motifs rutilants posés en cartouches entre les nervures selon la manière des siècles antérieurs, mais à une couverture en demi-peau au dos lisse et aux plats cartonnés qui rendent un effet glacé. Les motifs qui ornent le dos et dont on a fait une longue habitude dans l'habillage du livre comme s'il s'agissait d'embellir la pensée de la vie, sont ici d'une dorure sobre et légère. Les reliures ne cèdent en rien cependant aux règles traditionnelles de l'art, aussi solides que des coutures de galoche, tandis que le carton et le papier des plats intérieurs, au demeurant impeccablement encollés, témoignent, en ce premier tiers du 19ème siècle, par le souci d'économie de la matière première et des techniques de productivité, du mouvement géneral qui accompagna la diffusion accélérée du savoir, d'aucuns diraient aujourd'hui, la démocratisation de la culture. Il est vrai que la culture, les belles lettres, les sciences, comme toute autre chose ici-bas, n'a de valeur que pour ce que l'on en fait, nonobstant le préjugé qu'il ferait mieux vivre parmi une nation escholière dotée de bonnes bibliothèques comme une garantie de sagesse et de mœurs policées. Pour autant qui prétendrait sérieusement qu'une nation sans livres, un de ces peuples anciens où le savoir se transmet par l'enseignement coutumier, c'est-à-dire non écrit, fût moins sensible et exercé à la morale et à la dialectique et que de ce point de vue elle ne valût pas l'étalon de nos nations de Salamanque ou de Sorbonne? Il y a sans doute des énergumènes qui l'affirment mais ce ne sont là que des têtes prétentieuses et ignorantes.
Je ne consumerai pas l'intérêt de l'hypothétique lecteur dans l'observation de ces infinis détails d'apparence qui affectent les ouvrages anciens, du fait de leur état de conservation ou de leur conception particulière. Les détails en matière de bibliophilie, n'ont d'intérêt à mes yeux que s'ils contribuent à reconstituer ou imaginer un fragment d'histoire, un soupçon d'intimité humaine, dont ils sont le support révélateur.
Il était d'usage au 19ème siècle de porter sur une des pages de garde la mention de l'ex libris. Ces volumes n'échappent donc pas à la règle et portent tous le nom de leur propriétaire, un certain César Loudet, écrit à la plume, la barre du t dessinée en boucle élégante à la manière calligraphique de l'époque, ce qui dénoterait un tempérament mesuré et pondéré, prolongée parfois en coup de fouet, ce qui pourrait révéler dans ce cas un tempérament plutôt énergique, lequel ne saurait d'ailleurs être incompatible avec le premier. Je remarque un détail qui n'échappera pas aux graphologues, à savoir que le nom se termine par un point posé nettement, presque fermement du bout de la plume, signifiant quelque chose comme l'affirmation d'une volonté. Il est vrai qu'on nous en dira tant sur les dessous psychologiques que l'examen de l'écriture peut révéler des caractères des individus, jusqu'à leurs fantasmes et leurs névroses. Mais cette science graphologique, riche de facultés d'analyse et de suppositions, s'arrête heureusement aux limites de l'esquisse minimaliste et ne saurait prétendre à l'art accompli du portrait, comme une de ces belles toiles hollandaises.
L'encre qui a pénétré la feuille en la jaunissant comme si elle l'eût brûlée, ne révélera donc rien de l'intimité qui en eut l'usage ni des couleurs de la vie passée. Pour autant, un des seuls intérêts du marigot technologique est la possibilité de trouver en un instant ce qu'il eût sans doute valu des années d'enquête et de déplacement. C'est donc dans les archives numérisées du moniteur judiciaire de Lyon de l"année 1834 et du recueil de jurisprudence de la cour d'appel de cette même ville de l'année 1838 que nous découvrirons l'identité de notre protagoniste. Nous y apprenons que César Magdeleine Loudet, époux de Barbara Schneider, demeurant au 5 place des Carmes à Lyon, était chirurgien de son état et, de ce fait, tenait quelque rang dans la bonne bourgeoisie de cette ville. Né vers 1790 il était fils de Jean Bertrand Loudet, expert dentiste, originaire de Bezues-Bajou dans le Gers, et de Marguerite Jame, d'une famille de chirurgiens, ce qui nous fait là un bel exemple d'endogamie sociale. On retrouve l'acte de leur mariage à Lyon en date du 29 janvier 1788.
Les temps troublés de la Révolution ont été la cause de bien des tragédies humaines, mais nous les trouvons aussi à l'origine de toutes sortes de péripéties sociales. Telles ces déconvenues judiciaires où se trouva mêlé notre César Loudet. Nous apprenons en effet que son père émigra en Bavière aux premières heures de la Révolution, abandonnant femme et enfant et ne donnant aucune nouvelle pendant des années, à tel point que son épouse obtint le divorce par contumace en 1799. L'on sut que Bertrand Loudet convola en secondes noces le 17 juin 1809 avec une Gretchen à nattes et tablier blanc, une certaine demoiselle de Tauffenbach, dont il eut un fils prénommé Édouard. Il vint ensuite s'installer dans le Grand-Duché de Bade, à Karlsruhe, où il fut conseiller de médecine et dentiste du Grand-Duc. Dépité, César accusa son père de bigamie, ce qui lui valut une requête en calomnie devant le tribunal grand-ducal, lequel prononça une sentence d'indignité et l'exclut de la succession de son père. À la mort de ce dernier la justice française fut saisie par César pour faire valoir les droits de ses enfants à la succession. La chronique de cette péripétie judiciaire est rapportée dans le menu dans le fameux recueil de jurisprudence cité plus haut. Certes cette somme d'arguties tient plus de l'assommoir que d'un roman de Walter Scott, mais cela nous donne une vague réalité d'existence à ce César Loudet qui griffonna son nom sur chacun des volumes de la collection. Comment un chirurgien dentiste des années 1830 pouvait lire Chateaubriand? L'a-t-il seulement lu ou bien ces volumes n'étaient-ils là que pour flatter les étagères de sa bibliothèque? D'autant que cette bibliothèque devait avoir quelque respectable embonpoint, attendu que les volumes regroupés dans la collection portent collectivement le numéro 129, inscrit manuellement sous le nom du propriétaire, ce qui laisse supposer un ensemble de quelques centaines de livres. Un intérieur cossu, aux murs lambrissés et aux parquets recouverts de tapis moelleux, une cheminée dans chaque pièce rehaussée d'une glace qui en démultiplie les perspectives, devait constituer l'univers domestique de notre chirurgien dentiste. Nous avons quelque peine, à défaut de littérature spécialisée, à nous représenter la vie quotidienne d'un chirurgien dentiste à cette époque. Opérait-il à domicile, se rendait-il chez ses patients, tenait-il une officine dans quelque hospice ou l'hôtel Dieu de la ville? Il est probable qu'un bourgeois enrichi par ses charge, trafic et industrie, condition d'accès à l'échevinage et à la prévôté, eût plus de prestige qu'un praticien buccal patouillant laborieusement dans les muqueuses fétides de ses contemporains. Certes pas n'importe lesquelles, celles de ses pairs, bien nourris à la corbeille, au barreau ou à la cloche et sacrifiant pieusement aux vertus théologales.
J'ai toujours été intrigué de savoir comment nos prédécesseurs qui vivaient dans les sociétés pré industrielles percevaient la beauté naturelle du monde. Je pense que je serais surpris d'apprendre qu'ils y étaient sans doute aussi indifférents que peuvent l'être nos consciences contemporaines, que le voisinage de Rousseau ou de Chateaubriand était déjà aussi invisible au plus grand nombre qu'il ne l'est de nos jours. Le sentiment philosophique de la nature est probablement ce que l'humanité a le moins en partage, car il lui faudrait davantage de cœur et d'esprit qu'elle n'en a généralement eu pour assumer la merveille d'être au monde.
Je poursuis mon examen: Les volumes 10 et 14 de la collection contiennent un marque-page, respectivement entre les pages 60 et 61, au chapitre intitulé "Le Drame" du fameux "Atala", pour le premier, et entre les pages 8 et 9, à la première préface des "Martyrs", pour le second. L'examen de ces marque-pages révèle qu'il s'agit d'une bague de papier ou bandeau, à l'image d'un rond de serviette, servant à l'expédition des journaux aux abonnés. Le premier bandeau de papier porte l'en-tête de la "Gazette de Lyon" et l'adresse de son destinataire à savoir un dénommé M. Le Maître, domicilié à "Anguin, par Bougé-Chambalud, Isère". Le cachet de la poste porte la date du 13 septembre 1848, bureau dudit chef-lieu, département 37" (aujourd'hui 38). Le deuxième bandeau, quant à lui, porte l'en-tête de " La Presse, n⁰15920 au 1er janvier" et est adressé au même destinataire, avec une légère différence orthographique, à savoir: M. Lemaître, ppre (propriétaire) à Agnin, par Bougé-Chambalud Isère, le cachet de la poste portant la date du 2 janvier 1848.
Ces derniers indices aiguisent ma curiosité. Que peuvent-ils encore me faire découvrir de ces intimités de la maison des morts? De même que la physique quantique nous dévoile la structure de l'univers, c'est dans les traces de l'infiniment petit de la vie passée des hommes que nous entrevoyons les perspectives de la grande histoire. Je poursuis donc mon analyse: Quel lien pouvait-il exister entre César Loudet, domicilié à Lyon, que je suppose le propriétaire initial des livres, et ce Monsieur Lemaître domicilié dans cette localité de l'Isère, distante d'environ 60 km ?
Une simple recherche dans les fonds d'archives d'Agnin me permet de déceler l'existence d'un Paul Lemaître né le 17 décembre 1817 à Agnin, fils de Jean Lemaître, négociant, et de Cécile Bouvier. Nous retrouvons ce Paul Lemaître, dans le recencement de 1849 où il est désigné comme propriétaire, chef de ménage et garçon (célibataire), ainsi que dans le recensement de 1851 où il est désigné comme propriétaire cultivateur, marié et âgé de 34 ans. Des domestiques célibataires vivent sous le même toit, 3 en 1849, 2 en 1851. Le nom de sa femme aurait dû suivre le sien dans le rôle de recensement, comme c'est le cas de tous les hommes mariés figurant sur les listes, mais curieusement, mais il n'en est fait aucune mention. Une erreur de scribe? Aucun acte de mariage n'a été retrouvé à Agnin et les banques de données sont muettes pour les communes alentour. Nous notons encore qu'il a un oncle prénommé François Bon, demeurant sous le méme toit et àgé de 50 ans en 1851.
Las, nous perdons la trace de Paul Lemaître à Agnin dans le recensement qui suit, en 1856. Aucun acte de décès à ce nom n'a pourtant été relevé à Agnin jusqu'à la fin du siècle. Les archives municipales nous livre un dernier détail en lien avec l'histoire institutionnelle. Il fut maire de la commune d'Agnin du 26 août au 10 septembre 1848, soit pendant une période de 15 jours. Il succéda dans cette fonction à un certain Marc Antoine Jourdan, député royaliste, décédé à Paris le 23 juillet 1847 à l'âge de 48 ans, et précéda un certain François Degaud, maire jusqu'en 1858. L'historien de la commune d'Agnin trouverait un intérêt certain à investiguer sur les circonstances qui déterminèrent une magistrature aussi brève. La mort en exercice du précédent édile, la révolution de 1848 et ses conséquences dans le mode de scrutin municipal sont au coeur de l'énigme.
Si le destin de notre Paul Lemaître nous demeure résolument inconnu, nous pouvons sans difficulté en brosser le prototype social. Un petit bourgeois aisé de province sentant son ancienne paysannerie, dont les rentes acquises sur quelque négoce de matières premières lui assurait un droit au suffrage censitaire (au moins jusqu'en 1849). Instruit des affaires du temps, à en juger par son intérêt pour la lecture des gazettes, il dut certainement préférer sa tranquillité domestique à l'ambition sociale et politique, contrairement à son prédécesseur, le sieur Jourdan, espèce de Rastignac révélé sur le tard. Son statut de notable instruit et tenant bon train d'existence lui valut certainement la reconnaissance de ses contemporains. Nous devons sans doute son mandat-éclair de maire à quelque accommodement de circonstance, à un petit service de bouche-trou en quelque sorte.
Les éléments recueillis dans cette enquête, s'ils évoquent quelques traits aussi furtifs que pittoresques sur les couleurs du temps, n'éclairent en rien, ni de parenté ni de voisinage, le lien qui aurait pu exister entre César Loudet et Paul Lemaître, qu'une génération d'âge par ailleurs sépare. Leur généalogie respective, j'ai vérifié précisément ce point, ne révèle aucune ascendance commune. Rien, en fait de hasard ou de circonstance, ne semble non plus les avoir mis en rapport. Nous ne saurons donc jamais par quel cheminement une part de la bibliothèque de l'un s'est retrouvée chez l'autre.
Nul indice ne vient trahir l'intérêt que voua réellement César Loudet à l'oeuvre de Chateaubriand. Les auteurs en vogue, à défaut de servir à notre propre édification, peuvent n'être que de simples objets d'ostentation à l'usage de notre propre vanité. Mais je me garderai de tirer la moindre conclusion sur l'état de la vie intérieure de notre chirurgien. Quant à Paul Lemaître, Attala aura selon toute apparence capté son attention pendant 33 pages sur 92 que compte le roman de cette édition, tandis que l'épopée des Martyrs aura arrêté notre lecteur au bord du parapet, dès le premier tir de barrage. Certes, je devrais me garder de l'erreur qui consisterait à supposer qu'un livre sans marque-page serait un livre qui n'aurait pas été lu. Mais je me fierai volontiers à mon intuition selon laquelle les romans et récits d'édification chrétienne devaient déjà passablement assommer notre bonne âme Agnitaire tout comme il assommerait encore nos indigences contemporaines. Je ne prétends pas, par une telle remarque désobligeante, me gausser de l'enseignement de ces pieuses vertus dont le mérite est tout de même de nous éloigner de la barbarie, mais, quand je le peux, je retire ce que j'ai toujours tenté de retirer des grandes oeuvres, en les distinguant soigneusement de ce qui appartient aux caractères perfectibles de leur temps, à savoir de magnifiques leçons de dialectique et de style.
Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 21 novembre 2023
 |
Bandeau d'expédition recto |