L'humeur, qui ne se commande pas et qui est l'expression de nos émotions, semble visiblement invariable chez certaines personnes, tant en bonne qu'en mauvaise part. Il est par exemple étonnant de voir certains visages éternellement souriants quels que soient la couleur du jour et le cours des événements. Etonnant en tout cas pour moi dont le front s'assombrit à la moindre contrariété, cédant aussi facilement aux emportements de la colère qu'aux dépressions de l'abattement. L'optimisme qui aide à vivre et à supporter philosophiquement le réel n'est assurément pas une composante de ma constitution. C'est ainsi. A quoi bon sermonner les Mânes de mes géniteurs qui doivent bien y être pour quelque cause d'hérédité! Il m'ont donné cette chance unique d'exister, exonéré de ces tares ou infirmités qui affectent tant de mes semblables, que c'est bien le moins de m'en satisfaire sans y porter encore quelque mesquine réclamation. Alors je me contente d'être le plus commodément ce que je suis, avec le meilleur allant et les meilleures dispositions. J'essaie bien d'appliquer à ce mauvais pli de mon tempérament quelque gymnastique corrective en m'astreignant à considérer les choses du bon bout de la lorgnette, mais que voulez-vous, mon naturel reprend le dessus à la moindre relâche, comme il en advient dans ce qui suit.
J'ai dans le cerveau une sérosité que l'on nomme mélancolie. Je regarde obstinément le monde tel que je souhaiterais qu'il fût mais qu'il n'est assurément pas et ainsi par la faute des hommes et de leurs passions coupables, et qui s'éloigne chaque jour de l'idéal que j'en ai. Ce ne serait pas une montagne si je ne m'en faisais pas une sorte de maladie. Car l'idée, il est vrai partout corroborée, de la déchéance physique et morale du monde est une idée que je porte en moi comme un fardeau. J'ai longtemps étudié avec ferveur et enthousiasme ce qui a valu à l'humanité, dans un long processus d'accomplissement, l'élévation de sa conscience morale. On eût pu penser que l'avenir ne pouvait lui réserver encore que le meilleur. Hélas, la roche tarpéenne n'étant jamais bien loin du Capitole, je suis de cette race désespérée qui sent vibrer sous ses pieds les grondements menaçants du pire. Chaque jour qui passe me plonge encore plus dans le sentiment de l'horreur, me donnant grandes vergogne et douleur, par l'essence et la substance, d'appartenir à cette engeance nuisible qui en est la cause. Car cette engeance au destin ontologiquement exceptionnel a fini, contrairement à ce qui aurait dû ou pu être, par produire une telle montagne d'ignominie que ce ne serait que pure justice et bonne délivrance que cette montagne, toute flageolante sur ses pieds de pourriture et de vent, l'emportât avec elle dans son écroulement. Si je devais mourir de lassitude ce serait bien plus de la lassitude de l'homme que de celle de la vie.
Ce qui introduit fort à propos ce qui suit: "La mort résout tous les problèmes. Pas d'hommes, pas de problèmes" disait un certain Joseph Staline, qui savait parfaitement de quoi il parlait pour avoir lui même mis son axiome en pratique.
Tout ne vaut que par l'idée que l'on s'en fait autant que par l'usage que l'on en fait. Cette autre maxime se vérifie dans toutes les applications de notre existence, dans les petites comme dans les grandes choses. Les grandes choses, toutefois, ne sont plus ce qu'elles étaient, du moins les hommes d'aujourd'hui (les femmes itou qui ne valent généralement guère mieux) ne sont plus de taille à les concevoir et à les affronter. D'ailleurs y a-il seulement encore aujourd'hui de grandes visions collectives d'idéal et d'avenir? Peuh! Nous ne produisons tout au plus que des gestionnaires de carton sonnant le creux, de ces petites marionnettes aussi inconséquentes que ridicules pour gouverner le destin des peuples. Quant à l'idéal, il n'y a plus grand chose de valable à en dire, soit que ce mot ait perdu depuis longtemps de sa substance dans la médiocrité ambiante et l'esprit dominant d'iniquité, soit qu'il ait pris ailleurs la forme du pire comme chez ces moujiks dressés à passer au hâchoir pour la Sainte Russie. Il y a au moins une chose que nos démocrates aux affaires partagent avec les dictateurs, c'est l'esprit de dissimulation et l'art, tout autant scélérat que cabotin, du mensonge. La censure et la propagande sont, ici ou ailleurs et à des degrés variables mais tout aussi réels, étroitement liés à l'exercice du pouvoir et de la politique. Le pouvoir! Ce ver insatiable qui ronge le coeur des bonnes intentions et fait commettre tant d'irrévérences contre la sainteté de l'intelligence. Le vide ressassé des idées et des mots, le fiel de la mauvaise foi, nous tuent à petit feu, tout autant que notre veulerie et nos petites lâchetés de collabos avec les coteries dominantes.
Bernanos disait, par la voix de son curé de campagne: "Il est difficile d'imaginer à quel point les gens que le monde dit sérieux sont puérils..." S'il pouvait encore passer naguère pour une force de caractère, le masque de "la gravitas" ne fait plus guère illusion aujourd'hui. Les gens prétendument sérieux, et particulièrement ceux qui s'enflent d'importance, apparaissent de plus en plus tels qu'ils sont, histrions impuissants, vaniteux, hypocrites ou ridicules, c'est selon, à la jactante péremptoire et incapables de concevoir l'avenir au-delà du lendemain. Les temps ne sont plus à la grandeur, il faut se contenter des parodies mesquines de l'histoire et de la goujaterie du désenchantement.
Parvenu dans l'antichambre de la vieillesse, ayant reçu quitus de mes devoirs et résignations, je dois me contenter, quant à moi, mais plutôt comme une source de plénitude que comme un pis aller, de ce que Bernanos encore lui, nomme avec beaucoup de philosophique tendresse "les petites choses":
"Les petites choses n'ont l'air de rien", dit-il, "mais elles donnent la paix. Dans chaque petite chose il y a un Ange". La course du monde qui nous emporte ne permet pas de nous arrêter comme nous le voudrions, à la grandeur de ces petites choses. Il faudrait pour cela être assez éloigné " du bruit et des fâcheux", comme disait Théophile de Viau, se sentir le coeur enfin libéré du poids des injonctions, mais l'est-on seulement jamais? Las, toute chose a un terme et n'est-ce-pas dans cette paix annoncée du soir qu'apparaît enfin, comme un beau visage, la calme félicité du temps? Alors que tout fuit loin devant moi, au point que j'en ai déjà oublié les noms et les raisons, il me semble revenir insensiblement à une perception étrangement trouble de ce monde, comme un brouillard étincelant dont je ne sais de qui, des vivants ou des morts, il recouvre le mystère et sans que je puisse précisément en distinguer la joie de la tristesse. Suis je encore le jouet de ce rêve improbable qui me parlait encore naguère de bonheur et d'espérance? Tout est désespérément simple lorqu'il s'agit, dans cette grande plaine verte et monotone, d'attendre sagement la fin de l'histoire. On n'a jamais su au fond ce qu'est vraiment l'espérance car on l'a souvent confondue avec l'aspiration au bonheur, voire, avec le bonheur lui-même. Pourtant l'une appartient au ciel, au choeur séraphique, à la foi en la résurrection des corps, tandis que l'autre appète obstinément les jubilations éphémères du monde, jusqu'à ces "petites choses qui n'ont l'air de rien", mais qui contiennent si bien toute la saveur de l'existence.
Mes mains, comme celles de tous mes prédécesseurs, n'ont jamais été emplies que de poussière. "L'ambitieuse vanité" que brocardait Tibulle ne m'aura jamais atteint dans ce monde d'llusions. Je n'en ai sollicité ni reçu aucune faveur, ni prébende ni honneur, ce qui m'épargne, comme une vraie bénédiction, la crainte pitoyable de les devoir perdre. Les humbles, pourrait-on dire, sont naturellement mieux disposés à la philosophie de l'existence car ils ne possèdent rien que lorgne la cupidité et il y a toujours plus humble que soi pour nous enseigner l'humilité.
On ne s'imagine pas assez à quel point le souffle du vent dans les prunus en fleurs, cette brise que je sens avec délice s'élever chaque année au printemps, regorge de cette poésie infinie et "inutile" de l'existence. Nous ignorons bien trop souvent, comme des être stupides et aveugles, ces expressions éphémères de la beauté à laquelle n'importe quel être humain suffisamment sensible et intelligent devrait pouvoir rendre grâce. Je ne sais quelle image de cette terre j'emporterai à l'heure de quitter la carrière, sans doute une de "ces petites choses qui n'ont l'air de rien", un dernier reflet furtif de la splendeur du monde. Le temps me semble une paroi de verre derrière laquelle j'assiste avec impuissance à la dérive des êtres et des choses. Mon regret serait de partir à mon tour sans avoir donné mes meilleures preuves d'amour.
On peut rester toute sa vie un imbécile, un imbécile triste ou heureux, selon sa constitution, depuis le premier vagissement jusqu'au dernier râle d'agonie. Quand je dis un imbécile, je veux parler surtout d'un être stupitude qui n'eut jamais d'ouverture à rien, sûr de son ignorance comme seul jugement. De ceux là on peut remplir des stadiums. Mais il faut être équitable en reconnaissant que chacun de nous a quelque chose du con, car la connerie est ce qui est le mieux partagé, avec peu ou prou d'intensité et d'épaisseur, parmi l'espèce humaine. Je n'aurai certainement pas l'outrecuidance de m'extraire du lot, bien au contraire, je suis une sorte de con, plein d'imperfections et de manquements envers moi-même, envers la vie et envers mon prochain, doté cependant d'une dose (assez limitée) d'imagination, ce qui peut parfois donner le change mais qui n'est cependant pas encore suffisant pour se faire une conscience de valeur. Et puis n'allez surtout pas me demander quelle définition je donne à cette connerie dont je me fais expert en gloserie lorsqu'il s'agit de faire soi-même son examen intérieur pour en avoir la meilleure représentation.
Je suis retourné au royaume où les morts d'aujourd'hui étaient encore des vivants en sursis sacrifiant à leur lente agonie, où l'avenir accompli était encore dans l'ébahissement de l'enfance. C'était d'ailleurs davantage une songerie à travers le miroir du passé, qu'une improbable entreprise d'Argonautes. J'y ai fait toutefois des retrouvailles touchantes avec l'invisible. Là aussi, on ne s'imagine pas à quel point nous sommes faits d'invisible, à quel point même nos corps et nos âmes sont livrés à la caresse insatiable des fantômes. Se peut-il que j'aie moi-même traversé cette vie sans en connaître suffisamment le prix? Que j'aie compté pour encore trop peu de chose ce temps obstiné qui a passé? Parfois je vois ma jeunesse, avec ce visage qui me ressemble, marcher dans son printemps et qui déjà ne m'entend plus et n'a plus rien à me dire. Alors je la laisse vivre sa vie radieuse et muette, et s'effacer lentement dans la lumière, sans regret et sans tourment car cela est du bon ordre des choses.
Aujourd'hui 21 mars j'ai entendu le chant du coucou. Il ne pouvait pas mieux choisir que le premier jour du printemps pour signaler son retour. Le coucou est un oiseau que l'on dit discret et doué d'une vue particulièrement aiguë lui permettant de voir la tête d'un lombric jusqu'à une distance de 20 mètres ce qui pour un étre humain équivaudrait à voir une prune quetsche tombée dans l'herbe à 200 mètres.
Vois-tu, on voudrait pour toujours entendre chaque année le premier chant du coucou, car c'est le début d'un nouveau cycle qui nous emplit d'allégresse. On se dit qu'il ne saurait étre question de mourir au printemps, il y a trop de désir d'avenir et d'envie de bonheur au printemps, et pourtant. En revanche, mourir sous le ciel blafard, au coin du feu, devant la bûche qui se consume, semble naturellement plus admissible, du moins pour le vieillard qui sent finir son temps. De toute façon, on ne meurt pas à sa convenance ou si peu. C'est tout juste, à ce que j'en sus, si on peut hâter ou retarder un peu l'issue fatale, comme si on luttait contre le sommeil ou qu'au contraire on s'y abandonnait sans résistance.
Le sommeil est d'ailleurs une fatalité étonnante, une sorte de trou noir, de non étre qui absorbe la conscience comme un poids inerte. Je dis bien le sommeil, et non pas le rêve en dormant. C'est pourquoi je me surprends parfois à redouter le moment de m'endormir comme on redouterait l'instant d'être emporté dans un boyau sans fond, dans un glissement visqueux vers quelque chose de répulsivement ignoble.
Un jour, devant subir une intervention chirurgicale, je m'étais présenté à une visite préalable chez l'anesthésiste. Au terme de l'entretien, celui-ci me demande: Avez-vous peur de quelque chose? Et j'insiste sur le fait qu'il avait bien utilisé le mot peur. Sur le ton de la boutade, mais qui avait son fond de sérieux, je lui réponds: oui, de ne pas me réveiller. L'éminent praticien ne trouva rien de mieux que de me ricaner fort désobligeamment au nez comme si j'avais débité une niaiserie inconsidérée. J'ignore à quelle peur il pensait lui-même et à laquelle je pusse faire naturellement référence. Mais il est curieux que ce sot ne se soit jamais avisé, malgré la science dont il se prévaut, que la peur de mourir puisse étre associée à la peur de s'endormir, et partant, que la sensation clinique de la mort, dans l'instant particulier du "passage", soit apparentée à celle d'un endormissement sans retour. Voilà donc, me dis-je, un bel exemple d'inconséquence dialectique en blouse blanche.
Nous arrivons au temps de Pâques, au temps du printemps qui s'éveille en habits blancs. Combien parmi la multitude connaissent la signification du temps de Pâques? La résurrection de Christ? Connais pas. C'est comme toutes ces choses, tous ces sujets dont on parle sans y rien connaître. En ce siècle qui n'a de désirs qu'en la subordination aveugle à la matière, la foi en Christ résuscité est une affaire incompréhensible. C'est pourtant la plus belle œuvre de l'esprit humain que la pureté de l'espérance! Si tu crois en moi, en ce que le cœur de l'homme a de meilleur, tu vivras éternellement! Croire en cela a quand même plus de sens que de ne croire en rien, et surtout de ne penser à rien. Pourquoi sommes-nous sur terre? Ce ne sont certes pas les prétentieux et les ahuris qui nous gouvernent et qui croient savoir plus et mieux que tout le monde, qui nous le révéleront. La réponse est à la fois simple et évidente: Pour élever chaque jour notre conscience, c'est-à-dire nous améliorer moralement. Vivre, c'est vouloir faire ainsi chaque jour, selon l'esprit et selon le coeur, ce qui est juste et bon. Cela vaut bien toutes les religions.
Au temps de Pâques l'air est un peu vif et craque comme le givre sous les clartés matinales. Pâques me rappelle toujours les vacances chez mon oncle Henri, la vieille maison bourguignonne qui fumait dans la brume des terres crayeuses. Une maison toujours pleine d'amis et d'enfants qui garde comme les vieilles armoires le parfum séché de nos meilleurs souvenirs. Il y avait les aprés-midis pleines de rires et de soleil et les jardins bourgeonnant où l'aubépine et le prunus faisaient leurs premières dents blanches de l'année. Certaines années, c'est la neige qui s'invitait dans la campagne redevenue frileuse, ce qui faisait déjà dire aux commères du village qu'il n'y a plus de saisons. Pâques évoque en moi un état de netteté et de blancheur, soyeux comme une coquille d'oeuf, immaculé et fragile comme une hostie, un matin lumineux de rosée et de frimas s'ouvrant peu à peu à tous les bonheurs du monde.
Parvenus au soir de la vie, que nous reste-t-il de nos fois violentes ou désordonnées en l'avenir? Toute notre sensibilité, notre àme, est désormais tournée vers le cœur des souvenirs. Nous mettons tout notre art à dialoguer avec l'invisible. Comme eût dit ce peintre ou ce poète, qui aime peindre à sa manière les secrets frémissants du monde: Je préfèrerai qu'il reste de moi une trace de vérité et de passion plutôt qu'un simple brevet de pension, la trace d'avoir aimé profondément plutôt que la preuve d'avoir bêtement passé. Le devoir accompli dont parlent tant de Tartuffe, ce n'est certes pas le plus important dans une vie, comme si nous étions tous sur cette terre de ternes fonctionnaires. Nous y préférerons, de loin, la jubilation du bonheur accompli.
Mon père se vantait d'avoir en toute circonstance un si bon sommeil qu'il eût pu dormir sans broncher dans un cimetière. Je veux bien accorder foi à la métaphore, mais j'ignore au demeurant si l'on peut passer une nuit, seul, comme ça, sans crainte, inquiétude ou sans quelque terreur, dans un cimetière. Alors de là à y pioncer sur un lit de camp, comme un sonneur! Je ne suis pas adepte de paris loufoques ou de rodomontades. Je ne prendrai donc pas le risque de me trouver en grand malaise à courir de nuit ces lieux funéraires, que les superstitions tout autant que notre imagination nous mettent en peine de braver. Je me contenterai tout simplement d'y venir vaquer de jour, comme il se doit, si quelque motif adéquat m'y appelle. Au demeurant un cimetière est une sorte de jardin sacré propice au recueillement. J'y ai déjà trouvé d'opportuns instants de calme et de paix. Cependant, il n'est pas de cimetière dont on voudrait faire son séjour, et on a beau être averti et avoir ses opinions, un trouble finit par nous saisir au spectacle pitoyable de ce qu'il faut bien reconnaître comme celui de notre propre condition. Comment dire, c'est comme si un immense rappel philosophique à la vie s'élevait sourdement de cette mélancolie sépulcrale, de cette cité des morts pleine de nos regrets, de nos douleurs et de nos silences. La vie, la vie si belle et si généreuse est si proche pourtant. A celle qui peut tout donner, pour peu qu'on la courtise avec déférence, est-on seulement sûr d'avoir tout demandé et en retour de n'avoir rien négligé de ses offrandes? Parfois, la stupeur de ce silence funèbre est telle qu'on voudrait s'échapper du cimetière en soufflant ou en criant. D'autres, s'ils en avaient le pouvoir, y répandraient le feu pour n'avoir pas à y revenir. D'autres encore ne peuvent s'empêcher de lancer quelque trait d'humour, pour se donner du coeur et de l'allant mais qu'il vaut mieux toutefois garder pour soi par convenance.
Un jour de Toussaint alors que je déambulais justement dans les allées d'un cimetière, je passe avec mon père devant une sépulture monumentale où figurait, gravée sur la stèle, le nom de la famille Dégaine. "Dégaine trop tard", s'exclame alors mon père sur un ton de "pince sans rire". Cette saillie pleine d'à propos, dont on saisit immédiatement tout le burlesque, nous soutira un rire, certes contenu, mais franc et sincère. Notons que si la jovialité n'est pas de mise dans les allées d'un cimetière, ce n'est qu'une question de point de vue, selon l'époque ou la latitude. Nos ancêtres banquetaient bien près de leurs défunts, dans un grand concert de rires et de chants, pratique que l'on observe également de nos jours chez certains peuples d'Asie.
Il faut très peu de temps au cerveau, au sortir d'une bonne nuit de sommeil, pour remettre les représentations mentales dans l'ordre. En principe, ce processus est quasi-immédiat. Mais parfois, au matin, quand j'ouvre les yeux aux douces clartés du jour, j'ai comme une seconde de flottement, une hésitation à me situer sur l'échelle du temps. Je crois un instant que j'ai trente cinq ans. Je ressens, je revois tout ce qui était le monde quand j'avais cet âge, tout ce qui autour de moi et en moi était encore en germe et plein d'avenir, et aussi tout ce qui n'avait pas encore disparu. Puis, dans un rapide enchaînement, la réalité me saisit violemment. Certes, le monde ne s'est pas écroulé entretemps, bien qu'il soit affreusement mal en point aujourd'hui. Car on peut dire que loin de s'amender (comme on peut s'attendre à ce que l'expérience amende le caractère), il s'est affermi dans ce qu'il a de pire, qu'il est devenu encore plus con, encore plus moche et encore plus désespérant. Et puis, je n'ai moi-même rien qui soit bien différent de ce que je fus, avec les mêmes désirs et les mêmes colères. Et si je cède encore trop souvent à ces colères, par des accès d'exaspération ou d'abattement, je gagnerais à empaumer enfin le chemin de l'apaisement, en buvant une bonne fois pour toutes le fiel de mes rancoeurs, en admettant enfin que rien de la laideur et du fracas du monde ne peut atteindre celui qu'anime, dans sa conduite et son action, l'idée du bien et du beau. Ne plus compter en effet que sur ce que je pense être la bonté de ma pensée et la justesse de mes actes, me libérer des entraves des regrets et du souci, rejoindre avec confiance l'utopie poétique, ce devra, je l'espère, être le sens de mes dernières années.
Quant à ce monde sans esprit et sans vertu, nous savons qu'il disparaîtra bientôt dans sa propre insignifiance et, avec lui, la pensée misérable qui en fut le soutien et la cause
Quand j'étais enfant on m'avait inculqué la croyance commune selon laquelle les défunts sont au Paradis et qu'il y vivent heureux pour l'éternité. Je demandais naïvement à mon père: "Alors pépé, il pourra regarder tout le temps des matchs de rugby à la télé?" L'éternité est un concept plutôt déstabilisant pour un enfant et qui brave même la faculté rationnelle des consciences d'adultes. Quand j'avais environ sept ans, je me représentais l'éternité comme un chemin qui n'en finit pas d'avancer, d'avancer devant moi, toujours plus vite jusqu'à m'en donner une espèce de vertige.
Au fond nous n'avons vraiment pas à regretter de ne pouvoir être éternels, pour de nombreuses raisons ontologiques et morales évidentes, et en premier lieu pour cette raison que nous ne pourrions tolérer un instant l'idée de devoir vivre éternellement sous le joug de la bêtise et de l'absurde. D'ailleurs l'idée de quitter le monde nous soulage philosophiquement des pesanteurs de l'être. Je sais maintenant la signification de cette manie récurrente qui me prend à vouloir mettre de l'ordre dans mes affaires et dans mes pensées. C'est de pouvoir apprécier nettement à quoi se réduit mon existence et partir le moment venu, allégé de toute confusion et l'âme apaisée.
Les représentations de la nature nous renvoient à des états intérieurs que nous qualifions ordinairement de sentiments esthétiques ou d'états d'âme. C'est ainsi qu'un paysage nous inspirera, c'est selon, un sentiment diffus de bonheur ou de mélancolie. La nature contenant la totalité de l'Etre en tant que réalité donnée, nous relie en cela, de manière intuitive, à l'essence du Divin et du sublime. C'est en tout cas, le sens où me porte le mouvement de la morale et de la dialectique. De ce point vue, je n'ai pas hésité à affirmer que la nature est le visage de Dieu. Ce panthéisme romantique m'eût valu en d'autres temps la mise à l'index ou le bûcher. Las, qu'avons nous à retirer pour notre salut de tant de contorsions sous nos pauvres crânes! Et dire qu'une fois trépassés les grands dialecticiens que nous sommes, n'ayant plus la faculté de délibérer, n'aurons plus à se soucier de la nature du Beau et de Dieu. Ce qui ne peut être pensé n'existe pas et rien n'existe si nous n'existons pas. Il y a des moments, pourtant, sans attendre d'avoir trépassé, j'aspirerais à une sorte de clôture des débats, afin de laisser ma pensée reposer paisiblement comme une jeune pâte. Et de cette pâte pourrait éclore une nouvelle représentation vierge et innocente du monde qui ne se poserait cette fois-ci que des questions simples auxquelles elle ne pourrait faire que des réponses simples. Peut-on seulement vivre heureux, éclairés et en paix sans avoir toujours à ruminer et à cogiter?
L'utopie c'est étymologiquement "le lieu qui n'existe pas", ce que les fondateurs du terme, More et Rabelais, décrivaient comme "la cité idéale", passée ou à venir. L'utopie a un équivalent dans la Chimère, l'animal imaginaire de la vie intérieure que l'on poursuit sans jamais l'atteindre. Quoi qu'il en soit, que vaut la vie sans rêve utopique ou sans chimère, je vous le demande? Rien d'autre qu'une vie de cloporte égoïste enfouie dans les recoins obscurs de la médiocrité? Ce serait sans doute le cas si nous n'avions jamais eu, au cours de notre existence, une seule occasion d'y croire ou d'y espérer. Je suis toujours heureux de rencontrer une personne animée d'une sorte d'utopie, d'un idéal, je dirais d'un idéal d'humanité. Cela me redonne de l'énergie et surtout cela me conforte dans l'idée que nous pouvons tous, par nos intentions et par nos actes, faire oeuvre de sainteté.
Voyez-vous, le curé de ma paroisse dont j'ai depuis lontemps déserté les bons sermons, le rappelle inlassablement: accueillir en nous l'esprit de paix et de solidarité et, lorqu'on le peut, soulager la détresse et la souffrance, c'est redonner vie et espérance, c'est donner corps au royaume d'Utopie, pardon, au Royaume de Dieu...
Il ne nous aura pas échappé qu'un arbre est plus utile à la Terre qu'un être humain. Abattre un arbre, sans souci de compensation, est sans doute un des actes fondateurs de la connerie universelle, encore qu'on y trouvera toujours de bonnes raisons de la justifier. Au commencement les hommes étaient certes peu nombreux alors que les arbres recouvraient la surface du monde, ce qui avait pour effet de rendre le principe de vacuité moins visible. Aujourd'hui, il ne reste de cette immense forêt que de misérables lambeaux et pour autant rien n'émeut moins notre conscience. Nos actes comme nos mots ont été vidés de leur sens, ils ne font plus que produire de la mort. Comment croire encore aujourd'hui au cabotinage déprécatoire et aux fausses vertus d'amendement (que le style relâché nomme le "greenwatching") devant cette verité qui fâche et qui tue? Peuh, on n'arrête pas un désastre en train de s'abattre par un froncement de sourcils. Comme disait ma grand-mère, "Il faut se faire une raison du pire", comme le spectateur dont parle Lucrèce qui assiste stoîquement, du haut de la falaise, au naufrage annoncé de l'homme. Rien ne sert de s'agiter et de crier sur cette scène dévastée où personne ne vous entend, lorsque le mieux est encore d'attendre que tout finisse de soi-même dans le mur ou au fond du gouffre.
Dans le film de Costa Gavras, un homme de trop, je retiens la toute dernière séquence où l'on voit un groupe de résistants emmenés par les allemands sur un viaduc pour y être exécutés. Ils espèrent, avant de mourir, assister au loin à l'explosion d'un pont ou d'une route dont la mise à feu doit étre effectuée par leurs camarades. Les condamnés descendent des camions et sont conduits sans ménagement au milieu du viaduc. Les minutes s'écoulent et l'explosion tant attendue, celle pour laquelle ils se sacrifient, ne se produit toujours pas. Les cordes sont attachées autour des poutres d'acier et les premiers condamnés sont poussés sur le bord du parapet. Perdu pour perdu, un des hommes s'élance dans le vide en hurlant, emportant dans sa chute un soldat allemand. Les exécutions, une à une, suivent aussitôt dans les cris et la confusion. Le dernier homme est mené en équilibre au bord du gouffre. On va lui passer la corde au cou mais il résiste et se débat de toutes ses forces, dans le fol espoir qu'une ou deux secondes gagnées sur la mort lui permettront d'être le témoin "in extremis" de l'événement. Alors qu'il bascule à son tour dans le vide, son dernier regard fixé obstinément sur les collines, la déflagration retentit enfin comme un tonnerre de délivrance. Et l'homme n'est plus à cet instant qu'un poids inerte ballottant au bout de la corde.
On a longtemps glosé sur ce film, sur son approche cinématographique des faits de Résistance et le traitement psychologique des situations et des personnages. Fort bien. Mais, curieusement, il semble que la force pathétique qui se dégage de cette dernière scène, mettant un individu aux prises avec quelque chose d'incroyablement plus puissant que la mort, ait échappé à l'analyse, peut-étre parce que le trait est négligeable par rapport à la grande fresque de l'action. Ce trait m'a véritablement fasciné au point d'en faire le véritable et secret intérêt de l'œuvre. Nous ne saurons jamais précisément dans quelle gouffre de pensée est plongé un condamné dans les dernières secondes précédant sa mort. On peut imaginer que l'idée même de la mort emplit avec horreur tout le spectre mental de l'individu, alors qu'ici, toute son attention est violemment tendue vers un point, une cause extérieure, comme si son esprit avait déjà fui hors de lui-même.
Tiens, une information qui pourrait être intéressante si je savais quoi en faire: Les neuroscientifiques viennent de démontrer que le mécanisme de la pensée, qui est également celui de l'imagination et de la mémoire, est activé par la cassure du double brin d'adn enfermé dans les cellules nerveuses (neurones) afin d'accélérer la communication entre elles. Ces mêmes cellules, par une réaction inflammatoire, réparent les brins d'adn éparpillés en de multiples morceaux. Cette découverte ouvre des perspectives utiles pour la compréhension des maladies neurodégénératives, car il est établi qu'à la longue le mécanisme de réparation de l'adn contenu dans les neurones est de moins en moins infaillible.
Heureusement pour la philosophie, cette découverte inouïe, que le bougre moyen que je suis a du mal à se représenter, explique certes les ressorts d'une machinerie incroyablement complexe, mais lève-t-elle pour autant le voile sur le mystère ontologique de la pensée et qui plus est de celui de l'âme? Une telle trouvaille résoudrait dans le même temps la question de l'existence de Dieu et tout serait dit du jour au lendemain une bonne fois pour toutes. Non, non, fort heureusement que l'explication, sans doute encore partielle, d'une réalité ne constitue pas la preuve scientifique d'une plus grande réalité qui la dépasse. Et d'ailleurs, n'est-ce pas encore un de ces préjugés des plus opiniâtres de croire que la compréhension du monde ne dépend que de preuves scientifiques? Nous avons trop besoin de rêve, de sentiment et d'imagination pour tout devoir confier aux inquisitions de la science.
Tout sur cette terre épouse les cycles mystérieux de l'esprit et du temps, tout coule et s'élève en d'incroyables trajectoires de volonté et d'intelligence, dans un désir irrésistible d'accomplissement, comme la graine accomplit sa destinée prodigieuse dans l'arbre. Nous confier éperdument à la beauté que nous ressentons, à cet au-delà qui exulte en nous, à cette puissance invisible qui nous conduit vers la grande clairière de lumière, est-ce encore cela, malgré le cauchemar de l'homme, la voie du bonheur et de la sagesse?
Édouard Cortès, dans son ouvrage intitulé "Par la force des arbres" vient à point nommé nourrir mon propos. On trouve ainsi, au gré de nos expériences littéraires, résumé en quatre lignes, ce que l'on a mis soi-même parfois des années à formuler. C'est dire que tout a déjà été pensé et exprimé avant nous et sans doute bien mieux que nous. Édouard Cortès a mené une expérience immersive en forêt, logeant dans une cabane construite entre les branches d'un grand chêne. Il nous livre la réflexion suivante: "Les arbres en savent plus que nous. Ils nous offrent une compréhension du grand jeu de la Terre. À quoi nous servirait d'acquérir toute l'intelligence de l'univers si c'est pour ne plus rien saisir de l'existence? Quand on aime la forêt, nul besoin de tout comprendre car nous la comprenons déjà par ce qu'elle joue en nous."
Une fois qu'une telle chose est dite nous pouvons aisément refermer, et sans regret, le grand livre des présomptions.
Il est d'ailleurs grand temps de tirer cette révérence épistolaire. Je ne sais plus peindre cette vie, cette existence des hommes dont je dépends, que comme un piège qui se referme, qui me comprime et m'étouffe, où je n'ai plus la force de crier et de me débattre. J'ai perdu l'énergie et pour tout dire le romantisme du rebelle. Hélas, qui sait, j'ai peut-être atteint l'âge sans grâce où ma (prétendue) clairvoyance, à force de croupir dans le ressentiment des lâches, est devenue une sorte de désespérance, une de ces choses stériles et mornes qui ne valent pas qu'on s'y arrête, où je me sens finir tout gris dans un monde décidément tout gris.
Honorius/ Les Portes de Janus/ le 16 avril 2024