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Mater matuta |
Je t'ai accompagnée dans les rues inondées de soleil, jusque dans les jardins d'été qui tressent des coulées bleues sur la colline vermeille. C'étaient, vois-tu, des clartés de Toscane et de Campanie, telles que tu les aimes, de celles qui ornèrent les douceurs de ton enfance. Je t'ai accompagnée dans le tumulte joyeux du monde, au fil de cette après-midi radieuse qui effleurait si doucement tes habits de lin. Et ton sourire donnait comme des frissons de violence aux couleurs. Mais j'avais déjà au fond du coeur le chagrin des bonheurs qui fuient. Oh vivre pleinement, près de toi, ces derniers instants de chaleur, vivre avec toi ce dernier été, le plus longtemps possible, Oh rêver avec toi et puis lentement fermer les yeux.
Tu m'as laissé de toi cette grande maison vide dont je ressens si tristement la désolation. Alors je rêve, je rêve que cette solitude s'emplit d'un jour éclatant qui ne s'éteint pas, d'un rivage sans fin que berce le murmure familier du vent et des flots, les flots tout frémissants d'écume. Des souvenirs intimes de toi me reviennent, de ton pays de labours et de fleurs d'orangers, de ton enfance trempée de soleil. Et puis, cette femme sacrée qui, dit-on, s'est penchée sur ton berceau posé comme une acanthe sur les lisières de l'azur. Je crois que ta nature secrète en a toujours conservé le signe. En avais-tu reçu ces pouvoirs de l'être ingénieux qui sait des sortilèges et des présages, "des paroles magiques que les voix mortelles ne doivent pas répéter"? En avais-tu seulement reçu ces dons bienfaisants de la fée que l'on te prête? Oh oui certainement la bonté foncière, un peu fantasque de la Befana, la sorcière sabellienne, et puis la volonté et l'endurance des filles de bergers et de rois aux pieds nus, ceux que l'on nommait dans ta patrie, les enfants de Cérès, avec des voiles blanches au fond des yeux. Ces voiles, ce sont les rêves venus de l'aube à travers l'immensité salée, ce sont les rêves venus du septentrion, un jour de printemps sacré, dans une convergence prodigieuse de désir et de volonté. Ils se posèrent là où les augures les portèrent, jusqu'à ces promontoires inconnus, d'où les ruisseaux s'écoulent dans la "corne féconde". L'esprit est une force promise à un long voyage, une lueur grandie de flambeau en flambeau, de cycle en cycle, de vie en vie. Vois-tu, ton histoire est comme un fruit mûr, lourd de souvenir et d'espérance, dont se nourrit le destin des individus et des peuples.
Mais tu es avant tout de la race des humbles, de ceux qui "trouvent leur récompense sur la terre cultivée", des héritiers du royaume d'éternité, qui n'ont rien à perdre car ils ne possèdent rien de la fausse richesse des hommes, et qui s'endorment chaque soir sous les ciels du Paradis.
Chaque fois que je ferme les yeux, tu m'apparais toujours dans le souvenir de ces jardins lumineux et je ressens à quel point la vie n'est plus qu'une illusion mélancolique. Pourtant, devrais-je encore longtemps me languir alors que, dans cette réalité de finitude, chaque jour qui se lève devrait m'apparaître d'une valeur inestimable, un jour de victoire et de fête?
Ovide chante dans ses Fastes les fresques de la vie et de la mort, le cycle des âges et des saisons, à travers la longue pratique des croyances et les rites. Ces chants, malgré la fatalité de la mort, n'ont rien qui désespère. Au contraire, Ils semblent comme une exultation de l'être, un hymne à la vie éternelle. Ovide nous propose de porter en nous-mêmes une vision d'infini.
J'ai vu plusieurs fois ce qu'est pour un être vivant, humain ou animal, le moment du "sombre passage". Je l'ai vu dans son regard perdu, jusqu'à l'instant où se mêlent, dans un frisson tragique, les implorations de la confiance et de la peur. Oh mourir, rendre l'âme, ce n'est l'affaire que d'une minute tout au plus. Enfin, les yeux se ferment, la tête s'affaisse et le corps s'abandonne dans nos bras, et c'est tout. Qui peut savoir, s'il s'agit d'un sommeil, d'une plongée dans un nouveau rêve, d'un réveil inversé? Qu'éprouve-t-on à cet instant précis? Un vertige, un haut-le-cœur, une sorte d'illumination intérieure? À force de m'épuiser à toutes ces dramaturgies mélancoliques, à toutes ces angoisses crépusculaires, je finirai comme le "curé de campagne" de Bernanos, à "n'avoir en tête que des images d'enfance et à penser à moi comme à un mort."
Alors, j'invoque l'intercession de ma grand-mère latine, la Befana, la vieille femme sombre aux cheveux de neige et aux yeux de braise, qui choie les enfants et commande aux loups. Elle me montrera les arbres aux fruits de miel, l'eau fraîche des fontaines... Et sa voix de sage paysanne me dira: chaque jour qui se lève est un jour de victoire et de fête...
Honorius/ Les Portes de Janus/Le 3 février 2024
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