Nous avons tous individuellement nos propres lourdeurs, ces lourdeurs attachées à nos fonctions vitales, à nos instincts grégaires, à toute sortes de complexions de mentalité et de tempérament. Mais nous avons malgré tout, a contrario, nos tentatives d'accéder à quelque finesse et légèreté, par l'exercice de la pensée, la culture de la curiosité et du goût, ce que les moralistes du XVIème siècle appelaient la morale et la dialectique auxquels nous ajouteront, à tout point de vue, les soins attentifs de l'âme et du corps. Tendre à plus de légèreté ce n'est pas seulement, on se l'imagine, se contenter de boire de l'eau de source, entendre le latin de Cicéron ou pouvoir apprécier la délicatesse des estampes chinoises, cela devrait être, en regard de notre dignité d'êtres sensibles, un combat, une quête, une intention résolue de chaque instant d'améliorer notre conscience morale. La règle serait que chaque jour qui passe nous rende en effet meilleur, c'est-à-dire, en l'espèce, plus légers. Hélas, l'expérience nous enseigne que les appétences individuelles pour les vertus de la légèreté ne sauraient s'aggréger les unes aux autres, pour, en faisant pièce, incliner vers le cours bienfaisant de l'histoire. Au contraire, nous voyons les mauvaises forces centrifuges et réactionnaires constamment à l'oeuvre, toute la malice indifférenciée du plus grand nombre tirant du bout opposé d'un immense ahan collectif. C'est en effet ce que démontre avec véhémence la foule aveugle, la foule enchaînée aux injonctions de la société, de l'économie et de la politique, ce que Racan appelait en son temps "les tourments de la guerre, du tiers-état et du clergé". Cette muqueuse opaque et épaisse qui est l'humanité, considérée d'une même étoffe grossière, est devenue la chose la plus affligeante, la plus pesante en l'occurrence, que le monde terrestre ait eue à supporter.
Oh, ce ne sont pas les progrès prodigieux des sciences et des connaissances qui y changeront quelque chose, les plus crétins pouvant être de ce point de vue les plus sachants en leur spécialité quand ils ne se présentent pas comme docteurs en toutes choses. Bien au contraire, étrangers par nature au perfectionnement de l'être moral, ces progrès quantitatifs ne font, en fin de compte, qu'accroître le poids de l'obésité ambiante. C'est bien le caractère de sa propre lourdeur, où prospèrent de manière tout-à-fait effrayante les passions matérialistes et utilitaires, qui conduit l'humanité à sa déconfiture, prélude, nous le savons, à sa disparition annoncée. Au point où nous en sommes rendus, il ne reste d'ailleurs plus qu'à se jeter immédiatement dans le vide ou bien qu'à espérer que cette disparition survienne prestement, à son heure la plus proche. Oui, ce serait bien le mieux qui pût arriver afin de faire grande œuvre de charité: soulager la détresse infinie du monde, celle de la terre déshonorée et des créatures martyrisées. On l'aura compris, mes imprécations répondent comme un glas à celle du Dr Destouches avec lequel je m'entretins l'autre soir fort magiquement, non pas l'affreux collabo qu'il fut hélas (un péché de lourdeur sans doute), mais l'écrivain cynique et nihiliste. Celui-ci a fraternellement converti en moi, au moins pour une partie et pour un temps, la souffrance aride du désespéré en une étonnante jubilation, incroyablement stimulante de colère silencieuse et de détachement, un de ces pains bénits que les àmes blessées, les gueux déboussolés, les épuisés de solitude, partagent avec ferveur. Tu ne veux pas de tort à ton prochain, car tu es juste et bon, et ton prochain l'est le plus souvent autant que toi, mais tu méprises l'humanité pour le peu de considération qu'elle a pour sa propre dignité et son propre avenir. Alors, me direz-vous, on se console comme on peut à l'exemple de notre cher professeur Lao Tseu, selon lequel, cela tombe bien, "le lourd est à la racine du léger et l'immobilité à l'origine du mouvement". Ce qui importe le plus sur le chemin de la vertu est de rester "maître de soi". Car rester maître de soi c'est dominer l'agitation qui nous alourdit, c'est donc gagner en légèreté en quelque sorte. Il n'est nulle nécessité pour y parvenir de décliner des qualités de moine yogi ou d'ermite cénobite. Il suffit d'aimer la nature en jardinier, en poète, en botaniste, en artisan des belles choses, prendre soin de la vie, fuir la jactance du vulgaire et l'aveuglement des basses passions, faire et dire en toute chose juste ce qu'il faut pour maintenir l'harmonie. L'esprit de vertu et de légèreté est par conséquent à la portée de chaque individu. Avoir compris cela c'est faire ses premiers pas sur le chemin de lumière. Ahé!