Ma mère habitait le quartier de « La Parocchia », dans une petite rue adjacente de l’église du village. Située en terrasse, la maison était accessible, d'après son souvenir, par un petit escalier à retour de pierre sèche et moussue ou bien par une grande porte cochère dont les doubles battants de la lourde porte étaient ornés de motifs géométriques sculptés à l’antique.
Les arêtes du toit et de la terrasse tranchaient dans l’azur dont tout semblait baigné, jusqu’à l’horizon où flamboyait au loin en direction du Sud en terre grecque, l’auréole nébuleuse de Naples. Tout près au Nord se dressaient les montagnes sauvages couvertes de forêts et de garrigue sur les contreforts de l'Apennin méridional, l'ancien pays des Samnites, le territoire du peuple du loup.
Des croisées s’ouvraient de plain-pied sur la terrasse qui accueillait la lumière comme une vasque l’onde limpide. A l'intérieur de nombreuses pièces assez vastes que les persiennes protégeaient l'été des brûlantes chaleurs. Ma mère y vécut les quinze premières années de sa vie, qu’elle regrettera, tel l’Hypérion d’Hölderlin, comme "cette enfance divine passée au bruit harmonieux de la source". On reconnaît souvent le bonheur seulement après l'avoir quitté, par une force ou un hasard du destin, pour je ne sais quel meilleur impossible, ce meilleur vers quoi tendent les espérances de tous les exodes. Ces années de l'enfance au pays de lumière apparaissent alors bénies entre toutes. Elles sont la Vie éternelle et le Royaume...
La demeure était garnie de meubles de noyer et ma mère y déambulant son fantôme sur la scène de l’ancien foyer, s'avisait dans ses récits d'en dresser, avec leurs accessoires, un inventaire mental minutieux.
Ce travail de mémoire exercé sur l’aspect de chacun de ces objets et de ces meubles jadis familiers faisait peu à peu renaître dans son esprit l’atmosphère qui les imprégnait et les environnait, jusqu'à ressusciter des détails de faits et de situations d'une précision et d'une netteté inattendues.
C’est ainsi qu’un geste, une parole, le timbre d'une voix, un visage, une silhouette, une scène, un refrain, tout un monde de souvenirs et d’émotions rejaillissait soudain par fragments sous l’effet de cette évocation nostalgique.
La reconstitution du passé est comparable à l’exhumation d’une peinture ou d’une mosaïque qu’il faut entourer des soins les plus attentifs pour préserver la fragilité de leur état.
çà et là, les failles laissées par quelques parcelles disparues sous les griffes du temps altèrent la plénitude de leur composition, mais une espèce d’éternité, de fraîcheur originelle subsiste à travers la beauté de leurs vestiges même.
Les femmes de ce pays étaient vêtues en vestales de la patience. Elles incarnaient la permanence d'un principe obstiné de volonté et de vie. Chaque aïeule transmettait à sa descendance, qui l’enrichissait à son tour, tout un patrimoine de broderies filées d’heure en heure, de saison en saison, à l’ombre des persiennes criblées de soleil, au pied de l’âtre des hivers campaniens, à la clarté des journées de printemps, dans les blancheurs étales et jaillissantes. Elles transmettaient aussi, je le soupçonne, des dons et des pouvoirs primitifs hérités de la force de la terre et de l'âme profonde des éléments.
De ce « fouillis de vieilles vieilleries », que ma grand-mère (née en 1905) conserve encore dans d’innombrables cartons, il n’est pas une de ces étoffes vénérables qui n’évoque, lorsque nous entreprenons d’y farfouiller avec tant de délicatesse, une étincelle de pleine vie ressurgie d’une longue nuit, des visions fulgurantes de tendresse et de jeunesse en fleurs, des parfums de fruits séchés, des odeurs rustiques et familières du temps passé.
Ces quelques effets, inertes et inutiles dans leur exil d’oubli, contiennent en eux-mêmes la marque des vertus fortifiées par les générations, faites de ce mélange prodigieux d’amour et de science, qu’ils en exhalent une âme qui ne saurait mourir.
Honorius/Les Portes de Janus/1990/ réédition 2020
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