De nombreuses études, plus littéraires que scientifiques, ont été produites sur le caractère et le tempérament des peuples méditerranéens, sur leur prétendue sensibilité foncièrement artistique. Est-ce la clarté de leur espace qui, en absorbant l'esprit dans l'illumination, a élevé leur esprit à la posture de l'éblouissement et de l'adoration?
Quelle cause, quelle condition profondes détermineraient la tournure mentale et intellectuelle chez un peuple? On sait que l'environnement naturel et le climat, sans parler des pesanteurs ou des faveurs du destin et de l'histoire, peuvent façonner à la longue un tempéramment et des orientations culturelles de civilisation. De ce point de vue, les observations comportementales, qui relèvent de l'étude objective des moeurs, sont utiles sous le rapport de la connaissance. Mais dans quelle mesure ce "façonnement de tempérament et de civilisation" déterminerait un type spécifique dans la manière d'être et de sentir, de parler et de s'émouvoir, de vouloir et d'espérer?
Prétendre peindre "l'âme des peuples" relève d'une intuition superficielle ou irrationnelle de la psychologie, presque de l'ordre du sentimental, qui révèle cependant une part de vérité que l'on ne peut expliquer. C'est assurément ce que firent tous les voyageurs en rendant compte de leurs impressions au contact des populations qu'ils visitèrent et dont ils formèrent à la longue l'image ou la réputation, tant dans l'ordre moral que sentimental. C'est précisément ce que Sterne a fait dans son voyage en France, Gaulthier dans ses voyages en Russie et en Espagne, ce que Stendhal a fait pour la part qui lui revient dans ses multiples voyages en Italie. Absolument séduit par les charmes de l'Italie, s'en défendant même d'en être monomane, il n'a cessé de décrire les caractères originaux du peuple italien, qui selon lui le rendent si vivant et "attachant" : le naturel des manières, l’absence de gravité, l’incompréhension naïve de certaines rigidités sociales, le bel art d’être heureux d’un tempérament trépidant d’allégresse et de vitalité, enfin tout ce que l'on a déjà entendu de plus ordinaire, depuis, sur le sujet. Tout le contraire apparemment, ou peu s’en faut, de nos dispositions septentrionales ; que ce soit l’amabilité française toute cérébrale à force de vouloir être spirituelle, ou l’impassibilité anglo-saxonne éduquée à brider le penchant à l’émotion, jugé vulgaire et scandaleux, la lourdeur bonhomme du Teuton, à la tournure traditionnellement pataude et calboche.
De ce point de vue, combien de duchesses, de princesses italiennes, de Milan à Palerme, protectrices des arts et des sciences, virevoltant dans l’exubérance lumineuse de leurs palais de plaisance, eussent pu paraître peu convenables, voire, outrageusement désinvoltes et dévergondées aux yeux d’un Anglais comme il faut. C'est ce que disait d'ailleurs Stendhal: "Je voudrais voir un méthodiste anglais transporté au milieu d'une telle ivresse (la gaîté italienne). Il éclaterait en injures ou irait se pendre".
Certes, « passionné et esclave de la sensation présente » comme disait avec beaucoup de conviction le même Stendhal, l’Italien ne retire pas moins de cette magnifique faiblesse d’aussi magnifiques et productifs traits de son génie, comme, par exemple, une disposition naturelle à la créativité et un sens particulièrement vif du Beau. Voilà donc l'italien classé, avec un soupçon de puérilité, dans la sphère esthétique qui éclaire le monde. Cela vaut toujours mieux que d'être catalogué comme butor et de se traîner dans la fange.
Et on en rajoute dans l'ordre du sublime: C’est dans l’amour du Beau que se reconnaît l’âme italienne, et notamment dans sa dévotion à l’art lyrique où s’exprime avec prédilection toute l’intensité de sa vie émotive.
Je reprends à mon compte l'analyse et poursuis le dithyrambe, comme s'il se fût agi d'un sujet de thèse: La musique, pour l’Italien, se présente comme le grand art par excellence, la vibration virtuose et harmonique dans quoi se manifestent « les grands mouvements de l’âme » (Stendhal), et l’élan des passions proprement dramatiques.
Je suppose que la clarté mélodieuse de la langue italienne constitue à elle seule un modèle apollinien d’harmonie, une œuvre d’art vivante qui exalte le lyrisme dans tous les degrés du sublime (Mon oncle Henri, amateur de Beaux Arts et d'Italie, disait que c'est une langue merveilleuse, mais qui malheureusement souffre de trop de voyelles, ce qui n'est pas faux).
L’opéra n’est-il pas né en Italie ? Ses œuvres ne se sont-elles pas nourries partout en Europe de cette langue légère et étincelante qui s’adapte avec tant de grâce et de bonheur à l’âme même de la musique, lui confère un ton, une couleur, une énergie, une limpidité incomparable?
Il y a sans doute, ce qui choque naturellement la pudeur bien éduquée du caractère anglais, quelque part d’extravagance dans ce talent exubérant du désir et de l’apparence, dans cette ardeur expressive pour les sentiments qu’inspire la Beauté. Qu’importe ! Il y a dans le cœur des Italiens cette chose inestimable qu’est « l’innocence sacrée de la nature » (Stendhal); un état de félicité en faveur de la vie dans lequel les mouvements foisonnants de l’art, trouvèrent souvent leurs premiers et leurs plus grands interprètes…
On considère généralement que les Italiens, dans l’histoire de leur formation intellectuelle et artistique, sont les héritiers directs des Grecs, ce qui est un fait scientifique. La présence et l’influence de l’âme hellénique ont en effet imprégné pendant des siècles les morphologies latines originellement rudes et frustes de constitution.
Elles les ont éduquées, par une action longue et constante, à l’affinement de leurs goûts et de leurs mœurs ; elles les ont initiées au génie bienheureux de l’Esthétique, cette passion du Vrai dans l’apparence, où se révèle l’instinct de la représentation.
C’est lorsque l’instinct aboutit à l’art, par l’imitation de la nature et l’expression de la vie, qu’il devient source de beauté.
La peinture, la sculpture et surtout la céramique ont perpétué jusqu’à nous les témoignages matériels les plus vivants d’une civilisation disparue : celle de l’Attique. Les Grecs avaient également développé au degré de la perfection une forme collective de l’art de la représentation, née des processions rituelles et des mystères : le théâtre.
Le théâtre se présente comme une volonté de poser le sens métaphysique de l’homme dans l’espace. Par le jeu de la mimique, du verbe et de la gestuelle, par la mise en scène expressive et spectaculaire des émotions et des passions, le théâtre apparaît comme une tentative d’exorciser, de combler l’absurdité du vide, dans l’affirmation pathétique d’un vouloir-être ou d’un vouloir vivre. Il représente la mise à l’épreuve de la liberté de l’homme face à l’illusion du monde, à cette éternelle mouvance des choses contre lesquelles se heurte, dans la mélancolie, l’euphorie ou la douleur, l’instinct tenace de la connaissance.
L’Italie, depuis Livius, a reçu des Grecs l’héritage de formes achevées de l’art dramatique :
D’une part, la tragédie, qui participe de l’essence du sublime, en définissant un état supérieur de l’être, un héroïsme de la volonté dressé contre les forces obscures du Destin et de la Fatalité. D’autre part, la Comédie, qui, par l’euphorie du grotesque ou du dérisoire, déclenche le rire libérateur et soulage des angoisses de l’existence.
Du reste, l’évolution de la comédie, depuis les dionysies champêtres des origines, a abouti aux différents types de la satire sociale ou de la satire morale, où s’exerce au grand jour la démonstration réaliste de la nature humaine.
Ce qui faisait dire à Balzac que « La comédie est née en de chauds pays où la vie se passait sur la place publique ». L'art du spectacle s'exprime en effet dans la rue, met en scène les passions et prend la foule à témoin.
C'est donc bien au sens vivant de la comédie, autant dire au sens du drame, que se prêtent avec la carrière que l’on sait, les facultés expressives du tempérament italien, passé maître dans l’art de toutes les exubérances et le génie communicatif de la vie.
Certes, les Latins n’ont pas pour autant reçu des Grecs une disposition intellectuelle, une aptitude mentale pour « l’état esthétique », qu’ils auraient été incapables d’éprouver sans leurs exemples et leurs lumières.
L’Amour du Beau n’est pas une inclination exclusivement grecque, chaque peuple l’exprimant avec les ressources de son propre talent.
Les Latins détenaient toutefois ce don remarquable pour l’imitation de tout ce qu’ils admiraient avant de le prendre à leur compte. L’influence de l’esprit grec « ce fleuve puissant de culture et d’enseignement », comme disait Cicéron, fut déterminant pour le devenir même de la civilisation occidentale. La religion, la morale, la philosophie, les beaux-arts, toute la représentation intellectuelle de l’univers et de l’homme, que le génie grec avait produite, se répandit dans les fourgons de l’expansion romaine. C’est grâce à l’hégémonie politique de Rome que la culture grecque atteignit sa dimension universelle.
On sait cependant combien le substrat italique a longtemps conservé ses particularismes fondamentaux. Contrairement aux Hellènes, qui accomplirent un miracle de l’intelligence par la synthèse de la Raison et de l’Art, les Latins n’étaient pas « naturellement » de ces esthètes à la grâce délicate et désintéressée, des adeptes de la spéculation métaphysique, mais bien plutôt des techniciens, des experts en génie civil et militaire, des terriens d’origine montagnarde aux instincts foncièrement matérialistes.
Pecunia (l’argent) provient de pecus (le bétail), qui, chez ce peuple paysan, a constitué longtemps la mesure de la richesse jusqu’à en imprégner la sémantique.
Le nom même de l’Italie ne désigne-t-il pas à l’origine, le pays des veaux et des bœufs ?
En spécialistes des choses pratiques, les Latins excellaient dans les traités sur l’agronomie, le droit, les sciences naturelles et morales. Même leur philosophie se résume à un austère moralisme de la nécessité et du bon sens.
Chez ce peuple soumis aux impératifs de l’action et de l’efficacité, la syntaxe est empreinte des caractères d’une énergie stoïque : rigueur, précision, concision, puissance et clarté synthétique de l’expression, telles sont les vertus robustes et inflexibles d’un tempérament destiné à dicter des volontés et des lois à l’univers.
La sévère dignité et l’implacable force morale que les premiers Romains se forgèrent contre l’adversité, s’assouplirent peu à peu au contact de la sérénité et de la grâce helléniques.
Périclès disait : « Nous autres Grecs, nous aimons le Beau tout en sachant rester simples ».
Les Latins appréciaient la simplicité pour son principe utilitaire. La sobriété et la constance de leurs instincts assuraient l’efficacité de leurs entreprises.
Ils eurent de commun avec les Grecs cette appétence pour l’exercice de la volonté et de la raison, et ce penchant pragmatique pour la maîtrise ordonnée du Réel.
Mais c’est aux Grecs que l’on devra toujours la création de cet espace limpide de l’intelligence où s’élève la conscience lumineuse de l’homme et du monde.
Honorius/Les Portes de Janus/1990
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