dimanche 2 septembre 1990

Alma Mater (9) L'Art et le Beau


La finalité de l’art est la perception de la Forme par la modulation de l’espace. Cette Forme, quelles que soient sa nature et son aspect, a pour vocation de susciter un état affectif que l’on nomme le sentiment esthétique. Chateaubriand concevait l’art comme une imitation de la nature. La perfection de l’art, selon lui, consiste à « représenter la plus belle nature possible ». 
La représentation du Beau est une des conditions de l’état d’harmonie d’où naissent chez l’homme le sentiment de la vertu et l’amour du vrai selon le principe de conformité avec la nature. Mais comment l’art, qui relève de l’essence du Beau, peut-il avoir pour vocation à exprimer le laid et l’ordinaire, la douleur et l’angoisse ? C’est à ce point précis qu’il convient d’établir une nécessaire distinction entre le Beau, qui est la mission de l’art, et la Beauté, qui en est un des caractères. 
La Beauté procède d’un état de perception du réel en accord avec l’harmonie intérieure de notre âme. De ce point de vue, la Beauté éveille un sentiment agréable à nos sens, lié à notre profonde aspiration au bien-être et au plaisir. Le Beau, qui se situe pour ainsi dire au-delà même de la Beauté, appartient à l’expression de la Vérité. Cette force de restitution du réel dans son intensité émotionnelle répond à la vocation universelle de l’art. 
C’est la raison pour laquelle, je serais tenté de compléter la définition de Chateaubriand en disant que l’art consiste à représenter non pas seulement la plus belle, mais la plus « vraie » nature possible. 
Car n’est-ce pas la destination de l’art que de voir le Vrai et le Beau se réconcilier dans ses œuvres ? 
Il est des sensibilités mystiques, qui accordent à la beauté le mérite essentiel du sentiment esthétique. C’est le cas de Saint Augustin, qui ne s’embarrasse pas d’arguties dialectiques. Il avoue, à sa manière simple et confiante, que toute chose en ce monde contient de la beauté en cela qu’elle est le reflet de l’esprit du Créateur. 
Nietzsche, quant à lui, le dispensateur de mes premiers vertiges philosophiques, place naturellement la Beauté dans le monde appolinien des formes harmonieuses, dans l’apparence tranquille du rêve, l’état serein de la contemplation. Mais il exprime un point de vue résolument pathétique en définissant le Beau, avec tout ce qu’il contient d’inspiration dyonisienne, comme l’image où se reflète l’intensité jubilatoire du vouloir vivre, la sphère supérieure où s’affirment les élans du désir, de la volonté et de la passion. C’est précisément dans la puissance dramatique de la musique wagnérienne et de la tragédie grecque que Nietzsche pose l’essence suprême du beau, comme œuvre d’art totale. 
Chaque individu cultive sa propre perception du Beau et ses rapports avec le sentiment esthétique. Mais ce qu’il partage avec tous les autres, c’est la conviction de la mission purificatrice de l’art ; En effet, quel homme honnête et quelque peu sensé n’a pas véritablement ressenti au fond du cœur les absurdités et les dégoûts de ce monde stérile qui l’emprisonne ? 
C’est par sa foi dans le haut symbolisme de l’art que cet homme trouvera à élever son âme au-dessus du sort ingrat et du prosaïsme désespérant de l’existence. 
L’art est la nostalgie poétique du monde, l’imaginaire qui sublime la matière objective dans une aspiration à l’éternité de l’âme ; il est la précellence des vertus créatrices du sentiment sur la tyrannie misérable de « l’étant », la source primitive où s’abreuve l’enchantement gratuit de la vie ; il est, je le crois, une rédemption de la condition humaine. 

J’avais un grand et très cher ami nommé Claude Drapier, qui plaçait toutes les espérances de l’esprit humain dans l’art hautement subjectif de la poésie. Lors de nos causeries de la rue des Anges, un soir, il me confia cette pensée, d'une pure rareté chez les jeunes gens d'à peine plus de vingt-ans, surtout lorsqu'elle est proférée avec autant de conviction : « Sans la poésie, le poids de l’existence ne serait pas un instant supportable ! ». 
Tant il est vrai que la poésie est ce songe de la vie et du monde par quoi l’homme élève son désir de plénitude… 
Nous avons déjà observé que l’art lyrique se présente en Italie comme le mode d’expression le plus passionnel, le plus spontané de l’instinct esthétique, qui est instinct de vie et épanchement jubilatoire de l’être. 
Il se traduit aussi bien dans les œuvres majeures pour l’opéra, ce drame sublime des passions humaines, que dans les œuvres de « bel canto » des traditions populaires, touchantes de légèreté et de naïveté. 
J’ai vu tout un peuple des campagnes accourir à une de ces démonstrations en plein air, dans un petit village du côté de Villamare, dans le sud de la Campanie. Un petit orchestre était réuni dans un kiosque sur la place publique, autour d’un Léandre à la voix de ténor, et d’une diva rondelette, vêtue de noir, aux allures de jeune douairière ou de veuve éplorée. 
L’orchestre philharmonique d’une capitale européenne n’aurait pas rassemblé plus de concours et de presse qu’il n’y en avait ce soir d’été sur la piazetta, venu assister, l’enthousiasme au cœur, à une véritable scène de passion lyrique, dans l’interprétation d’œuvres de Verdi et de « canzoni » napolitaines. Car le répertoire napolitain constitue à lui seul un modèle du genre, d’une physionomie éclatante de brio et d’effets pittoresques dans l’inspiration et particulièrement dans l’art de l’exécution. Incontestablement, il a su conquérir les meilleures sollicitudes auprès des grand interprêtes classiques, séduits par son potentiel de force et de vérité. 
Le chant napolitain n’est par lui-même que cette petite douceur naïve sans importance, mais capable, de remuer, d’enfler, de bouillonner de cette énergie formidable qui le porte, par la puissance, par la conviction de la voix et de l’orchestration, aux sphères étourdissantes du grand art. Car si la culture napolitaine a excellé par ailleurs dans l’art du drame et de la pantomime, d’où naquit la fameuse « Commedia dell’Arte », qui féconda si heureusement l’esprit français, elle a contribué aussi, dans sa finalité la plus noble, à l’art de la voix, autre modèle du genre expressif, qui sublime la parole en émotion. 
Henri Heine observait, dans ses « récits de voyage » que « la musique est, pour les Italiens, l’âme, la vie, la nationalité ». 
C’est sans doute cette passion juvénile pour la vie et cette aspiration naturelle au bonheur qui ont conduit les Italiens au développement particulier de ce sens esthétique dont ils répandirent les œuvres et les vertus sur le monde. 
Mes grands-parents aimaient habituellement chanter pour agrémenter le rythme de leurs occupations quotidiennes. 
A la lumière de ce que nous avons déjà noté, il apparaît que l’amour du chant n’a rien que de très naturel dans un pays où le lyrisme est un ornement perpétuel de l’existence, un art spontané issu des passions et de la psychologie collective. 
Ainsi, la maison résonnait, pour ainsi dire, du matin au soir, du roulement des crescendos, andantes et autres allegrissimos, exhalés de ce bouquet de cantilènes dont les vertus parlaient familièrement au cœur de chaque enfant du pays. 
Mon grand-père, qui aux dires de ma mère, était doué d’une voix superbe, trouvait chaque jour l’occasion d’en faire valoir la tessiture ; et ma grand-mère, occupée à l’autre côté de la maison, lui faisait immanquablement la réplique de ses roucoulements et trémolos de donna Elvira. 
Cette disposition naturelle pour le chant, qui semble communément pratiqué en Italie, que ce soit en famille ou sur la place publique, donne assurément aux couleurs de la vie un air d’entrain et d’allégresse. Il accompagne l’écoulement des jours à la manière d’un rituel stimulant : les travaux domestiques ou les travaux champêtres, le labeur de l’artisan à son établi, les veillées estivales sur la piazetta, la gaîté des agapes sous les pergolas. 
Ce babil de mélodie, tantôt joyeux et entraînant, tantôt langoureux et mélancolique, autant de potentiel sentimental dont regorge à pleines mains le répertoire italien et napolitain, dévalait allégrement les rues de ses échos limpides et sonores, bondissait de cours en fenêtres, de toits en balcons, comme une célébration de l’ardeur perpétuelle de vivre. 
Même les rires, les paroles, les cris, les appels, les pleurs, toutes ces vibrations, ces tonalités de voix humaines, roulant dans un flot trépidant, un éparpillement frais et coloré, se faisaient à leur tour musique et chant. 
On peut imaginer que cette espèce de communion lyrique des êtres dans l’expression de leurs passions favorise chez les Italiens l’accomplissement de l’idéal de Schiller pour « l’éducation esthétique de l’homme », qu’il définissait comme l’élévation de sa condition naturelle à la conscience du bonheur et de la liberté, grâce au sentiment du Beau.

Honorius/Les Portes de Janus

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