Notre époque asséchée d’égoïsme et stupidement consumériste a perdu l’usage des pratiques communautaires qui réglaient encore naguère la vie de nos grands-parents. Non pas que ces pratiques fussent toutes nécessairement recommandables, le poids de la tradition n'étant jamais la garantie de la liberté ou de l'épanouissement individuels. Je parle de ces pratiques de la vie courante, de l'entraide collective, où les efforts du groupe s'investissent dans une action foncièrement utile au bien commun.
Ironie du temps ! Ce n’est pas, en effet, sans quelque attendrissement nostalgique que l’on redécouvre aujourd’hui les vertus et la simplicité de ce passé « authentique », plus conforme à notre nature et aux conditions de notre bonheur que bon nombre de nos prétendus progrès matériels et sociaux.
A Santa Maria, par exemple, comme partout ailleurs dans le monde rural, la confection du pain, ce bon pain doré et savoureux des campagnes, donnait lieu à une participation collective autour d’un four commun. C’était un regroupement festif, une procession votive près du vieil autel de pierre et de brique, un hymne à Cérès et à Cybèle, mères des récoltes, une communion symbolique avec la terre, dispensatrice des bienfaits nécessaires à la vie et à la santé.
C’étaient, au long rythme des saisons, autant de réjouissances villageoises, comme des scènes ressurgies des fastes d’Ovide, ornées de couronnes de feuillages, où l’on rendait grâce jadis « aux semences bien nourries devenues bonnes à choir sous la faux ».
Cette vision idyllique semble appartenir à un autre temps où l’homme, que ne déshonoraient pas encore les laideurs déliquescentes de l’indigence mentale, s’entretenait librement avec les éléments et cultivait cette douce piété qui orne la foi de l’existence. L’homme proche de la nature ne devrait pas être une utopie. Ce sont les crimes et les absurdités de la modernité qui constituent la véritable aberration.
L’idée du bonheur semble attachée aux souvenirs de ce temps que les duretés de l’existence ne parvenaient pas à flétrir. Les nécessités d’un labeur éprouvant pour subvenir aux soins d’une famille de huit enfants, dont Angélina, ma mère, était la quatrième, une application assidue aux tâches souvent ingrates de l’entretien de la maisonnée et de soins à prodiguer aux puînés, constituait le lot quotidien d’occupations souvent exemptes des douces grâces de l’oisiveté.
Virgile, Ovide, ces chantres de l'Âge d'Or, qu'ils assimilaient, (comment peut-on leur en faire grief après plus de deux-mille ans?), à l'ordre civique originel et aux anciennes traditions patriarcales, surent en chanter les louanges. Car c’est pour ceux qu'ils nommèrent les justes et les enfants de la Probité que ces poètes réservèrent leurs meilleures augures. Pour ceux que le sort utile au bien commun purifie et transfigure, ils implorent le royaume de la Félicité. Les mères qui enfantent et nourrissent, les filles dévouées aux sollicitudes du foyer, ils les nomment les vestales, gardiennes et prêtresses du temple ; les hommes, que l’âpre devoir contraint à embrasser la terre, ils les congratulent des vertus romaines qui perpétuent l’avenir avec droiture et assurance ; aux fils qui hériteront de l’expérience, il promet d’autres jours propices, etc..
Mon grand-père Giuseppe Nuzzo était bottier dans la Via Appia, état qu’il tenait de son père Raffaele, et dont il tirait ce légitime orgueil que confère la maîtrise honorable d’un art.
Et quel art, il est vrai, celui qui a pour le servir tant de prodige de soin et de talent, toute la noble sagesse d’un métier, jusque dans cette perfection du détail qui illumine à elle-seule le sentiment du Beau en sublimant l’inertie des éléments.
De fait, il taillait dans le cuir avec la ferveur appliquée du créateur qui modèle les galbes et les contours, qui ordonne les tons et les couleurs, insufflant dans l’ouvrage la plus belle part de son âme.
Le plus bel art est assurément celui qui conçoit le monde à la mesure de l’homme, dans le langage simple et universel de ses rapports quotidiens avec la vie.
Il en fut ainsi de l’idéal classique, source de toute beauté intellectuelle dans la vision d’un univers en quête permanente de proportion et d’harmonie où la liberté et l’intégrité de l’homme trouvent naturellement leur expression.
Nous avons vu qu’aux dires de Périclès, les Grecs avaient appris à aimer le Beau tout en sachant rester simples. Friedrich Nietzsche, ce grand introspecteur de la pensée grecque, avait cette formule : « Les Grecs sont, comme le génie, simples. C’est pourquoi ils sont des maîtres immortels ». La conception hellénique du « Beau dans la simplicité » apparaît comme un point d’équilibre optimal de la conscience esthétique de l’humanité. Cet équilibre n’a pu survenir que par l’action d’une intelligence libre, éprise d’idéal et de raison, qui tend perpétuellement à guider le mouvement de la volonté vers la forme, l’instinct de l’existence vers l’unité apparente de l’Être, dans l’accomplissement d’une heureuse et sereine plénitude.
Cette maîtrise de la pensée sur le Réel est le résultat de dispositions intellectuelles que les anciens Grecs ont été les premiers à manifester, paraît-il, dans le développement de leur volonté de connaissance, telles que l’esprit de rigueur et de précision, qui selon Bergson, constitue proprement « l’esprit classique », hérité par l’Occident.
Elles prirent naissance, par un concours de circonstances singulier, dans le fonds des facultés morales qui se sont perfectionnées à partir d’une appréhension utilitaire et approximative du Réel. Toutes ensemble ces qualités, qui constituent « l’esprit classique », s’épanouiront dans le cœur de ces hommes policés, éduqués aux techniques éprouvées et aux joies d’un art accompli, dont les modèles se perpétuent jusqu’à nous à travers le génie gréco-romain.
Mon grand-père était de cette trempe d’antique tradition, où la droiture et l’honnêteté s’inspirent de la sobriété des mœurs, où la précision de l’acte s’affermit par l’apprentissage de la nécessité, où la sensibilité et l’imagination puisent dans les fruits de l’expérience. Un vrai spécimen, pourrait-on dire, des âges austères de la République d’où sont issus les caractères stoïques et impassibles, foncièrement taciturnes, rompus aux coups de l’adversité, qui jalonnent l’histoire des consuls, de Lucius Brutus à Marc Antoine.
Sa profession le conduisait à traiter ses affaires à Naples, où il se rendait lors de ses tournées régulières. De cette ville turbulente et cosmopolite, les produits de son art ont dû suivre des chemins au long cours, comme jadis les vases de l’Attique à travers le monde méditerranéen.
L’histoire a montré que les objets de l’industrie humaine sont des éléments de culture qui contribuent au prestige d’un peuple ou d’une nation.
Je conserve encore une panoplie d’outils relégués dans quelque remise, de ces objets longtemps familiers à mon regard, soutien et orgueil de toute une existence et devenus définitivement inertes, comme de pauvres mais dignes objets de rebut.
C’est par eux, antiques témoignages de la main et de la volonté de l’homme, que furent apprivoisés les dons obscurs de la matière, que fut ouvragée cette poésie des formes si utile à l’ornement de la vie.
Je revois mon grand-père, penché sur l’établi comme un sculpteur sur un marbre du Pentélique, appréciant d’un coup d’œil sûr et attentif, le point où doit se mesurer son savoir- faire, avec la foi de l’artiste à la rencontre de la vérité.
Des vapeurs de colle forte, des effluves de cuir travaillé emplissaient la pièce de senteurs industrieuses, imprégnant la matière du ferment de l’œuvre qui prend forme et s’affermit.
Combien de qualités humaines se sont façonnées à cette école de patience et de méthode, de celles dont se nourrit l’exemple dans l’enseignement de la vertu et du caractère.
De la Via Appia à la rue de La Quarantaine à Lyon, qui porta si bien le nom de son dernier exil, ce fut la même persévérance qui conduisit cet homme au tempérament secret, sorte de Sénèque ou de Caton empreint de « gravitas », inébranlable dans ses principes d’ordre et de conduite, à livrer la meilleure expression de sa nature, à entretenir dans sa nuit la flamme du génie, cet esprit de la vie éternelle.
Toujours impeccablement vêtu à l’extérieur d’un complet gris, avec le « Borsalino « ajusté sur la tête, qui lui donnait une allure de parrain solitaire et ténébreux, maître Giuseppe, maestro Beppino ou Dom Bepp, comme on disait avec une réserve à peine familière, inspirait naturellement le respect de l’homme bon et droit, dont l’autorité au sein de la « gens » restait incontestée.
Ses enfants avaient appris à le vouvoyer et cette marque d’attention respectueuse, qui n’est d’ailleurs pas exempte d’affection, est significative de la reconnaissance collective dont la puissance paternelle, la « patria potestas », est traditionnellement investie dans les sociétés latines.
C’est une image analogue que je garderai toujours de lui lorsqu’il était en France : un vieux monsieur sec, tiré à quatre épingles, quoique sans roideur ni affectation, et qui déambulait dans les jardins de Saint Just, du pas de l’Aristote péripatétitien, d’un air calme et songeur.
Avant de franchir le seuil, il accomplissait le rituel du brossage de la veste et du couvre-chef auquel il s’appliquait méthodiquement ; ma grand-mère l’aidait, comme un majordome, à passer son par-dessus, selon le temps, puis il partait dans ses promenades solitaires, ou bien en course au marché du quai Saint Antoine, aux couleurs de Latium et de Toscane, où il aimait à retrouver cette foule bariolée qui lui rappelait un peu son Italie.
Il était parti, paraît-il, par défi, tenter l’aventure en France, quittant, après avoir longtemps hésité, sa chère Campanie natale, comme Enée s’arracha des bras de Didon pour aborder aux rivages de l’Hespérie.
C’était en 1949. Son fils aîné Raffaele, avait été démobilisé quelques années auparavant de l’armée française dans laquelle il avait combattu jusqu’en Allemagne et en Autriche. La guerre finie, Raffaele s’était installé à Dijon, puis à Lyon, après un bref retour en Italie, au cours duquel il dut user d’arguments particulièrement convaincants pour décider sa famille à venir le rejoindre en France.
Le voyage se fit en deux temps : d’abord ma grand-mère, en 1948, avec les puînés de la mégnie, Rita et Guido (alias Antonio), lequel refusait de partir en pleurant sur le quai de la gare de Naples, et puis le dernier né, Ottavio, âgé de quarante jours, qui finit le voyage complètement déshydraté.
Ensuite mon grand-père, l’année suivante, accompagné de trois autres fils, Vincenzo, Mario et Vittorio, ainsi que sa première fille, Angelina, ma mère, qui avait quinze ans. Ce fut pour elle le premier et dernier grand voyage vers l’Espérance, cette foi des pauvres et des rêveurs.
Milan fut la dernière escale avant les Alpes, avec la vision, qui impressionna tant ma mère, de la gare ferroviaire, cette colossale et vertigineuse construction de l’ère mussolinienne.
Ce séjour en France, à ce que je sus, ne devait être que provisoire mais il en est de toutes choses qui s’annoncent provisoires, elles finissent par s’installer dans le permanent.
Les ballottements de l’histoire ont transformé tout-à-coup cette famille issue des antiques lignées de civilisateurs, en métèques apatrides, en immigrés sans héritage, comme le furent les peuples de la Pax Romana dans la Rome cosmopolite des Antonins.
Quelle extraordinaire équipée en effet que ce départ pour la France, à la fois rocambolesque et triste à pleurer.
Ma grand-mère, comme ces figures tragiques qu’accable le poids d’une irrésistible fatalité, abandonnant son foyer à la déshérence et à l’oubli, jetée sur les routes turbulentes de l’exil… Avec elle, trois enfants éplorés dont un nouveau né, parmi les impedimenta de l’exode, que venait même encombrer une machine à coudre, lourde comme un roc, indispensable outil de la subsistance.
Quelle voix de sirène, élevant son chant enjôleur, les conduisit à travers les vicissitudes d’un monde d’après-guerre jusqu’à cette froide capitale des Gaules où les attendait, sournois et résigné, le sort pitoyable des déracinés ?
Telle fut l’énigme à laquelle personne véritablement ne fut capable d’apporter une réponse définitive.Telle fut la question qui obséda maestro Beppino, à l’instar d’Hamlet devant le crâne de Yorick, pour le restant de sa vie, jusque dans sa tombe du cimetière de Loyasse, où il repose désormais sur la colline lyonnaise, rêvant des pins du Pausilippe.
Combien de regrets et de mélancolie renfermaient cette tête fière comme un casque grec, ce visage taciturne aux traits émaciés et austères, ces yeux emplis de résignation et du sentiment inavoué que le chemin s’était arrêté ici, sans espoir de retour vers la lumière de l'origine et le cœur de la vie.
Sa voix éraillée, qui dispensait les paroles avec parcimonie, rappelait un monde où la langue roule comme la mer froissant le sable du golfe de Sorrente. Cette voix jadis si généreuse qui s’élevait, gorgée de soleil comme un chant dans l’azur, cette voix qui, au temps de sa jeunesse, s’épanchait en sérénades jusqu’aux balcons des signorine, quelle insondable blessure vint en briser le ressort, l’élan joyeux de poésie ? Quelle défaite au goût amer l’avait-elle condamné à rejoindre les rives du silence ?
Le « paterfamilias » s’était replié peu à peu sur lui-même comme Achille dans son orgueil, meurtri par un monde où il ne trouvait plus la dimension de sa dignité.
Il avait gardé ces mœurs simples et sévères du temps de la République de Camille et de Cincinnatus, où le sénateur ne répugnait pas à retourner lui-même son propre champ, sans déroger aucunement à la majesté de sa magistrature.
Car cette âme de vieux Romain, drapé tour à tour du laticlave du patricien et du tablier de l’artisan, observa jusqu’à la mort l’exigence morale de la décence et de la tenue, cette pourpre que ne peuvent entamer les épreuves triviales du destin.
Comme à l’accoutumée, silencieusement, il s’était apprêté avec soin, l’habit brossé, cravaté et rasé de frais, dans la calme résignation du philosophe stoïcien se préparant à recevoir le Fatum.
Et ELLE vint le rencontrer, la Femme sans visage, par un beau jour de l’été 1988, pour sa dernière promenade solitaire, jusqu’aux champs de Saturne…
Honorius/Les Portes de Janus/1991


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