Le souvenir de l’arrière-grand-mère maternelle, la bien nommée Vincenza De Lucia (prononcer « dé loutchi-ya), restera dans notre mémoire comme une de ces figures tutélaires, issue des antiques lignées de la terre, que l’œuvre du temps a pétri d’une expression infinie de douceur et de bonté.
Son existence résume à elle-seule l’histoire et la destinée des ressources laborieuses de la civilisation. Son nom, qui résonne d’une harmonie céleste, évoque les sources lumineuses d’un midi flamboyant où s’élève la sève d'une jubilation universelle, la puissante allégresse de la vie.
Elle appartient à cette race heureuse, croit-on, des origines, dont le génie féconde jusqu’aux choses que l’on croit inertes et qui répand les bienfaits de l’avenir comme l’ondée sur l’emblavure. Aussi, elle demeure dans mon imagination, le type éternel de ce que l’être humain contient de principe du Bien, l’exemple incarné de ce que les Evangiles désignent comme le Juste et le Bon.
Femme des champs, des labeurs et des fruits patiemment menés à maturité par les vertus d’un fonds inépuisable de courage et d’endurance, attentive au sort de son entourage et des siens, ne gardant pour elle, comme disait Horace, que "cette chose nécessaire qui est de vivre de peu" ; femme gardienne du foyer aux nappes blanches et aux cruches pleines ; femme prêtresse des trésors et des espoirs de l’existence ; j’irai jusqu’à invoquer le nom de Sainte pour celle dont la vie fut une perpétuelle offrande, et dont le cœur abonda de cette généreuse intelligence du bonheur.
Je ne conserve d’elle que quelques photographies des dernières années de sa vie : un corps sec d’olive grecque, un visage brun coiffé de neige, aux traits parcheminés par cette inlassable activité au grand air et au soleil, respirant une richesse infinie de plénitude et de tendresse ; des yeux sombres à l’eau profonde et apaisante, où se devine, comme dans le sourire des statues étrusques, l’expression d’une sagesse bienveillante. J’aime croire qu’elle devait être un peu sorcière, détentrice de pouvoirs hermétiques, je veux dire une de ces bonnes fées inspirées des esprits de la Nature, qui agissent sur terre pour le bonheur du vivant.
Bonne mère, que ton ombre repose au Royaume des Justes ; que ton nom redonne la foi à ceux qui désespèrent; que ta vie filée sur cette terre que tu vénéras, soit toujours un exemple d’amour et d’affection !
Comme toutes ses congénères matrones, la « nonna » nourrissait une piété fervente pour les images dolentes du Christ en croix et de la Madone éplorée, cette piété entêtée des gens simples, empreintes de suprêmes espérances.
Pouvait-il en être autrement pour ces âmes ingénues, que l’austérité d’un devoir terrestre a rendu dociles aux consolations de la religion, à ses promesses d’ineffables extases ? La terre du Sud est décidément d'une fascination implacable. Elle absorbe l'énergie mentale dans une sorte d'éblouissement à la fois cérébral et sensuel dont s'imprègnent, comme une voile de lin trempée dans l'azur, toute l'essence tragique de l'être, cette mélancolie de la volonté plongée dans l'écume du destin. L'épanouissement lumineux de la conscience, l'émerveillement de l'instinct esthétique, le rayonnement des piétés religieuses y jaillirent d'un même désir d'absolu, du même cratère de l'Hyppochrène.
Cette terre est à la fois pétrie du lyrisme de la pensée et du feu de la passion. Le christianisme, qui en épousa les formes sublimes, en résume toute l'âpreté charnelle, toute l'exubérante vitalité.
Prenons l'exemple de la Sainte Vierge. Son image fait l’objet d’une adoration particulièrement passionnée en Italie. Il n’est en effet rien de plus sacré dans le sentiment du catholicisme latin que le doux et pur visage de cette Mère Divine, qui reçoit et comprend le cri des peines et des souffrances, qui répand ses trésors d’absolution sur l’aveu des fautes et des faiblesses, comme ferait une mère chérie avec ses enfants. Car, comme disait Balzac, « le cœur d’une mère est un gouffre au fond duquel se trouve toujours un pardon ».
Marie la Sublime, source de grâce et de bonté, étend son éternel regard de bienveillance sur les désarrois et les passions de l’humanité. Elle règne sur le cœur des humains comme cette antique déesse dont elle perpétue le flambeau, la magnifique Junon, reine des Cieux, principe de pérennité et de fécondité, bénissant la terre et toutes les unions, protectrice de la famille et de l’avenir.
De ce point de vue, le tempérament latin, turbulent et impulsif, ne peut dissimuler sous le voile de la décence morale et le vernis officiel de la religion, son penchant profondément païen de l’existence.
Les vertueuses processions tenues à l’occasion des fêtes solennelles en l’honneur de la Sainte Trinité, des archanges ou des patrons de paroisse, donnent cours à toutes sortes de tumultes et de licences, comme dans une kermesse médiévale.
Si les anciens Dieux sont morts jadis avec l’apogée du christianisme, les pulsions, les désirs, les énergies qu’ils symbolisaient sous leur apparence, et par le culte qui leur était rendu, épousent d’autres formes, diffuses et synchrétiques, où le substrat païen exulte sans vergogne.
A Sienne, par exemple, pendant les courses équestres du Palio, la Divine Matrone, promenée en effigie dans les rues oriflammées de la vieille ville, offre toujours le prétexte à de bruyantes bacchanales. La procession devient cordace, les communiants se muent en corybantes.
On va jusqu’à faire bénir les chevaux dans le chœur de l’église, sur les marches de l’autel sacré, avec les marques d’une solennité extravagante. Ces chevaux sont ensuite conduits en grande pompe dans l’arène des courses, sur cette magnifique Piazza del Campo, en forme de coquille Saint Jacques, dont l’allée périphérique a été sablée pour l’occasion.
Là, dans une débauche de clameurs et de furies populaires, les cavaliers s’élancent à bride abattue, dans une mêlée effrénée où tous les coups sont permis pour franchir la ligne d’arrivée en vainqueurs.
Les courses équestres durent plusieurs jours et sont traditionnellement suivies, en fin de journée, par des ripailles gigantesques auxquelles le peuple est convié à ciel ouvert sur le pavé des ruelles.
Il y a chez les Italiens un sens démonstratif du drame, un instinct jubilatoire de la mise en scène, traduisant un excès de vitalité congénitale. Leur nature exubérante se complaît dans ce mélange de jeux du cirque, de carnaval et de passion religieuse, où plane une réminiscence de l’ancien goût de violence et de sang, le vieux rite humain du sacrifice…
Accompagnée de son fidèle chien (appelons-le Foufi), ce petit roquet placide et mécréant qui la suivait partout, Vincenza, se rendait à l’église, édifice blanc et nu, dont la façade desséchée semble refléter l’ardeur de la terre environnante.
Quelle espérance en la vie et en l’au-delà, quel besoin de réconfort et de grâce, quelle expression de reconnaissance allait-elle porter sur l’autel du Seigneur ? De quelle imploration quotidienne se consumaient les cierges votifs et les prières marmonnées qu’elle dédiait aux forces du passé et de l’avenir, dans l’ombre du transept ?
La maison de Dieu est un mystère où l’être humain se purifie de sa condition terrestre.
Là, plongé dans le silence sacré du recueillement et de l’adoration, dans l’odeur âcre du sanctuaire mystique, il se confie à la vérité sublime du sentiment, accédant à ce supplément d’âme si nécessaire à la recherche de la paix intérieure.
Vincenzo, son mari, appartenait lui-aussi au monde des campagnes, à cette demeure agreste que chantait Horace. Travailleur infatigable, vrai Romain des origines, « ingénieur campagnol », comme disait de lui ma grand-mère ; doué, à l’image de ceux de son état et de sa génération, d’une ingéniosité remarquable pour tous les travaux utiles à l’agriculture et à la vie des champs ; à la fois puisatier, laboureur, moissonneur, corroyeur, sabotier, vannier, maréchal-ferrand, cet homme incarnait à lui-seul « l’héroïsme rustique des vieux âges », vertus d’un monde à jamais disparues.
Une photographie me le montre, sur la fin de sa vie, septuagénaire encore en pleine possession des forces de la santé, arrêté au bord d’un champ qu’il retournait de ses propres mains, un instant interrompu par la pose, un bras appuyé sur la bêche.
Ce vieux confident de Déméter et de Sylène, qui, comme le dépeint le poète, occupa sa vie à « soigner les bois, les troupeaux, le jardin », devait connaître bien des sentiers secrets vers des sources neuves et jaillissantes, où règne le génie primitif de la paix et de la félicité…
Ces deux aïeux formaient le couple le plus exemplaire qu’on pût rêver, à l’image de Philémon et Baucis, ces deux vieux amants phrygiens que la bienveillance divine métamorphosa en arbres sacrés.
Sur leurs terres de Cancello et de Civita-Vecchia, ils entretenaient à la force de leurs bras et au prix d’une patience industrieuse, une véritable corne d’abondance où semblaient se réunir les fruits les plus merveilleux de la Création, dans un paysage imprégné, croit-on, du souvenir harmonieux de l’âge d’or.
Ma mère et ses frères avaient pour seul désir de pouvoir enfin les rejoindre sur le domaine, chaque jour après l’école et pendant les journées de vacances, mêler leurs éclats de joie aux travaux champêtres, et profiter des bontés naturelles que la terre prodigue aux enfants qui l’honorent et la vénèrent.
Lorsque ma mère, adulte, revint au pays de son enfance, lors d’un séjour qui ne devait être que celui d’une estivante, elle embrassa une dernière fois ses chers grands-parents, pourvoyeurs bénis des années heureuses. Vincenza, des pleurs inondant sa vielle face ridée, ses bras maigres enlaçant, dans une ultime étreinte, les épaules de sa petite-fille, lui adressa sa parole d’adieu ; car il était dit qu’elles ne se reverraient jamais plus en ce monde.
Depuis des lustres, les corps de ces aïeux ont rejoint le sein de la terre, comme la neige de l’Apennin retourne aux flots du Volturne ; et l’âme de Philémon, et l’âme de Baucis, liées jusqu’à la fin des temps, reposent parmi les chênes et les tilleuls des montagnes éternelles, sur ce sol qui épuisa de fertilité leur bonheur de mortels.
Leurs images se confondent avec le souvenir des bergers d’Arcadie, la légende heureuse des origines, dont il ne reste, aux descendants encore instruits de leurs vies passées, qu’un lointain sentiment de vague nostalgie.
Honorius/ Les Portes de Janus/ 1992


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