Avant d'incarcérer mes rêves et mes désirs de liberté, avant de me contraindre à ne plus voir le monde que par le jour d'un soupirail, la pression de la vie sociale me laissa quelques années d'errance monotone et inquiète, une sorte de purgatoire dont je fuyais à chaque occasion le poids de l'ennui par des évasions, oui, des exodes éperdus sur la terre d'Italie. Ce furent surtout des séjours en Campanie, la terre heureuse, mais aussi des périples par la Ligurie, la Toscane ou la Vénétie.
Je voulus voir Florence la ville merveilleuse dont tous les esprits sensibles et cultivés que compte le Gotha des esthètes, en ont déblatéré les portraits les plus distingués, de la sérénité idéale du ciel aux splendeurs du caractère « rinascimento, de la douceur de l'air à l'onctuosité incomparable de ses gelati, les reflets crépusculaires le long de l'Arno, sans oublier la richesse incomparable de ses musées etc.. Comme disait Sainte Beuve, « ce serait presque une témérité d’y vouloir ajouter ». Si tous ceux qui avaient la vision du Paradis en faisaient la description, ils ne pourraient assurément échapper à la longue à cette espèce de misère des lieux communs et des poncifs. Le Paradis, un lieu commun, c'est tout dire.
Je me souviens d’une nuit. Je logeais via San Egidio, dans une ancienne demeure de style Cinque Cento, comme il s’entend, dont la propriétaire m’avait laissé la clef, ustensile énorme et encombrant que je ne savais où conserver, et qui me servait à ouvrir, lors de mes retours nocturnes, une porte de bois monumentale richement ferronnée et sculptée.
Ma chambre était une vaste pièce précieusement meublée d’armoires et de commodes chantournées qu'ont eût dites du temps des Médicis, en bois de noyer luisant de vieille cire, lourdes de silence, de vice, d'intrigue et de mystère. Sur le plafond vertigineux, comme dans une salle ducale, encadré de solives aux nervures dilatées par le temps, se lovaient des moulures aux tresses dorées et des rinceaux d’azur convergeant vers un soleil héraldique. Au centre de cette perspective de petit paradis michelangelesque trônait un lustre énorme, bourgeonnant comme une grappe de diamants.
Etendu sur un grand lit moelleusement damassé, j’observais pour ainsi dire la rumeur de la nuit florentine.
Dans la pénombre bleutée de la pièce, à travers les meneaux aux carreaux de verre dépoli, me parvenait l’écho des carrousels.
Quelques calèches attardées, emportant les derniers promeneurs sentimentaux, passaient encore sous mes fenêtres, pour rejoindre la Piazza del Duomo, heurtant le pavé sec et sonore d’un long roulement d’équipage. Je me retrouvais au cœur d’un autre siècle, de retour d’exil d’une trop longue et énervante modernité, avec la magique impression de reprendre possession d’un vieil héritage trop longtemps confisqué, de revivre quelques minutes d’une ancienne existence, à l’image de ce prince d’Aquitaine que chantait Gérard de Nerval, qui retrouverait, pour un instant ressuscité, le foyer de sa « tour abolie ».
Et puis il y eut Venise. Venise mérite toujours la place suprême dans la galerie des fortes impressions sentimentales ! Qui n’a pas vécu, face à ce miracle éblouissant de l’art et de la vie, une de ses plus grandes émotions esthétiques?
Vraiment là aussi, que dire de plus, que dire de mieux que tout ce qui a été dit de merveille et de passion sur cette perle de l’humanité, de la haute humanité ? L'alchimie du verbe ne saurait transmuter l'or en quelque chose de plus vertueux que l'or. On n'ajoute rien à la perfection que de l'inutile et du superflu.
Que dire en effet qui ne fût déjà exalté de ce rêve follement aristocratique qu'est la Sérénissime? Que dire qui ne fût déjà mille fois célébré de cette ivresse romanesque, de cette féerie, de cet enchantement ? Chacun y ressentira cette atmosphère envoûtante, presque oppressante de mélancolie, d’amour et de beauté désespérés ? Mais il n'y a que la puissance poétique pour sublimer le langage de l'âme devant le prodige du monde.
Venise, ô grèves sublimes des naufrages extatiques où la mélodie éparpillée des gaîtés éphémères se réfracte en longs appels diffus, secrets, solitaires, comme des oiseaux de crépuscule.
Venise, ce fut l’image d’une femme supérieurement belle, sensible et intelligente, une de ces Grandes Duchesses drapées de luxe et de faste que l’on n’oserait importuner de mots, de déclarations, enfin de tout le grotesque et le maladroit de l’innocence triviale du désir. D’elle, on ne peut que rêver en silence et souffrir…
Venise, son nom rime si bien comme une friandise, un délice de mignardise à la grâce exquise, une de ces bonbonnières rococo de boudoir aux fragrances suaves et un peu écoeurantes; un caprice de Marquise qui n'en fait qu'à sa guise sous les ors et les stucs et qui vous ruine en une nuit à la table des casinos plus d'un créancier du Grand Turc et du Roi de France. Et puis toute la magie mélancolique de son carnaval nocturne, ce jeu d'ombres alanguies et phtysiques, où la mort masquée hume le musc des cadavres.
La vision de Visconti pourrait être la dernière image, le dernier souvenir à emporter de cette magie à l'agonie. Les fantômes aristocratiques délabrés par la marche inexorable des temps s'évanouissent peu à peu dans les palais déserts et l'aube triste, alors que Venise est livrée à la "pestilence" du choléra, pestilence que l'historien de la civilisation devinera tout aussi bien dans cette rumeur des foules conquérantes qui roule, qui enfle et qui gronde. La suite, on la connaît.
Car Venise rongée, humiliée par le ressac de la modernité la plus cupide, la plus sordide, Venise livrée aux margoulins du Temple et aux plèbes cosmopolites de grands bazars internationaux.
Venise déchue, Venise la prostituée des tours opérateurs, la courtisane décatie de Barnum livrée à l’avidité des jouissances sacrilèges, vendant le mirage de ses charmes élimés aux masses victorieuses de l’Histoire. Venise ou le Dysneyland d'un romantisme commercial de pacotille. Pas une encoignure privative qui ne fût importunée des regards ahuris et des odeurs de pieds d'un moutonnement incessant.
Quelle dignité reste-t-il à sauver d'une telle déchéance? Je pourrais certes proclamer avec une certaine résignation: Venise l’Eternelle, le royaume fascinant du rêve et du hasard, le mystère ineffable de la Beauté, de la Mort et du Temps. Son image se reflète comme l’immense détresse d’un terme de la vie, en fresques d’un monde finissant, plongeant ses derniers feux couchants dans les limbes fiévreux de la lagune. L'âme semble s'immerger dans un miroir de soi-même. Quelle sensation étrange à vrai dire de se voir donner de s'asseoir à son propre chevet et d'assister au songe de sa propre agonie.
Mais aussi et surtout, tel un contrepoids d'antithèse, Venise comme un indicible espoir de résurrection, au pied de ces colonnes d’Hercule ouvertes sur l’Orient, ultime escale vers d’autres rêveries, l’invitation à un nouveau départ etc..on peut toujours y croire.
Ma première rencontre avec la Sérénissime eut lieu à l’aube d’un jour d’été. L’aurore noyait ses premières lueurs sombres dans la lagune. Des rangées de fanaux alignés à la surface de la mer formaient depuis Mestre comme une allée de flambeaux en direction de la cité merveilleuse : La Reine de l’Adriatique.
Au sortir d’une gare, déprimante et sordide comme toutes les gares, il me sembla traverser le lourd rideau d’une grande scène de théâtre, pour aborder soudain, encore tout hésitant à l’approche de cet inconnu que je pressentais comme un émerveillement, le mystère d’un monde étrange et fascinant se déployant, à travers la lumière tamisée de l’aube, dans un décor somptueux d’opéra et de magie aquatique
Une paix profonde régnait sur le canal étendu devant moi où j’apercevais les lignes exotiques de façades et de coupoles endormies. Seule la silhouette noire d’une gondole fila silencieusement sur l’eau, comme une anguille. Rien d'autre qui ne bougeât ni ne frémît. Tous les phantasmes d'extravagance et d'opulence, même celui de la Mort, mascotte des lieux si vantée sous son masque de soleil, la Mort au visage burlesque et halluciné, semblaient encore ensevelis sous le crêpe épais d'un faux sommeil.
Comme tous les prétendants à cet univers vertueux de la grâce et de la beauté, je me sentais projeté dans une dimension irréelle de l’existence, délesté de ces éléments communs, de ces scories tenaces qui forment le monde sans âme de l’ordinaire.
Ce monde, je le sentais enfin derrière moi, sur l’autre rive du Léthé, horrifiant et méprisable. Mais n'étais-je pas moi-même le jouet d'une scénographie savamment orchestrée, la dupe d'une de ces machinations totalitaires où la matière et l'espace tiendraient cyniquement un rôle, où la gare sordide, le monde réel suintant l'ennui et le dégoût feraient partie eux aussi du décor. Un décor à deux plans, l'un figurant l'ombre, l'autre la lumière, reliés par des passerelles tentatrices où Venise s'affiche en tête de gondole, pourrait-on dire, un produit d'appel tout pimpant des couleurs du mystère et de la mélancolie, ciblé pour les évanescents et les écorchés du coeur, comme d'autres le seraient des couleurs de l'inédit, du sauvage, du trépidant ou de l'authentique, suivant le jusant des escarcelles et des humeurs?
Et, franchissant le pont devant la « ferrovia », je m’enfonçai peu à peu dans le dédale étroit des ruelles et des « calle » tortueuses, dans un jeu de labyrinthe initiatique, porté par cet élan intuitif du hasard et de la volonté, vers la lumière dorée des âmes amoureuses, avec cette exactitude conforme en tout point à ce que prédisent et garantissent les dépliants publicitaires.
Ô joie, ô délivrance de la belle aventure !
Post-Scriptum:
Oh combien de temps j'ai erré, j'ai erré
Aux langueurs de ces morts lentes qui dérivent
A traquer, comme un pauvre halluciné
De faux bonheurs masqués qui vous éconduisent...
Dans le registre des impressions exceptionnelles, j’ai une pensée tendre et sincère pour Capri, cette île merveilleuse perchée comme un havre de petit paradis au large du golfe de Naples. Ah Naples, plus que le nom charmeur d'une métropole méditerranéenne, c'est un phantasme dyonisien de sons et de lumières, un tumulte d'assouvissement, une violence éparpillée de bonheur, une sauvagerie des sens, les remugles remuants d'une humanité s'ébrouant dans l'écume primitive, une clarté qui terrasse l'impassibilité de l'âme, la gloire et la misère, un drame de désir et de volonté...
Après une heure de traversée au cours de laquelle l’immense baie parthénopéenne n’en finit plus de s’éloigner dans son aura blanche éblouissante, se dressent soudain, comme des géants brisant les vapeurs marines, de hautes falaises de rochers bleus. On croirait voir s'approcher, noyée dans le mystère et le silence du brouillard matinal, une version de l'île des morts. Mais le séjour des ombres s'illumine, s'ouvre peu à peu, dans une superbe levée de rideau sur un ciel d'azur infini irisé de nacre, au spectacle de l'enchantement.
Le bateau se glisse dans un port minuscule extrêmement pittoresque avec ses barques multicolores accostées nonchalamment comme des pensées insouciantes et ses façades écaillées d'aube éclatante, mêlées d'ocre et de safran, formant comme un décor d’opérette.
Combien de poètes ont chanté les louanges de cette île chargée de sentiment et d’histoire, combien d’âmes nostalgiques y ont invoqué le séjour des dieux anciens dont le souffle semble encore animer la beauté fraîche et ingénue de sa nature, la pulpe rincée et ruisselante de son printemps.
Il n’est nul endroit sur terre, pourrait-on croire, aussi fleuri que Capri ; chaque muret, chaque balcon, chaque sentier regorge d’un déferlement de floraisons superbes et odoriférantes, d’une richesse de couleurs et de formes extraordinaires, dont la profusion se prolonge jusque dans la mort.
Je revois en effet le spectacle émouvant d’un cercueil d’adolescent, couché sur un lit de roses et de mille autre parures, traversant en cortège la montagne abrupte vers sa dernière demeure au-dessus de la mer. Divine image de Sarpédon oint de l’ambroisie de l’immortalité, porté au pied du trône olympien, dans l’ultime gloire de sa jeunesse !
On quitte rapidement le petit centre du village pour rejoindre les sentiers longeant de luxueuses propriétés discrètement camouflées par des végétations exotiques. Ces demeures appartiennent presque toutes à des magnats américains ou teutons ayant bâti leurs fortunes sur des spasmes éphémères, sur l'aliénation et le chaos qui convulsent le monde. Ils viennent reposer ici, dans un luxe babylonien, le secret carnassier de leurs névroses
J’ai vu une de ces femmes de marchand de pétrole, descendant de sa cadillac d’un pas altier, daignant s’adresser aux gens du pays en un sabir latino, s’imaginant sans doute avoir affaire, en la personne de ces fils de César et d’Auguste, à des peons d’Amérique Centrale, condamnés à mendier à la botte des yankees.
C’est au hasard d’une de mes escapades, entre la grotta azzura et le palais de Tibère, que j’arrivai près de la maison de l’écrivain Curzio Malaparte, disparu en 1957. La villa, qui semblait inoccupée depuis des lustres, se dressait au bout d’un sentier perdu parmi les rochers et les bosquets sauvages. Le toit en terrasse formait comme un promontoire au-dessus de la mer, dans une prodigieuse vision de solitude de bout du monde battue par les élans incessants du ressac.
Capri demeure un jardin béni des dieux, gorgé d’azur marin et de soleil, un sanctuaire que l’on désire inviolable comme l’île céleste d’Aristophane, dans le silence souverain des statues.
La mer de saphir où luisent des rires de sirènes joue sur les rochers, effilochant sa chevelure en traînes d’effervescence…La mer qui ondule et respire de ses poumons immenses, univers de Neptune bruissant d’antiques odyssées où les trirèmes aux robes blanches allongent le rostre vers de nouveaux rivages…
Honorius /Les Portes de Janus
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