lundi 2 mars 1992

Alma Mater(14) Héros malgré eux, les enfants de la Louve


Dans un manuel scolaire italien datant de 1941, conservé dans les archives du transport familial, on peut lire la phrase suivante : « La plus grande richesse de l’Italie, enviée de tous les autres pays, repose dans ses enfants, les « enfants de Mussolini », qui grandissent par milliers, beaux, sains, bons, robustes, hardis, et qui, avec le temps, deviendront des citoyens et des soldats valeureux, courageux et généreux, dévoués au bien de leur pays, prêts à œuvrer et à mourir pour lui ». 
Voilà bien de ce style pompeux employé par les pays totalitaires qui entendent embrigader leur jeunesse. Et cela commence toujours avec la gymnastique.
Ma mère me racontait en effet comment chaque semaine à Santa Maria a Vico, les filles de la Louve et les Ballilas, dans lesquels elle était enrôlée elle et ses frères, avec toute la fleur de la jeunesse italienne, étaient rassemblés sur la place publique pour des démonstrations collectives. Et même, à ce qui a été rapporté, que le roi Vittorio Emmanuelle III, aurait honoré de sa présence une de ces parades spectaculaires dont se drapait alors l’Italie dans le culte de son orgueil romain. 
Cette jeunesse voulue par le Duce, héritier fantoche et gesticulant du rêve impérial, devait incarner la permanence et l’avenir d’une nation puissante et conquérante. 
On sait à quelles aberrations délirantes et destructives cette conception exacerbée de la nation précipitait à la même époque l’embrigadement de la jeunesse allemande. 
Toutefois, le village de Santa Maria vivait relativement en marge des grands mouvements d’hystérie collective. Comme dans tous les bourgs ruraux, la vie y restait paisible et les activités locales absorbaient davantage l’énergie commune que le temps consacré aux mascarades idéologiques, nonobstant quelques signes apparents d’obédience au régime, ce que Tacite aurait pu appeler « obsequium in pace », l’obéissance dans la paix. 
Pendant les heures d’école, les enfants devaient revêtir leurs uniformes noirs, de la sinistre et "noble" couleur fasciste, observer une discipline quasi-militaire de gardes-à-vous, de "mani sul banco", d’inspections de propreté et de tenue, de marches en rang et de saluts romains. 
L’institutrice, femme rigide et peu conciliante, toute dévouée aux prescriptions officielles, se faisait un devoir de corriger les écarts des jeunes natures insouciantes dont elle avait la charge. Ma petite mère se vit infliger des coups de règle sur les doigts, comme d’autres gamins pouvaient en recevoir ailleurs pour des espiègleries, au motif que son bras ne rendait pas l’hommage au Duce, conformément à la droiture d’équerre requise. 
L’instruction civique revêtait les formes d’un catéchisme dans le goût obsessionnel de la plastique gréco-romaine, exaltant les valeurs d’énergie physique et morale qui doivent fonder la vertu civilisatrice des peuples forts etc. 
Aux incantations du nouveau César, les foules latines devaient couvrir les champs de Mars, rouvrir les portes de Janus au souffle d’une nouvelle gloire ; les aigles romaines, descendues du Quirinus natal comme les sources tumultueuses de l’Apennin, devaient étendre sous leur course la victoire des armes impériales, combattre à nouveau le Parthe fourbe et le Maure cruel, le Mède au cheval rapide sans oublier le Germain au regard farouche, abattre enfin la superbe des anciennes nations rivales. 
C’est ainsi que mon grand-père, chasseur d’Afrique en Libye, évoquait l’armée de Scipion contre Carthage, et mon grand-oncle Antonio De Lucia, engagé en Grèce, relevait la mémoire des légions de Paul Emile et de Sylla. 
Le sol de l’Italie était appelé à nourrir l’âme et la chair d’un nouvel héroïsme, le flanc des femmes à perpétuer la race des vainqueurs, les sanctuaires à ressusciter l’ardeur des offrandes collectives. 
Rome, redressée dans son antique grandeur, devait reforger des lois à l’univers soumis à son éternelle puissance. 
Une photographie de passeport me montre mon arrière-grand-père Vincenzo De Lucia, en 1941, au moment de rejoindre son fils Antonio dans un hôpital de campagne en Grèce. Celui-ci avait été gravement blessé au ventre par un éclat de roche au cours d’une bataille livrée dans les montagnes helléniques. 
L’offensive des magnifiques légions romaines s’est échouée contre les phalanges gréco-macédoniennes, comme elle s’est échouée partout ailleurs dans les sables d’Egypte, de Libye et d’Ethiopie, mettant un terme aux illusions de triomphe et de gloire de la grandiloquence mussolinienne. 
Le regard de cet aïeul, ancré dans la vieille photographie, exprime à lui-seul le chagrin et la douleur d’un peuple plus doué pour les vertus civiques et les grâces de la paix que pour les aventures contre nature d’une guerre qu’il n’avait ni le goût ni la volonté de soutenir. 
Pourtant, à évoquer aujourd’hui cette période de l’histoire, ma grand-mère ne semble éprouver aucun sentiment d'affliction, de colère ou de remords. Doit-on l’imputer aux effets du grand âge qui émousse la lucidité du réel et avec elle l’âpreté des plus mauvais souvenirs ? 
Pour elle, à l’entendre dire, il était légitime de faire don de son or à la grandeur du « Senatus Populusque Romanus », il était légitime de prier pour la victoire du Duce, le bienfaiteur de l’Italie, et de semer des fleurs sur son passage, comme jadis au triomphe des consuls ou des héros de Salamine. 
Et autant en emporte le vent...

Honorius/ Les Portes de Janus/1992




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