lundi 2 mars 1992

Alma Mater (15) Le sang de ma mère


C'est toujours une épreuve particulière de revenir après une longue absence sur les lieux de son enfance. Ces lieux qui sont souvent restés dans notre souvenir plus grands, plus secrets ou plus extraordinaires que dans l'état où nous les retrouvons. Une bourgade paisible, par exemple, où nous buvions l'eau à la fontaine sous l'ombre des vieux figuiers et qui se serait métamorphosée en cité bruyante et agitée où si peu de choses semblent subsister de l'antique rusticité. Cependant, certains détails nous réapparaissent tels qu'on se souvient de les avoir quittés. Et si les lieux et les choses parmi lesquels nous sommes nés et avons grandi, passent ou se transforment irrémédiablement, ils laissent derrière eux, quelle que soit leur destinée, comme un parfum domestique de tendresse, l'âme irréductible des vieilles traces, une continuité de soi-même. Et puis, il y a les personnes, amis ou parents, ceux qui ont survécu au lent naufrage du temps, vieillies, imperturbables, méconnaissables parfois, restant là, comme le roi Egée sur sa falaise, ne sachant plus qu'ils sont encore là à attendre, à l’ombre du silence et de l’oubli, le retour inespéré des âmes chères. Mais les êtres, même les plus merveilleux, même ceux que l'on eût cru éternels tant leur âme fut belle, retournent si vite à la terre, que le souvenir de leur vertu se perpétuera à jamais dans le royaume de l'esprit. Et quand il ne reste plus rien ni des êtres ni des liens qui nous unissent vitalement, originellement à une terre, à un lieu d'identité, certains d'entre nous, livrés à une grande solitude intérieure, sommes alors devenus les ombres de nous-mêmes.

J’accompagnais ma mère, revenue après tant d’années d’exil, et, récrivant ensemble le poème de Verlaine, nous avons « poussé la porte étroite qui chancelle » sur le jardin de la zia Maria. 
Rien n’avait changé : le noyer, la vigne, le figuier, l’échelle adossée à la même lucarne contre la grange, et cette vieille tante maternelle, femme maigre et usée, accueillant pour la dernière fois ma mère qui avait grandi à son tablier, cette tante qui, tel un vieil arbre desséché, un feu dans l’âtre près de s’éteindre, approchait le terme de son existence. 
Chaque pierre, chaque sentier, chaque objet, perpétué dans la vie permanente, était resté familier, dans ce jardin encore épargné par les déshérences du Temps et l'emballement du Progrès, entretenu comme un autel de déesse tutélaire. 
Et ce rude parler de terroir, ce campanien de la Terre de Labour, proche du langage osque et latin des origines, se réveillait dans le cœur de ma mère comme un vieux génie domestique, reprenait corps au contact de la terre nourricière, reprenait chair dans ses liens un moment renoués avec les êtres et les choses. 
Combien de tendresse, combien d’amour, d’affection, de joie et de bonheur oubliés, anémiés, depuis des lustres recouvraient un regain de sève au contact des racines de l’ancienne vie, rejaillissaient de manière irrésistible, comme les eaux bouillonnantes du Volturne en automne.
Et les sanglots étranglaient ces femmes du même sang, nées dans le même berceau, élevées à la chaleur de la même flamme, qu’un destin impassible avait fini par rendre l’une à l’autre comme deux étrangères. 
Car ma mère revenait avec le lourd sentiment de n’être plus qu’une étrangère sur cette terre qui la vit naître, elle et les ancêtres de ses ancêtres, dans ces jardins de la Campanie heureuse, où elle fut pendant toutes ses années d’enfance, la petite « Linarella », ces lieux qui s'étaient affranchis de l'injonction de ses souvenirs et qu'elle reconnaissait à peine, depuis que la porte s'était refermée sur la maison vide. Elle revenait parmi ces passants anonymes des quartiers de son enfance, ceux de la Via Appia, de la Via Novanese et des Figliarini. Il n’était pas une seule de ces personnes qui ne fût liée à elle par d’anciennes affinités, par l’histoire et par le sang, et qu’elle croisait sur les places et dans les ruelles, ignorants et indifférents de leur chaleur commune. 
Tout ce qui l’unissait à l’ancienne vie, lui représentait, dans cette résurrection éphémère et illusoire, tout ce qui l’en séparait depuis déjà longtemps. Du langage et de la connaissance des êtres qui fondent l’âme collective, elle n’en possédait plus que des réminiscences, et elle-même, au regard de ces lieux, n’était plus qu’une réminiscence… 
Ma mère a vécu ici jusqu’à l’âge de quinze ans. A bien y regarder, toute l'innocence  et la plénitude de la vie pourraient être contenues dans quinze printemps, ce que dure l'existence libre et sauvage d'un loup de l'Apennin. Le reste, à peu de chose près, est comme une excroissance qui se consume dans la pitrerie et l'aliénation sociales, l'apprentissage du ressentiment contre l'injustice et l'absurdité et l'espoir exténué de jours meilleurs. Mais dans son esprit d’enfant, le départ pour la France représentait une aventure joyeuse et stimulante une découverte enjouée du monde, la grand voile vers l’inconnu exaltant. C'étaient les années d'après-guerre où tout aspirait au renouveau, à la hardiesse et au mouvement.
La photographie de son passeport me la montre, image empreinte de moi-même, toute fraîche émoulue de son terroir mythique, belle figure méditerranéenne, lumineuse et ingénue, les yeux au naturel couleur noisette, recelant pourtant ce fond déjà sérieux des natures livrées tôt au contact des pesantes réalités. 
Plus je contemple cette image figée à un moment crucial de son existence, plus je ressens le désir insensé de la sauver du mirage auquel son adolescence fut pour ainsi dire sacrifiée, l’envie presque désespérée de lui crier, comme à travers un mur de cristal, de faire demi-tour, de renoncer à une aventure pavée de résignations indignes d’une fille de roi, telle Médée emportée malgré elle dans la course fatidique vers la Toison d’or. 
La mélancolie de l’exil plana bientôt comme une ombre sur sa destinée ; et sous combien de fourches d’amertume dut fléchir cette fière tête d’Atalante ! 
Ô mère chérie, que n’es-tu restée dans ta belle Hespérie natale, la patrie bienheureuse aux brises d’azur! Nous aurions ensemble construit nos rêves de pierre, nos tours angevines qui regardent la mer tyrrhénienne, nos sentiers fleuris parmi les marbres et la lumière, où nous eussions vécu éternellement… 
Et moi, près de toi, dans ce doux paysage aimé des dieux, j’eusse pleuré de bonheur à te voir resplendir dans ta juste gloire, dans ce calice radieux qui accueillit un jour ton heureuse naissance. 

Honorius/ Les Portes de Janus/ 1992

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