jeudi 2 avril 1992

Alma Mater (16) La gloire de ma mère

Angelina NUZZO. Naples, vers 1959

Les peuples amérindiens avaient cette croyance fataliste, commune sans doute à tous les « primitifs », qu’un événement arrive par nécessité, que sa survenue doit permettre naturellement celle d’un autre événement qui était appelé lui aussi à se produire. C’est ce que la philosophie moderne appelle le déterminisme de l’Histoire, ce que les Anciens appelaient le Destin.
C’est ainsi que le déracinement de ma mère de ses origines était en quelque sorte nécessaire au don de sa beauté au monde, au mélange des sangs qui me donna le jour et dont je lui dois la plus grande reconnaissance, puisque c’est d’une volonté créatrice venue perturber le cours prévisible des événements que je suis en vérité ce que je suis. 
Ma mère a été, je dois le dire, une femme douée d’une grande beauté : un visage aux lignes harmonieuses, alliant aux proportions classiques un soupçon d’atavisme oriental perceptible au naturel dans une légère et gracieuse bride des yeux, particularité qu'elle partage avec la plupart de sa parentèle. On y reconnaîtrait aisément un type gréco-latin de la souche la plus authentique. L’étude ethnologique y décèlerait sans doute également, outre l’hérédité grecque et latine, des substrats osques, samnites, étrusques, des apports africains et arabes, des lignées burgondes, ostrogothiques et normandes, certaine contribution ibérique du temps des Aragonais, tout cela savamment mêlé au cours des âges. Car la Campanie aux terres fertiles, située dans cette aire méridionale jadis nommée la Grande Grèce, fut comme un delta d’alluvions civilisatrices, un creuset de peuples tour à tour conquérants et conquis, guerriers et paysans, barbares et civilisateurs, venus en coulées migratoires des montagnes sabelliennes du Nord, ou portés par le vent des confins mythiques de la mer. L’Empire Romain, par son appétit à dévorer le monde, en ouvrant l’Italie aux gabegies de l’accaparement et aux flux incessants du trafic humain, ceux de la guerre et de l’esclavage, acheva cette œuvre prodigieusement féconde de cosmopolitisme. Les invasions germaniques de la fin de l’Empire et les aventures médiévales européennes firent le reste. La Campanie, fleuron du Royaume des Deux-Siciles, puis coeur vibrant du Royaume de Naples, ne cessa jamais d’être une terre convoitée pour sa douceur et son charme, ses labours généreux et ses promontoires tout autant poétiques que stratégiques au-dessus de la mer. Les deux cornes d’abondances posées en sautoir sur un champ d’azur, l’une garnie d’épis de blé, l’autre de grappes de fruits, sont devenues depuis des siècles l’emblème de la Campanie Heureuse, la Campania Felix des Romains. 
C’est de ce sol irrigué de l’exultation et de la turbulence des sangs, des volontés irrésistibles de bonheur, des poésies indomptables d’éternité, que s’est façonné depuis trois mille ans ce tempérament sauvagement épris de paix et de liberté. La Campanie, depuis les montagnes samnites aux champs phlégréens où plane l'ombre du redoutable "Mons Vesuvius"; la Campanie, des terrasses de Capoue aux promontoires de Sorrente et de Maratea, est comme une mosaïque de couleurs violentes, figée dans un songe de plénitude et d’apaisement. 
Si l’être humain provient de la glaise, de « l’humus » primitif, la lignée de ma mère plonge assurément ses racines dans ce terreau épique où le souffle de l'esprit, qui grandit continuellement le monde, mêla tant de projets, de ruines et de destins. Il y a dans le tumulte, le mouvement perpétuels de l'univers comme un principe de ténacité, une énergie d'obstination à rendre possible la perception d'une permanence, d'une harmonie constante des formes et des choses; il y a comme une volonté fascinée, absorbée dans sa propre conscience, à créer le désir d'unité et de calme contemplation, jusque dans les  plus fines sensations de la matière et de l'espace, et qui se prolonge infiniment. Ah, terre radieuse, dans ces instants d'éternité, sentir si merveilleusement la vie et notre présence miraculeuse au monde!
Je regarde avec quelque admiration les images de ma mère dans les portraits très plastiques des années cinquante. Les lignes de son visage y apparaissent pures et idéales comme les photographies de stars pour magasines. 
Sur les terrasses de Naples ouvertes à tous les zéphyrs au-dessus de la mer, c’est une walkyrie méditerranéenne de vingt ans, la fille d’Aphrodite et d’Eole qui contemple l'éblouissante clarté de son royaume. 
Jules César se glorifiait de remonter sa lignée jusqu’à Vénus ; moi j’éprouve la plus grande fierté d’être le fils charnel de cette femme mortelle, dont le sein, pétri de terre, de lumière et d’écume, contient tout le mystère de la beauté et de l'origine du monde… 

Honorius/Les Portes de Janus/1992







Angelina et son frère Mario à Ischia, vers 1959

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