Puis ce fut le jour sublime de la sublime délivrance. Le peuple italien, châtié tout autant par ses propres emportements insensés que par les brutalités de l'Ostrogoth, se réveilla soudain dans les décombres d’une aventure cuisante qui n’eut jamais rien d’impérial, malgré la superbe agitée par les moulinets à pompon et à plume du Duce. Peuple démuni d'une très antique gloire romaine qui ne lui appartenait plus, peuple pourtant comblé de tant de vertus spirituelles qui ne cessent d'illuminer le monde.
Jour ô combien mémorable dans les souvenirs impressionnés de l’enfant et de l’humanité, où la justice des dieux et des hommes déchaîne enfin son terrible courroux. Les clameurs du combat et le lourd fracas des armes se lèvent et enflent comme la tempête afin de briser le joug infâme de la tyrannie, comme le souffle de Jéhova brise les cités impies. Sur terre et dans les airs, des myriades d’escadrons de fer déferlent, nuées chevauchantes, dans la paume aride et radieuse de la «Graecia Magna », ouvrant dans le soleil la route de Rome.
La puissance irrésistible de l’offensive alliée finira par balayer, expurger, pulvériser toute résistance de cet avatar innommable de l’odieux Carthaginois, du Germain féroce, qui ravage le sol de l'Italie.
Comme l’armée de Cadmus surgie de terre à l’appel d’un grand dessein, l’immense armée des libérateurs s’est levée de tous les continents, pour se rassembler, tumultueuse Babel, en ce point de l’univers, sur le front de nouvelles citadelles.
La voici cette armée, vaste océan étincelant né de mille fleuves et de cent mille torrents : bannières innombrables de la nouvelle Atlantide, légions des Francs Saliens et des valeureuses phalanges de l'Empire, houle des falaises d'Albion, des montagnes celtiques et des mers anglo-saxonnes du bout du monde…
Portée par le souffle du grand large, cette multitude s’est jetée en masse sur les grèves du vieux monde dans cette lutte appelée à être gigantesque. Elle répand ses flots de jeunes héros dans les sillons abrupts de cette terre d’histoire fertile et douloureuse, se fondant dans la grisaille brûlante des pierres sèches, l’ocre des moissons d’automne, dans les chemins escarpés du courage et de la peur.
Soldats de la liberté, libérez cette terre de l’emprise exécrée, cette terre où jadis plièrent tour à tour les ennemis du peuple romain, ce peuple de volonté et d'endurance promis à un destin millénaire, à qui Romulus, "le fier nourrisson de la louve, donna un empire infini comme les temps" (Virgile).
Libérez le vieux royaume de Saturne pour y restaurer la paix et l’harmonie primitives ; ralliez dans vos rangs les fils de ce peuple qui vous accueille la joie au cœur ; armez leurs bras impatients de combat, de grandeur et de justice ; enfin livrez ensemble la grande bataille pour l’Italie, la mère des nations d’Europe et la «terre du génie ». (28 novembre 1995)
Perdue au cœur de la tourmente où le fléau de la guerre s’abat sur les peuples et la terre meurtries, où es-tu douce Angélina, petite fille riant aux couleurs de l’Enfance, claquant la pierre de tes sandales de poussière, ondine bruissant dans tes robes de fleurs trempées d’azur ?
L’orgueil de tes pères, héritiers des Tarquins et des Augustes, élevé aux vertus nourricières d’une splendide civilisation, a été livré à la sauvagerie du Barbare.
Mais l’heure est venue où cet hydre funeste à la paix du monde, cet oppresseur de toute dignité humaine, doit trembler et succomber.
Il subira bientôt au centuple le sort infligé jadis par les légions de Rome à ses ancêtres, dont les chefs furent jetés, couverts de chaînes, au spectacle des triomphes.
Douce Angélina, tout redeviendra alors comme avant, les temples et les cités magnifiques brilleront de nouveau au soleil, les eaux du Volturne irrigueront en paix les jardins emplis de fruits et de miel, le laboureur recueillera librement les moissons de son champ, lourdes de maturité ; comme avant, les troupeaux paîtront les riches pâturages dans les clartés dorées du temps de Janus, et la mer inondera de bleu l’éternelle lumière…
( 7 décembre 1995)
1er octobre 1943 : Les troupes allemandes du maréchal Kesselring, retranchées dans Naples, ont livré une bataille terrible contre la population civile qui s’est soulevée en masse, et les forces alliées progressent par le Sud. Au terme de quatre jours de combats acharnés ruinant la ville de tuerie et de destructions, les Allemands, ivres de rage, refluent vers le Nord, chassées pour la première fois dans l'Europe en guerre, par les bras nus du peuple.
Une nouvelle ligne de front s’est rapidement constituée entre Castelvolturno et Benevento. Le village de Santa Maria a Vico, situé en marge de la zone libérée, accueille à son tour les éléments avancés de l’armée américaine et alliée.
Là encore se renouvelle ce spectacle extraordinaire qui depuis quelques mois embrase les rives méditerranéennes et qui se propagera comme une longue déferlante sur l’ensemble de l’Europe opprimée.
Il n’est pour ainsi dire pas une cité, une bourgade de ce malheureux continent où les scènes de liesse populaire ne conjureront bientôt les ténèbres où elles furent ensevelies.
Je perçois des crépitements de foule bigarrée, zébrée par les sagaies du soleil d’automne, des houles de regards enflammés de milliers d’expressions de ferveur, des pluies de bras criblant l’air frénétiquement comme un orage de juin ; des éclats de cris et de voix réfractés en cascades de clameurs ; les façades blanches, jaunes, ocres délavés dans les rues coupées d’ombre et éclaboussées de lumière ; le clocher de la « Parocchia » vibrant d’un son inaudible dans le grondement de la joie humaine.
Les colonnes de soldats américains, comme de longues trirèmes, fendent les flots de la foule rassemblée en masse comme pour un jour de la Fête Dieu ou de l’Assomption.
Des grésillements de couleurs s’agrippent au kaki des convois et de la troupe, dont les casques résillés tanguent et ballottent comme des bouées de pêcheurs sur la mer agitée.
Et puis, des enfants portés à bout de bras ou submergés sous les frondaisons humaines, des brassées de rires et de fleurs et toujours elles, sempiternelles, les voiles multicolores de la poésie de la vie, que gonfle la brise à travers les rues.
Ma mère garde encore en mémoire, ô ingénuité de l’enfance, cette singularité qui accompagna l’arrivée triomphale des yankees dans chaque cité d’Europe : du haut de leurs véhicules, les soldats lançaient des pluies de drôles de confetti, de ces petites papillotes extra-plates, qui depuis, firent le tour du monde sous le nom d’import-export de « chewing-gum ».
L’industrie de guerre américaine, aussi avisée que prévoyante, avait pourvu ses trains d’équipages de centaines de tonnes de ce nouveau matériau inédit destiné à la mastication quotidienne des foules libérées.
Véritable baume de réconfort sur les champs encore fumants de ruines et de douleurs, le chewing-gum débarquait dans les fourgons pimpants de la « reconquista » moderne, comme un avant-goût frais et roboratif du meilleur des mondes.
(29 décembre 1995)
Ce fut, durant plusieurs semaines, en ce lieu ordinairement si paisible de l’univers, un tumulte époustouflant : une foule de soldatesque, dans un tohu-bohu hétéroclite de convois, grouilla bruyamment dans les rues du village, fourmilla sur les routes, les carrefours et tous les points considérés comme stratégiques.
Fantassins et artilleurs prirent position sur les collines environnantes, parmi la bruyère et le myrte odorants, sous l’ombre claire des oliveraies. Au loin, à l’infini, dans le viseur des mortiers et des canons de campagne, le panorama immense et éblouissant des montagnes cyclopéennes. Elles se dressent, âpres et noueuses, semblables aux sillons tourmentés d’un gigantesque champ paléolithique, dont les lignes de crête, comme l’épée de Pallas, tranchent impassiblement l’azur limpide. Quelque part, dans les anfractuosités de la carcasse tellurique, se terrent les avant-postes de l’armée allemande. Quoique refoulée et battant pied à pied en retraite, cette armée des vétérans de l’Africakorps est encore redoutable. Le proche avenir allait en fournir la douloureuse démonstration.
A Santa Maria, les habitants s'accommodaient de bonne grâce, et avec une vive curiosité, de la présence encombrante des libérateurs. Ma mère devait faire partie de ces ribambelles de gamins délurés entourant de leurs mille espiègleries et perpétuelles quémanderies les déambulations tout à la fois martiales et débonnaires des soldats américains, sûrs de leur force et de la légitimité de leur mission.
Ils étaient l’objet d’une insatiable admiration, non seulement parce qu’ils avaient traversé les océans pour défendre les chaumières du vieux continent et combattre victorieusement un ennemi commun, mais surtout parce qu'ils incarnaient la modernité, l'émancipation sociale, l'espoir en l'avenir. Ils portaient avec eux, comme dans un barnum publicitaire, avec leur musique et leur dégaine, le phantasme du rêve américain, la mystique d’un Eldorado, la promesse grisante d'une vie nouvelle, libérée des torpeurs et des résignations héréditaires. Toute cette jeunesse assoupie à l'ombre de l'ordre ancien se sentait soudainement transportée dans ce mirage du bonheur facile, du gigantisme trépidant et de l'abondance superflue, dont les échantillons scintillaient dans leurs fourgons, comme dans les caravelles des conquistadors.
De fait, qu’avaient de commun, dans la perception de leur environnement, ces « boys » de Brooklyn et de Frisco, élevés aux sun-lights trépidants d’une histoire triviale et superficielle, avec les enfants de l’ancien monde, nés dans les replis somnolents des vieilles civilisations ?
Le poids de l’histoire a usé leur grandeur comme l’éclat d’une monnaie fruste, et des clameurs du peuple roi ne subsiste que ce murmure de la vague qui s’éloigne et qui meurt…
Les yankees, eux, sont un peuple nouveau et plein d’avenir, qui surfent en riant sur les rouleaux du Pacifique, tout frais et roses, comme une réclame clinquante et prophétique, comme la nouvelle lumière uniforme que la Providence leur a confié de répandre sur le monde… (29 janvier 1996 )
De grands campements avaient été dressés à la hâte à la périphérie du bourg, où tout bourdonnait comme un rucher de l’Hymette au printemps.
Une armada incommensurable de véhicules, de matériels et d’armement de tous genres étaient acheminés depuis les têtes de pont du golfe de Salerne et les côtes de Calabre, entreposés massivement le long des routes et dans les champs, dans un capharnaüm indescriptible.
Le front, distant d’à peine quelques kilomètres au Nord, tonnait de temps à autre comme le roulement d’un orage imminent : la guerre, sinistre harpie, après avoir semé ses ravages et ses sillons de douleur sur les terres campaniennes, se prolongeait sur le versant des Apennins, broyant de nouveaux holocaustes dans le brasier renouvelé d’un interminable enfer.
Image de toutes les guerres, des convois emplis de blessés traversaient le village en processions pitoyables, croix rouges noyées dans le métal et la poussière, en direction des hôpitaux militaires de Naples. ( Février 1996)
L’armée alliée engagée dans la campagne d’Italie comprenait le fameux corps expéditionnaire de la France Libre, commandé par le général Juin. Ce corps d’élite fut constitué à partir de 1941 en Afrique du Nord et au Tchad et rassemblait les volontaires métropolitains ralliés à l’appel de De Gaulle, les troupes coloniales et indigènes de l’Empire, réfractaires à l’autorité de Vichy, et des éléments prestigieux de la Légion Etrangère.
Les chroniques du conflit apprendront que ce corps s’illustra aux côtés des Anglo-Américains dans des combats décisifs contre les Allemands de Rommel, notamment en Tunisie.
En octobre 1943, certaines de ces unités françaises étaient présentes avec les Américains dans les cités de Campanie.
Grâce aux affinités naturelles qui ont toujours présidé à leurs rapports de culture et de cousinage, les français entrèrent facilement en contact avec la population italienne. Les faits apportèrent l’heureuse démonstration que les supposés antagonismes viscéraux nés d’une guerre qui fut toujours ressentie des deux côtés des Alpes, comme fratricide et contre-nature, ne portèrent pas un instant ombrage à la chaleur d’une rencontre aux allures de retrouvailles et « d’indulgence plénière ». Au reste, le rapprochement entre ces deux peuples ne peut être que parfaitement conforme à la sympathie naturelle des choses : Vingt siècles d’attraits et d’amours réciproques ont façonné cette parenté d’âme où se reconnaît un patrimoine commun de vie et de civilisation. Les échanges continus de la pensée, de la sensibilité et du langage, fondés sur le lit de la culture antique, l’influence particulièrement éclairée des arts et des sciences, les rapports riches et complexes, souvent passionnés, de la politique et de la religion, ont uni ces deux peuples dans l’expression solidaire d’un même génie.
L’Histoire, comme la Louve originelle, a nourri du même sein ces deux sœurs spirituelles que sont la France et l’Italie, source et grandeur de l’identité européenne depuis les Grecs.
Et puis, il en va du destin des individus comme de celui des peuples : l’exemple de mon arrière-grand-père italien, le bien nommé Vincenzo De Lucia, illustre la vocation naturelle de ces deux nations à unir leurs ressources et leurs talents pour la défense de la civilisation. Jeté dans la mêlée de la première guerre mondiale, d’abord en Italie contre les Austro-Hongrois, cet aïeul combattit en France dans les régiments italiens, envoyés aux côté des armées de Pétain et de Nivelle, dans les grandes batailles de la Somme. Ensemble, ils affrontèrent l’ennemi du Bien, le « Prussien brutal et matérialiste ».
Et plus tard, par un retour attachant de l’histoire, la paix fécondera définitivement cette belle vocation dans l’union de leurs descendances.
Mais cette guerre survenue en 1940 contre la France, par la seule volonté d’un aventurier affublé du titre de Duce, et de quelques techno-stratèges en bottes cirées et pompons de son entourage, fut une anomalie amèrement ressentie par le peuple italien. Celui-ci ne pouvait, au fond, admettre la nécessité d’un conflit contre la France, la belle amie, la sœur d’âme.
Si l’Italie avait mis autant de pugnacité que son alliée conjoncturelle qu’était l’Allemagne hitlérienne à combattre l’Europe, le sort des armes en eût été durablement renversé. Au vrai, les Italiens, contrairement aux Allemands éduqués à la schlague prussienne et militariste, ne voulaient pas la guerre, et la conduisirent plutôt mollement et sans conviction. Un peuple fait pour l’amour, la gaîté, l'art et les beautés passionnés de la vie, ne se trouve pas aisément, Dieu merci, de vocation à la barbarie et à l’oppression. (Mars 1996)
L’arrivée tant attendue des alliés à Santa Maria suscita bien des tourbillons de fièvre dans la population et en particulier dans l’imagination des jeunes gens naturellement épris de rêves de liberté et d’évasion. Leurs yeux buvaient l’exemple de cette vague de jeunesse d’outre Atlantique, fraîche et délurée, malgré les récentes épreuves du feu, débarquée dans l’aura du « swing » et le ballet des jeeps étoilées, semant comme un souffle étourdissant, ses effets revigorants d’optimisme viril et de confiance absolue en sa réussite.
Des désirs d’émerveillement et d'action rédemptrice, d’aventure et d’affranchissement s’éveillaient comme un sentiment étrange et nouveau dans le cœur mélancolique des fils du Temps et de la Terre.
Ils avaient pour Royaume la volupté de la résignation et de l’oubli, que La Varende appelait « la terrible poésie du Sud », où la vie s’abandonne dans la clarté olympienne de l’essence immuable et le silence infini des vieilles civilisations disparues. Ils avaient pour Royaume la contemplation austère de l’immense immobilité, de cette inutile Beauté que l’on nomme l’Eternité.
Mais ils ressentirent tout-à-coup le poids de ces siècles d’attente, d’indifférence et de splendide ennui, ils éprouvèrent cette insupportable torpeur du temps et du sommeil limpide où le cycle dévidé de l’Histoire a figé le mouvement perpétuel de la vie, comme sur les vases peints des maîtres de l’Attique, et endormi la vision dynamique de l’avenir. (juillet 1996)
Honorius/ Les Portes de Janus
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Troupes françaises en Italie 1943-1944
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