vendredi 12 juillet 1996

Alma Mater (20) L'oncle Raphaël



L’oncle Raphaël, alors âgé de dix-sept ans à peine, était une de ces âmes impatientes et rebelles que les orages de l'adolescence confrontent avec impertinence aux injonctions de l'autorité et de la tradition. Il trouva dans ces événements exceptionnels qui bouleversèrent sa vie et son époque, l’occasion peut-être inespérée d'échapper à l'ornière des fatalités sociales et d’entrevoir la possibilité exaltante d’un destin. Ce destin, il entendait bien le braver, le saisir au passage, comme les cheveux de Kairos, le dieu fugace de la chance, ou selon, se laisser emporter par lui, comme dans la fureur délicieusement vagabonde d’un torrent. 
La proximité des soldats français dut l’engager rapidement à se mêler à leurs vacations quotidiennes. 
Des conversations durent en effet se lier, aux allures de palabre. Raphaël découvrit les couleurs de leur idiome qui lui révélèrent soudain un domaine de culture étonnamment familier, et dont il ne soupçonnait pas jusqu’ici l’esprit de parenté avec son propre environnement. 
Pendant plusieurs semaines Raphaël fréquentait ses nouveaux compagnons. Parlaient-ils de la guerre qui devait bien finir un jour, et eux, la nostalgie au cœur, de leur doux pays de France, cette pauvre France, cette patrie de l'Esprit, écrasée, saccagée, humiliée depuis plus de trois ans sous la botte allemande? Peut-être, qui sait, s’agissant d’âmes suffisamment éveillées à l’émotion que peut provoquer le spectacle de ce sud austère et magnifique, s’épanchaient-ils, les yeux emplis d’une lumière éblouissante, sur la splendeur et la beauté incomparable des paysages du « Royaume de Naples » où les porta l'écume de leur Odyssée ? 
Eût-il aussi l’idée de leur apporter des paniers de fruits, des figues séchées et d’amandes chipés dans les greniers des Figlierini, afin d’agrémenter l’ordinaire du corn-beef ou du singe de campagne ? 
J’imagine enfin, sait-on encore jamais, que les soldats, en reconnaissance de sa sollicitude, lui accordèrent en riant le droit furtif d’empoigner un de leurs fusils d’assaut, malgré les consignes réglementaires. La lourde et rugueuse plasticité de ce monstre dompté, l’éclat froid de l’acier, le cliquetis des pièces et des sangles, répandirent dans tout son être une vague étrange de volonté et d’imagination, comme les prémices d’une résolution, 
Penser que cette arme qu’il tenait entre ses mains avait dû faire son compte à un de ces maudits verts-de-gris exalta en lui comme un désir héroïque de valeur et de sacrifice, un enthousiasme purificateur de l’action. 
Et les jours coulaient dans la quiétude insolite d’un événement collectif un instant suspendu, dans l’œil lourd et fébrile d’un immense mouvement qui s’apprête à reprendre son irrésistible élan. 
Il y a encore la relation d’un fait divers mettant en scène deux soldats polonais, qui, pris de boisson, en perdirent le sens jusqu’à former une intention criminelle. Laquelle précisément et dans quelles circonstances ? Je l'ignore. C’est alors que, selon la chronique familiale, intervint la prompte et rude réaction d’un parent de ma mère, décrit comme une sorte de colosse doué d’une force herculéenne, et qui écrasa les deux scélérats de ses poings énormes comme massues de Sarmates, les laissant à terre quasi pour morts. (Juillet 1996 )

Honorius/Les Portes de Janus

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