Bientôt les régiments stationnés aux confins des provinces de Naples, Caserte et Benevento durent plier le camp pour rejoindre, au nord, la ligne de front et les unités françaises quittèrent à leur tour Santa Maria.
L’oncle Raphaël les vit un beau matin, noyés dans la cohue de la troupe et des impedimenta, s’éloigner sur la route poussiéreuse et bosselée par le passage de tant d’expéditions guerrières ; cette même route bordée de cyprès et de pins, encore pavée du temps de la vieille République, et qui vit passer jadis les légions de Rome, en direction de la Basilicate et des rives de Tarente, à la conquête du monde méditerranéen. Qui eût pu penser que du trouble véhément qui saisit son âme allait jaillir une de ces résolutions fulgurantes qui détournent le cours des destinées ?
La disparition de l’oncle Raphaël avait suivi de quelques jours le départ des alliés. Ici, passées les incertitudes de la première consternation, nul ne put ignorer ce qu’il était réellement advenu de ce jeune téméraire.
Alors, après la stupeur et l'incompréhension, s’installa parmi les siens une terrible attente chaque jour plus pesante, faite d’angoisse et de sentiment d’impuissance, une attente obstinée qui durerait le reste de la guerre.
Les nouvelles des combats particulièrement meurtriers dans la région de Cassino étaient parvenues peu après à l’arrière. Combien de veilles autour des chandelles votives passèrent mes grands-parents et leur famille, à exhorter la mort cruelle d’épargner leur fils, leur frère, leur neveu, dût-elle leur arracher en échange un lambeau de leur promesse de paradis ; combien de nuits à supplier la sainte Madone de le protéger des coups du sort et de la fureur des armes, comme jadis Athéna veillait sur la vie d’Achille devant Troie.
Je les vois, dans l’âpreté des soirées d’hiver, regroupés au sein d’un clair-obscur digne d’une composition de Latour ou du Carravage, à espérer, prier, pleurer, dans une ferveur expansive et des tremolos obsédants.
Après la brève accalmie d’octobre qui suivit le reflux de l’armée allemande après la chute de Naples, la lutte regagna d’intensité et les convois de blessés reprirent leur sinistre procession vers le Sud.
Mes grands-parents erraient de longs moments, spectres hagards, sur la Via Appia, à scruter les fourgons, craignant, et espérant peut-être tout à la fois, de reconnaître leur enfant parmi tous ces soldats malheureux, ces pauvres poupées sanglantes enrubannées de charpies et brisées de douleur.
Puis l’hiver s’installa sur le théâtre des opérations, comme l’on dit de manière officielle, sur la scène de cette tragédie meurtrière qui vit se heurter contre les monts fabuleux du Latium, les dernières offensives alliées de l’année 1943.
La Via Appia, jour et nuit, continuait d’étirer son cortège mécanique et résigné de camions marqués du signe de la croix rouge et de la boue des mille martyres du front, comme si cette guerre ne dût jamais trouver de fin, comme si fût ressurgi sous un ciel livide et funeste, le terrifique âge des idoles d’airain.
Baal et Moloch, ces vieux monstres ressuscités des limbes hypochtoniens, mugissent de nouveau au cœur des montagnes d’une voix irrésistible de sortilège, appelant l’humanité accablée d’horreur à se précipiter dans les ténèbres suantes et rougeoyantes d’ignobles sacrifices.
(Octobre 1996)
Combien de temps passèrent ainsi mes grands-parents à guetter follement, au hasard des convois militaires qui traversaient tristement le village, la réapparition miraculeuse de leur fils, ce pauvre gamin trop téméraire, qui voulant défier l’Ogre sanguinaire, s'était précipité dans le plus brutal des engagements, emporté, fondu dans l’anonymat ductile de cette matière humaine innombrable, toute tendue, en d’innombrables épreuves, vers le même but suprême et transcendant.
Les combats s’éternisaient dans la région de Cassino, le long de cette ligne Gustav que les événements marquèrent d’un terrible souvenir, sur un front dont on ne savait rien, que l’on ressentait comme une chose proche, grave et imminente.
Las, mes grands-parents prirent un jour une résolution : ils partirent au cœur de l’hiver, comme deux pauvres hères dans une carriole de paysan sur la route montagneuse de la via Casilina, en direction de cette région qui fut désignée comme le véritable enfer sur terre.
Cassino est distant, au Nord, d’une soixantaine de kilomètres de Caserte. Le périple, par ces voies rudimentaires dura sans doute plusieurs heures. Plusieurs heures à braver le flux et les encombrements de colonnes armées où se mêlait toute une confusion de villageois hagards et désorientés, ballottés dans la périphérie des combats.. Ils virent s’avancer devant eux le ciel sombre de la bataille où vibrait le grondement d’un immense orage encore éloigné mais dont le déchaînement se faisait de plus en plus redoutable et retentissant.
Des volées d’avions, des bombardiers en formations serrées en provenance des bases du Sud, striaient le ciel en vagues successives, dans un vrombissement assourdissant, puis se perdaient derrière une ligne de crête d’où s’échappaient des roulements de tonnerre.
L’horizon encaissé prenait des allures dantesques de tourmente sombre et grandiose : le magma tourbillonnant des fumées de la bataille enveloppait les replis des montagnes où de lourdes nuées opaques déroulaient d’épais volutes laiteux ou livides, au hasard des déflagrations qui déchiraient le vieux râble aride et brisé de la terre.
Une multitude d’éclairs jaillissaient du sol, traversaient l’air, crevaient furieusement l’écran du brouillard, évoquant, sous le prisme d’une analogie toute extravagante, l’aspect d’un vaste feu d’artifices de nouvel an chinois, avec ses pétarades fantasmagoriques hérissées de flammes. Les variations capricieuses de l’écho répercutaient de ce gigantesque embrasement, tantôt des éclats sonores et fracassants, précédés de miaulements terribles, tantôt des chapelets de fulminations sourdes dont le frissonnement formidable se prolongeait jusqu’à la surface lointaine des choses.
D’infinitésimales formes couleur de terre semblaient imperceptiblement se mouvoir par instants, comme en pointillés, dans les sinuosités du relief. Un œil exercé aurait pu reconnaître dans ces minuscules taches aux mouvements vagues et incertains, la progression de troupes au sol et de véhicules militaires cahotant le longs des ravins pierreux,
Le soleil d’hiver, tamisé par le voile sale des nuées sulfureuses, apparaissait bien net et tranchant comme un sou neuf, figeant l’orbe parfait de son disque d’argent bouilli au-dessus de ce désastre d’hydrocarbures et de roches brisées.
Un poète égaré dans ce chaos de désolation eût pu y trouver l'inspiration d'une dernière prière adressé à l'Astre vénérable: "Immuable flambeau du monde trônant dans l’éther de la Création, tu restes indifférent envers tout ce qui vit et meurt, envers le néant de cette triste humanité se livrant aux stupides contorsions de sa propre destruction. Pourtant, dans ce monde de l’Homme oublié, tu fus jadis l’astre dispensateur de toute vie et l’élévation à toute vie. Quelque chose d’obscur et de muet ici-bas se souvient encore de tes anciennes magnificences passées sur la terre, comme un zéphir sur le sable : Gloire impassible d’Aton irradiant d’éclatante plénitude l’immense serpent du Nil où s’abreuve le sang des mortels et des dieux. Tu fus dans « le pays entre deux fleuves », l’haleine ardente qui façonne l’argile en cités merveilleuses. L’éclat multicolore dont elles se paraient étincelait au miroir de ta face sublime.
Tu fus l’Amatérasu illuminant de ses beautés les régions de l’extrémité du monde où fleurissent dans les vergers de laque, le lotus et le mûrier. Tu fus l’astre des crépuscules de Terre Sainte où la présence de Dieu s’imprime dans la splendeur d’un spectacle infini, l’astre du nouveau monde où le vent creuse de gigantesques cathédrales de roche à travers des espaces immenses. Tu fus Hélios, la source de clémence de la vieille civilisation méditerranéenne aux clartés rêveuses et tranquilles, bruissant du sel et de l’écume de Vénus au pied des temples de marbre.
Ô Lumière qui présida au destin de mille empires de l’ère humaine et de mille ères des âges de la Terre, tu assisteras à la ruine finale de ce monde du Léviathan, que précipiteront l’emballement exacerbé et dément de la matière toute puissante et les appétits misérables de l’arrogance humaine".
(Décembre 1996)
La bataille faisait rage, roulant ses fracas contre le flanc des montagnes, déversant ses nappes de brouillard au-dessus de l’indistincte mêlée.
L’âme égarée au bord de ce tumulte effrayant se souviendrait peut-être, s’il en avait jamais le loisir, des paroles de l’aimable Lucrèce, le poète de la nature des choses : « Il est doux, à l’abri du péril, de promener ses regards sur deux grandes armées rangées dans la plaine… »
Mes grands-parents, quant à eux, loin de tout détachement philosophique, résolurent fébrilement de s’approcher au plus près du tumulte, vers les lignes franco-britanniques situées le long de cette sinistre ligne Gustav, qui étendait ses redoutables défenses entre Formia et Cassino, et de Cassino jusqu’à l’Adriatique.
Comment imaginer leur périple ? Mêlés à ce désordre de population qui, au hasard des périls et des événements, alourdie de toutes sortes d’impedimenta misérables, encombrait lamentablement les routes, mes grands-parents se dirigeaient vers cette région sombre où grondait l’orage. Ils allaient au pas lent et dolent du cheval paisible qui les conduisait sur la route cahoteuse, et qui souvent bronchait sous l’écho puissant de la bataille toute proche. Le ciel était endeuillé des vagues de soufre et de suie que vomissait la montagne comme l’antre formidable de Cacus.
Et la route s’étirait, comme une longue et tortueuse balafre, toute sillonnée, défoncée, martyrisée par les ornières que des milliers de véhicules avaient lourdement imprimées depuis les pluies d’automne pour rejoindre le front.
Le danger maintenant semblait partout, devant, derrière, imprévisible, et c’était comme une folie de s’aventurer jusqu’en ces lieux de désastre, parmi les ballottements irrépressibles qu’agite et déchaîne le souffle dévastateur de la guerre.
Après avoir passé un crochet de la route, qui les écarta un instant du panorama de la bataille, ils furent bientôt en vue d’un grand rassemblement d’hommes étiré comme troupeaux dans un champ de foire le long d’un campement de toiles brunes. Ce campement était dressé sur un glacis pelé orienté vers une perspective opposée aux combats, tout près d’un de ces villages typiques du sud montagneux et désolé, où la pierre grise des maisons ancestrales se fond dans l’éternité impassible du paysage de garrigues et de rochers cyclopéens. Des poutres enchevêtrées aux moignons noircis, des toitures effondrées entre des murs croulants indiquaient que ce village avait été le théâtre de récents combats. D’âpres combats, comme dirait volontiers l’historien.
Des dizaines de camions stationnaient entre les rangées de tentes montées sur des caillebotis ; d’autres allaient et venaient comme abeilles autour d’un rucher. Toute une agitation fébrile et organisée s’affairait dans cet endroit marqué par la plus sinistre désolation, où, ça et là, apparaissaient les croix rouges des équipements sanitaires. Tout le secteur, précairement abrité par un écart du relief, était un hôpital de campagne.
Un peloton de police militaire, l’arme en bandoulière, filtrait l’accès au site que traversait la route reliant Caserte à Cassino. La population civile qui pouvait encore se trouver dans ce secteur, pouvait librement en sortir mais il lui était pratiquement impossible d’y entrer ou d’y revenir.
Imaginons la carriole des grands-parents continuant un moment son chemin parmi le va-et-vient des colonnes de véhicules, peinant tristement à gravir sa part de calvaire. Ils croisèrent encore quelques civils, venus d’on ne sait où, de pauvres paysans ébaubis et égarés, qui avaient pris leur parti de fuir en direction du Sud.
Les soldats, derrière eux, refermèrent le passage. Leurs casques caractéristiques en forme de soucoupe les désignaient comme des soldats anglais ou britanniques. D’autres encore, coiffés de képis ou de casques ronds à résilles pouvaient être des Français et des Américains.
Virgile, dans l’Enéide, parlait d’un lendemain de bataille où « l’on voit la terre encore tiède d’un récent carnage, et partout écumer de pleins ruisseaux de sang ». Et bien plus tard, Agrippa, l’auteur des « Tragiques » qui connut en son temps les misères épouvantables de l’homme, évoquait « cette heure où le ciel fume de sang et d’âmes ».
Cette scène et ces lieux de cauchemar auraient pu leur fournir les mêmes motifs inspiration.
L’hôpital de toile, avait apparemment été dressé à la hâte derrière la ligne de front, afin de pourvoir aux urgences, d’y organiser le tri entre ce qui peut être sauvé, ce qui peut encore l’être et ce qui ne l’est plus.
L’endroit recevait, tout chaud et sanguinolent, son holocauste quotidien de martyres et d’agonies, comme un casernement réceptionne sa livraison de boulangerie. D’innombrables blessés se tenaient alignés sur des brancards posés au sol, près des grandes tentes où opéraient à la diable des équipes de chirurgiens plongés dans la mélasse cruentée dégoulinant des établis.
Des cris, des gémissements déchirants s’élevaient en lugubre cacophonie au-dessus de tous ces pauvres corps meurtris dans leur chair, dont les statistiques indolores iront si bien lubrifier les ratios stakanovistes de l’économie générale de la guerre et du mouvement global de l’histoire des sociétés humaines.
« Ces misérables corps saignants et mutilés » que Dante contemplait dans les entrailles de son enfer : « ces blessures, ce sang, cette foule éperdue, m’avaient comme égaré, comme enivré la vue ».
Et puis, il y avait le spectacle hideux et obscène de tous ces morts allongés quasi en vrac sur le sol, laissés là comme charognes dans le ruisseau, encombrants et inutiles, les déjections de la gloire…
De cette immonde congérie apparaissaient les membres déjetés, les faces ternes et cireuses sur des corps parfois affreusement mutilés, broyés, méconnaissables. D’autres encore semblaient tout simplement dormir paisiblement du sommeil de l’innocence, du sommeil de plomb du trou noir, dans leurs lits de boue durcie et de charpie.
Face à cette vision horrifiante d’apocalypse où le monde semble s’abîmer et les hommes précipités en foule terrifiée dans un enfer d’expiation et de mort, quelle signification de réconfort peut encore avoir cette prière de Chateaubriand, planant comme un écho triste et vide : « Nous savons qu’au sortir de ce monde de tribulation, nous autres misérables, nous trouverons un lieu de repos… ». (Avril 1997)
L’oncle Raphaël était parti rejoindre en fugueur, Il avait, dit-on, noué une écharpe noire autour du cou, par quoi l’on reconnaissait ordinairement les orphelins, et l’armée, toujours en besoin de piétaille, les enrôlait sans trop y regarder.
Quelle probabilité y avait-il de retrouver physiquement qui que se fût dans ce tumulte insensé ? La guerre brasse le destin de millions d’êtres humains, les sème au vent du hasard comme fétus de paille, répand pêle-mêle, sans état d’âme, dans l’anonymat des champs de bataille, les scories du grand festin de la mort.
Et puis il y avait l’espoir qu’il fût encore vivant parmi la foule en sursis des vivants, marchant avec la longue théorie des troupes dans le vent froid et la boue des routes, terré dans les replis de l’Appenin sous les tonnerres de la bataille. On pourrait même l’imaginer avec une certaine vérité, dans son uniforme neuf et mal apprêté de jeune recrue, les traits tirés par la fatigue mais l’oeil encore étincelant de rêves d’aventure.
Depuis plusieurs mois le front s’est stabilisé entre Minturno et Cassino, dans le Sud du Latium, à travers les massifs montagneux de l’ancien pays des Volsques, creusés par les vallées escarpées du Liri et du Garigliano.
Déjà, sous l’Antiquité, cette région fut le théâtre de combats pour l’hégémonie romaine en Italie ; elle se dresse aujourd’hui comme l’un des enjeux stratégiques d’un choc planétaire. Transie dans la boue froide de ses retranchements, l’armée alliée se heurte à la défense formidable et obstinée des meilleures divisions allemandes. Des semaines entières elle demeura prostrée, en plein hiver, sous la pluie glacée et la neige, livrée à l’ardeur des pilonnages ennemis, repoussée dans des attaques téméraires par d’invisibles lignes de feu camouflées dans les étendues abruptes aux mille forteresses de rocaille.
Tous ces hommes venus des quatre coins du monde virent le Monte Cassino, le suprême objectif de la guerre, et l’abbaye miraculeuse et solitaire élevée sur les hauteurs comme dans un royaume céleste. Ils virent des nuées d’anges d’acier emplir le ciel de leur vol bas et lourd, fondre au-dessus des lignes allemandes, ébranler l’écho des montagnes comme l’épaule d’un géant, réduisant en décombres le chef-d’œuvre des aspirations humaines à la paix et à l’union avec Dieu.
Partout autour d’eux le tumulte incommensurable déchaînait ses forces mécaniques, crachant ses vagues de fureur et sa rage de mort, embrasant le ciel et la terre dans un tonnerre infernal de fin du monde.
Aux premiers jours de mai, on dit à ces hommes de se tenir prêts pour la grande offensive : fantassins français et polonais, goumiers nord-africains, régiments britanniques et néo-zélandais s’élancent alors dans le fracas de la bataille.
Les lignes moutonnent en rangs serrés d’abord puis s’étirent en ondulations éparpillées dans l’espace du « no man’s land ». Déjà des corps jonchent le sol dans le sillon des assaillants. Chaque compagnie se déplace d’un pas rapide en direction des objectifs initialement repérés : un angle mort, une anfractuosité, un tumulus de rocaille et d’éboulis, un dénivelé naturel du terrain. Des mitrailleuses et des mortiers se positionnent en soutien tandis que les vagues d’assaut continuent de progresser sous le feu bien ajusté des Allemand. Des hommes tombent, tête en avant, paquets lourds et inertes ou bien pantins tournoyant dans la bise des balles, leurs corps ne formant plus que des taches grises à peine discernables de la grisaille du terrain, comme des pierres parmi les pierres.
Saurai-je imaginer l’oncle Raphaël, pauvre enfant perdu au cœur de cette mêlée haletante, livré au ressac terrifiant des vivants et des morts, aux torsions obscures des suprêmes énergies de la survie ?
Je le vois en effet, fétu brassé dans la houle des sacrifiés, dans l’élan irrésistible d’une offrande collective d’âme et de chair.
Il court à perdre haleine dans le bruit et la fumée, le buste penché en avant, l’arme au poing, la tête entrée dans les épaules, le dos alourdi par le havresac des troupes de ligne. Devant lui, un officier à ceinturon et pistolet exhorte le courage des hommes avec de grands moulinets du bras. Le sifflement strident d’un obus déchire tout-à-coup l’air, dominant un instant le vacarme ; d’instinct le jeune soldat s’affale aussitôt sur le sol, avec tous les hommes de sa section.
L’explosion tonne à dix mètres, dans une énorme éruption noire, suivie d’une pluie épaisse et lourde de terre et de rocaille fracassée. Des cris horribles s’élèvent, ceux des blessés et des mourants jonchant pêle-mêle le terrain labouré.
Le jeune soldat se relève, indemme, au milieu d’un brouillard opaque où l’on ne voit plus rien, reprend sa course effrénée. Son pied vient butter contre le corps mou et inerte de l’officier aux moulinets, décapité par un éclat. La tête arrachée gît à deux pas avec son casque, les yeux béant stupidement vers le ciel.
Une odeur âcre et violente le saisit peu à peu à la gorge et l’étouffe. Il s ‘adosse un moment contre un rocher pour reprendre son souffle. Autour de lui, des hommes s’agitent en tous sens, crient des mots qu’il ne discerne pas dans le brouhaha de la bataille. Sur les hauteurs, la ligne de crête fortifiée par l’ennemi se hérisse de crépitements qui soulèvent des volutes blancs dans le bleu du ciel. On distingue aussi le hoquètement rauque et métallique d’une mitrailleuse lourde camouflée dans une casemate et dont les rafales meurtrières balayent le champ de mire comme les lames d’une mer démontée le pont d’un navire.
Aux côtés du jeune Raphaël, plusieurs hommes tombent encore, sans le temps d’un murmure, foudroyés par les salves dévastatrices. Le fumet aigre des impacts s’élève des poitrines noircies et broyées où mousse une bouillie rouge sans nom.
Un goumier marocain, le visage parcheminé et olivâtre, atteint d’une balle dans le ventre, se traîne en râlant sur le sol pierreux qu’il inonde de son sang.
La description du carnage pourrait se poursuivre pendant tout un roman ; mais je ne pense pas avoir l’art de relater l’horreur de ce genre de scène avec tout l’effet nécessaire ; voire, eussé-je détenu ce talent qu’il m’eût fallu avant tout de la matière. Sur ce point, j’ai toujours connu mon oncle Raphaël hermétique comme une tombe sur ses souvenirs de guerre. C’est d’ailleurs le lot de la plupart de ceux qui ont vécu l’innommable.
Je me souviens d’un soir, cependant, qui fut pour moi l’unique occasion de l’entendre s’épancher sur le sujet.
Le vin qui faisait une courte carrière dans la bouteille posée sur la table où nous soupions, n’était d’ailleurs pas pour rien dans l’échauffement actif de sa mémoire, comme il dut autrefois échauffer ses veines pendant les pilonnages et les attaques. J’ai donc recueilli quelques uns de ces lointains souvenirs comme les larmes d’une pluie rare dans le creux de la main.
Je les restitue à l’attention du lecteur, depuis qu’il a eu la bonté d’ouvrir ce cahier, dans les fresques diluées et le souffle disséminateur de l’Histoire, dont on nomme ainsi le cours inexorable du Temps.
Décembre 1998
Au reste, la seule expérience de la guerre est celle de l’horreur. Et ce sont bien des images d’horreur et d’irrépressible dégoût que le récit de l’oncle Raphaël répandait dans mon esprit impressionné : images de ces combats titanesques de Cassino hurlant leurs délires formidables de tuerie et de dévastation ; images de ces monceaux de cadavres mutilés, abjectes déjections sans nom et sans visage, que des mains expéditives arrosent de flots d’essence, cette funèbre eau bénite des champs de bataille, pour les livrer aux flammes d’un obscène holocauste ; images de ces prisonniers allemands, ouvriers, étudiants, reîtres ou bons pères de famille, qu’une soldatesque ivre et vindicative fauche en riant sous le feu de ses mitrailleuses, les mitrailleuses bien françaises du Droit et de la Liberté ; et puis la peur, la haine, l’espoir désemparé de vivre, dans un torrent de désastre et de fatalité… Ô exultation obstinée du carnage, miasmes suaves de l’héroïsme et de la gloire !!
L’oncle Raphaël revint un jour, le pas sonnant et l’allure martiale, toquer à l’huis domestique, le fils ressuscité !
Il fut choyé et adulé, porté aux nues du triomphe, comme un de ces fils de Rome vainqueur et magnanime, lui en qui s’attachait dans cette guerre d’anéantissement, sans honneur et sans vertu (en fut-il ?) la seule et vraie gloire d’être encore vivant.
Qu’importe ! Il appartenait à ces légions victorieuses qui chassèrent le Barbare du sol béni de la civilisation et rendirent la liberté aux peuples. (Décembre 1999)
Honorius/Les Portes de Janus
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Assaut britannique à Cassino
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Armée française Transport de blessés à Cassino
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Goumiers Marocains à Cassino (armée française)
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Cassino
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