I
La petite histoire, à l'ombre de la grande, n'est pas simple à construire. Avec quelques briques, comment pourrait-on ériger un monument? Ce n'est certes pas avec le peu qui me reste dans les mains que je pourrai accomplir cette oeuvre de mémoire, à moins de faire preuve de beaucoup d'imagination. Mais l'imagination dans cette affaire, reste encore trop éloignée de la vérité, et n'est pas ce qu'on demande, ni moi, ni personne d'autre. Alors il faut se lancer malgré tout à brosser une pochade qui plante une sorte de décor et y ajouter quelques sihouettes qui y fasse une illusion de mouvement. Cela pourrait donner ce qui suit:
Bientôt les forces alliées regroupées dans les provinces de Naples, Caserte et Benevento durent plier le camp pour rejoindre, au nord, la ligne de front. Les unités françaises, tirées de leurs "délices de Capoue", quittèrent à leur tour Santa Maria.
L’oncle Raphaël les vit un beau matin, dans la cohue des impedimenta, s’éloigner sur la route bosselée par le passage de tant d’expéditions guerrières qui firent l'histoire de l'Empire et du Royaume d'Italie. C'est cette même route, bordée de cyprès et de pins, encore pavée du temps de la vieille République, qui vit passer jadis les légions romaines en direction de la Basilicate et des rives de Tarente, à la conquête du monde méditerranéen.
C'est là enfin que survint l'événement qui bousculera bientôt, par la chaîne imprévisible de ses conséquences, le destin de notre famille.
La disparition de l’oncle Raphaël avait suivi de quelques jours le départ des alliés. Ici, passée la premiére stupéfaction, nul ne put ignorer ce qu’il était réellement advenu de ce jeune téméraire.
Alors une terrible attente s'installa, chaque jour plus pesante, faite d’angoisse et de sentiment d’impuissance, une attente résignée qui durerait des mois encore.
Les nouvelles des combats particulièrement meurtriers dans la région de Cassino étaient parvenues peu après à l’arrière. Combien de veilles à la chandelle, dans un clair-obscur de Caravage, (ou sous une humble ampoule électrique, c'est selon) passèrent mes grands-parents à prier pour la sauvegarde de leur enfant.
Après la brève accalmie d’octobre qui suivit le reflux de l’armée allemande après avoir été chassée de Naples, la lutte regagna d’intensité.
Mes grands-parents erraient de longs moments, spectres hagards, sur la Via Appia, à scruter les premiers convois de blessés, craignant, et espérant peut-être tout à la fois, de reconnaître leur enfant parmi tous ces soldats malheureux, ces pauvres poupées sanglantes enrubannées de charpies et brisées de douleur.
Puis l’hiver s’installa sur le théâtre des opérations, comme l’on dit dans le style de la littérature militaire, sur la scène tragique qui vit se heurter contre les monts fabuleux du Latium, les dernières offensives alliées de l’année 1943.
II
Les combats se poursuivaient dans la région de Cassino, sur un front dont on ne savait rien et d'où parvenaient les échos les plus terrifiants.
Je sus que mes grands-parents prirent une pénible résolution. Dans quelles conditions? Je l'ignore complètement et je dois là encore m'en remettre à mon imagination. Selon donc mon imagination, ils partirent au cœur de l’hiver, comme deux pauvres hères dans une carriole de paysan sur la route montagneuse de la via Casilina, en direction de cette région qui fut désignée par les témoins comme le véritable enfer sur terre.
Cassino est distant, au Nord, d’une soixantaine de kilomètres de Caserte. Le périple, par ces voies rustiques dura sans doute plusieurs heures. Plusieurs heures à braver les encombrements des colonnes armées auxquels se mêlait toute une confusion de villageois hagards et désorientés, fuyant les zones de combat. Ils virent s’avancer devant eux le ciel sombre de la bataille où grondait un immense orage encore éloigné mais dont le déchaînement se faisait de plus en plus redoutable et retentissant.
Des volées d’avions, des bombardiers en formations serrées en provenance des bases du Sud, striaient le ciel en vagues successives, dans un vrombissement assourdissant, puis se perdaient derrière un chaos de cimes et de crêtes d’où s’échappaient des roulements de tonnerre.
Une multitude d’éclairs jaillissaient du vieux râble déchiré de la terre, criblaient l’air, crevaient furieusement l’écran du brouillard dans une vision hallucinée. Les variations capricieuses de l’écho répercutaient de ce gigantesque embrasement, tantôt des éclats sonores et fracassants, précédés de miaulements terribles, tantôt des chapelets de fulminations sourdes dont le frissonnement formidable se prolongeait au loin, comme un pas de géant sur la surface de la terre.
D’infimes formes couleur de terre semblaient se mouvoir par instants, comme en pointillés, dans les sillons et les replis du relief. Un œil exercé aurait pu reconnaître, dans ces points imperceptibles, la marche d'une multitude éparpillée.
Le soleil d’hiver, tamisé par le voile sale des nuées apparaissait impeccablement net et tranchant comme un sou neuf, figeant l’orbe parfait de son disque d’argent bouilli au-dessus de ce désastre de terres calcinées et de roches brisées.
En vérité, tout ce qui dépasse la condition humaine, tout ce qui lui est impassiblement indifférent, les montagnes, les océans, le soleil, survivront éternellement à son misérable destin. Et ce destin de destruction l'homme s'est donné tous les moyens de l'accomplir.
III
La bataille, au nord de Caserta, faisait rage, roulant ses fracas contre le flanc des montagnes. Et mon imagination continue son oeuvre:
Mes grands-parents tentèrent de s’approcher au plus près du tumulte, vers cette ligne de front qui étendait ses fortifications entre Formia et Cassino, et de Cassino jusqu’à l’Adriatique.
Le danger semblait partout, devant, derrière, imprévisible, et c’était comme une folie de s’aventurer au milieu de tout ce chaos.
Ils aperçurent enfin un grand rassemblement d’hommes dans un campement de toiles brunes. Ce campement était dressé sur un glacis pelé à l'abri derrière une grande balme rocheuse, tout près d’un de ces villages typiques de ce sud montagneux où la pierre grise se fond dans le caractère impassible du paysage dont elle est extraite. Un paysage tout couvert de garrigues, de collines boisées et de rochers cyclopéens. Des poutres enchevêtrées aux moignons noircis, des toitures effondrées entre des murs croulants témoignaient de récents combats. D’âpres ou de furieux combats, comme dirait volontiers la chronique.
Des dizaines de camions stationnaient entre les rangées de tentes montées sur des caillebotis ; d’autres allaient et venaient comme des abeilles autour d’un rucher. Toute une agitation fébrile et organisée s’affairait dans cet endroit marqué par la plus sinistre désolation, où, ça et là, apparaissaient les croix rouges sur fond blanc des équipements sanitaires. Tout cet immense capharnaum était un hôpital de campagne.
C'est là que je pourrais imaginer avec vraisemblance la présence d'un peloton de police militaire pour contrôler l'accès au campement ainsi que la route reliant Caserta a Cassino. La population civile qui pouvait encore se trouver dans le périmètre pouvait librement en sortir mais il lui était pratiquement impossible d’y entrer ou d’y revenir.
Qu'est donc devenue à ce moment la carriole des grands-parents qui peinait encore il y a peu à gravir tristement sa part de calvaire? C'est là que s'arrête le caractère du vraisemblable dans l'imagination.
IV
Virgile, dans l’Enéide, parlait d’un lendemain de bataille où « l’on voit la terre encore tiède d’un récent carnage, et partout écumer de pleins ruisseaux de sang ». Et bien plus tard, Agrippa, l’auteur des « Tragiques » qui connut en son temps les misères épouvantables de l’homme, évoquait « cette heure où le ciel fume de sang et d’âmes ».
Cassino et ses lieux de cauchemar auraient pu leur fournir les mêmes motifs d'inspiration.
L’hôpital de toile, avait apparemment été dressé à la hâte derrière la ligne de front, afin de pourvoir aux urgences, d’y organiser le tri entre ce qui peut être sauvé, ce qui peut encore l’être et ce qui ne l’est plus.
L’endroit recevait, tout chaud et sanguinolent, son holocauste quotidien de martyres et d’agonies, comme un casernement réceptionne son ordinaire. D’innombrables blessés se tenaient alignés sur des brancards posés au sol, près des grandes tentes où opéraient à la diable des équipes de chirurgiens plongés dans une mélasse qui dégoulinait des établis.
Des cris, des gémissements déchirants s’élevaient en lugubre cacophonie au-dessus de tous ces pauvres corps meurtris dans leur chair, dont les statistiques iront alimenter les ratios de l’économie générale de la guerre et du mouvement global de l’histoire des sociétés humaines.
« Ces misérables corps saignants et mutilés » que Dante contemplait dans les entrailles de son enfer : « ces blessures, ce sang, cette foule éperdue, m’avaient comme égaré, comme enivré la vue ».
Et puis, il y avait le spectacle hideux et obscène de tous ces morts allongés quasi en vrac sur le sol, laissés là comme charognes dans le ruisseau, encombrants et inutiles, les déjections de la gloire…
De cette immonde congérie apparaissaient les membres déjetés, les faces ternes et cireuses sur des corps parfois affreusement mutilés, broyés, méconnaissables. D’autres encore semblaient tout simplement dormir paisiblement du sommeil de l’innocence, du sommeil de plomb du trou noir, dans leurs lits de boue durcie et de charpie.
Face à cette vision d’apocalypse où le monde semble s’abîmer et les hommes précipités dans un enfer d'horreur et d’expiation, quelle signification de réconfort peut encore avoir cette prière de Chateaubriand, planant comme un écho triste et vide : « Nous savons qu’au sortir de ce monde de tribulation, nous autres misérables, nous trouverons un lieu de repos… ». (Avril 1997)
V
L’oncle Raphaël était parti rejoindre en fugueur, Il avait, dit-on, noué une écharpe noire autour du cou, par quoi l’on reconnaissait ordinairement les orphelins, et l’armée, toujours en besoin de piétaille, les enrôlait sans trop y regarder.
Quelle probabilité y avait-il de retrouver physiquement qui que se fût dans ce tumulte insensé ? La guerre brasse le destin de millions d’êtres humains, les sème au vent du hasard comme fétus de paille, répand pêle-mêle, sans état d’âme, dans l’anonymat des champs de bataille, les scories du grand festin de la mort.
Et puis il y avait l’espoir qu’il fût encore vivant parmi la foule en sursis des vivants, marchant avec la longue théorie des troupes dans le vent froid et la boue des routes, terré dans les replis de l’Appenin sous les tonnerres de la bataille. On pourrait même l’imaginer avec une certaine vérité, dans son uniforme neuf et mal apprêté de jeune recrue, les traits tirés par la fatigue mais l’oeil encore étincelant de rêves d’aventure.
Depuis plusieurs mois le front s’est stabilisé entre Minturno et Cassino, dans le Sud du Latium, à travers les massifs montagneux de l’ancien pays des Volsques, creusés par les vallées escarpées du Liri et du Garigliano.
Déjà, sous l’Antiquité, cette région fut le théâtre de combats contre les farouches guerriers sabelliens pour l’hégémonie romaine en Italie ; elle se dresse aujourd’hui comme l’un des enjeux stratégiques d’un choc planétaire. Transie dans la boue froide de ses retranchements, l’armée alliée se heurte à la défense formidable et obstinée des meilleures divisions allemandes. Des semaines entières elle demeura prostrée, en plein hiver, sous la pluie glacée et la neige, livrée à l’ardeur des pilonnages ennemis, repoussée dans des attaques téméraires par d’invisibles lignes de feu camouflées dans les étendues abruptes aux mille forteresses de rocaille.
Tous ces hommes venus des quatre coins du monde virent le Monte Cassino, le suprême objectif de la guerre, et l’abbaye miraculeuse et solitaire élevée sur les hauteurs comme dans un royaume céleste. Ils virent des nuées d’anges d’acier emplir le ciel de leur vol bas et lourd, fondre au-dessus des lignes allemandes, ébranler l’écho des montagnes comme l’épaule d’un géant, réduisant en décombres le chef-d’œuvre des aspirations humaines à la paix et à l’union avec Dieu.
Partout autour d’eux le tumulte incommensurable déchaînait ses forces mécaniques, crachant ses vagues de fureur et sa rage de mort, embrasant le ciel et la terre dans un tonnerre infernal de fin du monde.
Aux premiers jours de mai, on dit à ces hommes de se tenir prêts pour la grande offensive : fantassins français et polonais, goumiers nord-africains, régiments britanniques et néo-zélandais s’élancent alors dans le fracas de la bataille.
Les lignes moutonnent en rangs serrés d’abord puis s’étirent en ondulations éparpillées dans l’espace du « no man’s land », la zone grise comme on dit. Déjà des corps jonchent le sol dans le sillon des assaillants. Chaque compagnie se déplace d’un pas rapide en direction des objectifs initialement repérés : un angle mort, une anfractuosité, un tumulus de rocaille et d’éboulis, un dénivelé naturel du terrain. Des mitrailleuses et des mortiers se positionnent en soutien tandis que les vagues d’assaut continuent de progresser sous le feu bien ajusté des Allemand. Des hommes tombent, tête en avant, paquets lourds et inertes ou bien pantins tournoyant dans la bise des balles, leurs corps ne formant plus que des taches grises à peine discernables de la grisaille du terrain, comme des pierres parmi les pierres.
Saurai-je imaginer l’oncle Raphaël, pauvre enfant perdu au cœur de cette mêlée haletante, livré au ressac terrifiant des vivants et des morts, aux torsions obscures des suprêmes énergies de la survie ?
Je le vois en effet, fétu brassé dans la houle des sacrifiés, dans l’élan irrésistible d’une offrande collective d’âme et de chair.
Il court à perdre haleine dans le bruit et la fumée, le buste penché en avant, l’arme au poing, la tête entrée dans les épaules, le dos alourdi par le havresac des troupes de ligne. Devant lui, un officier à ceinturon et pistolet exhorte le courage des hommes avec de grands moulinets du bras. Le sifflement strident d’un obus déchire tout-à-coup l’air, dominant un instant le vacarme ; d’instinct le jeune soldat s’affale aussitôt sur le sol, avec tous les hommes de sa section.
L’explosion tonne à dix mètres, dans une énorme éruption noire, suivie d’une pluie épaisse et lourde de terre et de rocaille fracassée. Des cris horribles s’élèvent, ceux des blessés et des mourants jonchant pêle-mêle le terrain labouré.
Le jeune soldat se relève, indemme, au milieu d’un brouillard opaque où l’on ne voit plus rien, reprend sa course effrénée. Son pied vient butter contre le corps mou et inerte de l’officier aux moulinets, décapité par un éclat. La tête arrachée gît à deux pas avec son casque, les yeux béant stupidement vers le ciel.
Une odeur âcre et violente le saisit peu à peu à la gorge et l’étouffe. Il s ‘adosse un moment contre un rocher pour reprendre son souffle. Autour de lui, des hommes s’agitent en tous sens, crient des mots qu’il ne discerne pas dans le brouhaha de la bataille. Sur les hauteurs, la ligne de crête fortifiée par l’ennemi se hérisse de crépitements qui soulèvent des volutes blancs dans le bleu du ciel. On distingue aussi le hoquètement rauque et métallique d’une mitrailleuse lourde camouflée dans une casemate et dont les rafales meurtrières balayent le champ de mire comme les lames d’une mer démontée le pont d’un navire.
Aux côtés du jeune Raphaël, plusieurs hommes tombent encore, sans le temps d’un murmure, foudroyés par les salves dévastatrices. Le fumet aigre des impacts s’élève des poitrines noircies et broyées où mousse une bouillie rouge sans nom.
Un goumier marocain, le visage parcheminé et olivâtre, atteint d’une balle dans le ventre, se traîne en râlant sur le sol pierreux qu’il inonde de son sang.
La description du carnage pourrait se poursuivre pendant tout un roman ; mais je ne pense pas avoir l’art de relater l’horreur de ce genre de scène avec tout l’effet nécessaire ; voire, eussé-je détenu ce talent qu’il m’eût fallu avant tout de la matière. Sur ce point, j’ai toujours connu mon oncle Raphaël hermétique comme une tombe sur ses souvenirs de guerre. C’est d’ailleurs le lot de la plupart de ceux qui ont vécu l’innommable.
Je me souviens d’un soir, cependant, qui fut pour moi l’unique occasion de l’entendre s’épancher sur le sujet.
Le vin qui faisait une courte carrière dans la bouteille posée sur la table où nous soupions, n’était d’ailleurs pas pour rien dans l’échauffement actif de sa mémoire, comme il dut autrefois échauffer ses veines pendant les pilonnages et les attaques. J’ai donc recueilli quelques uns de ces lointains souvenirs comme les larmes d’une pluie rare dans le creux de la main.
Je les restitue à l’attention du lecteur, depuis qu’il a eu la bonté d’ouvrir ce cahier, dans les fresques diluées et le souffle disséminateur de l’Histoire, dont on nomme ainsi le cours inexorable du Temps.
Au reste, la seule expérience de la guerre est celle de l’horreur. Et ce sont bien des images d’horreur et d’irrépressible dégoût que le récit de l’oncle Raphaël répandait dans mon esprit impressionné : images de ces combats titanesques de Cassino hurlant leurs délires formidables de tuerie et de dévastation ; images de ces monceaux de cadavres mutilés, abjectes déjections sans nom et sans visage, que des mains expéditives arrosent de flots d’essence, cette funèbre eau bénite des champs de bataille, pour les livrer aux flammes d’un obscène holocauste ; images de ces prisonniers allemands, ouvriers, étudiants, reîtres ou bons pères de famille, qu’une soldatesque ivre et vindicative fauche en riant sous le feu de ses mitrailleuses, les mitrailleuses bien françaises du Droit et de la Liberté ; et puis la peur, la haine, l’espoir désemparé de vivre, dans un torrent de désastre et de fatalité… Ô exultation obstinée du carnage, miasmes suaves de l’héroïsme et de la gloire !!
L’oncle Raphaël revint un jour, le pas sonnant et l’allure martiale, toquer à l’huis domestique, l'enfant ressuscité !Il fut choyé et adulé, porté en triomphe comme un de ces fils valeureux à qui tout est pardonné car il rapporte avec lui la seule et vraie gloire qui vaille, celle d’être encore vivant.
Qu’importe ! Il appartenait à ces légions victorieuses qui chassèrent le Barbare du sol sacré de la civilisation et rendirent la liberté aux peuples.
(1996-1999)
Honorius/Les Portes de Janus
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