jeudi 15 octobre 1998

L'Ecole Buissonnière

Fragonard (1732-1806)

Mon professeur de philosophie, un nommé d'Arcy, homme intelligent et tête bien remplie, jugeait mes compositions relativement peu à propos en cela que ma plume avait quelque tendance à « battre la campagne », pour reprendre son expression. Battre la campagne! Cela pourrait passer pour un compliment, une marque de fraîcheur, de vivacité et de curiosité d'esprit dont se nourrit l'essence même de la recherche philosophique. Sauf que cela ne rapportait que pauvre maille à mon escarcelle bachotante du moment.
Je crois que j’étais à ma manière un de ces disciples de la bonne vieille école buissonnière, celle de l'enthousiasme pour la libre inspiration et l'amour de la nature, à me complaire ainsi, avec une réelle ferveur, dans cette sorte de vagabondage de la sensibilité et de l’imagination. J’ai, en revanche, toujours dû m’infliger une sainte violence pour tenter de m’appliquer à l’exercice de l'ânonnement scolastique, à l'observation minutieuse des procédures et des limites conventionnelles, au respect sérieux du consensus et de la norme, enfin à toutes les trivialités des contraintes ordinaires. Ma constitution mentale, trop nerveuse et encline à l'attente, à la rêverie, à la pensée analogique plutôt que synthétique, semblait pour le moins revêche au principe de stricte observance des méthodes objectives d’apprentissage, d’organisation et de restitution du savoir. Les meilleurs élèves, grand bien leur fasse, sont généralement les plus dociles à la règle et au protocole, et ils seront probablement les plus aptes à embrasser d'honorables carrières dans les finances, les organismes de contrôle, l'ingéniérie et l'administration, tous ces endroits de rectitude cartésienne où je m'ennuierais à en mourir. Montaigne, sur ce point, ne me désavouerait pas et serait d'avis en cela que l'aération de l'esprit et son éloignement des atmosphères laborieuses qui sentent l'huile, est un exercice que l'on ne saurait trop recommander contre toute forme d'embolie et de constipation dialectiques.
En matière d’art et de littérature, mes choix se portèrent naturellement sur le mode suggestif de la couleur et du pittoresque, de ce qui répond aux aspirations de l'âme plutôt qu'aux rigueurs rebutantes de l'abstraction, préférant en cela au discours strict, infaillible et sans joie de la philosophie matérialiste et de la pensée utilitaire, les fuyantes et les courbes, le lyrisme de l’intuition baroque. J'aime la sonorité, la couleur de ce mot "baroque"; il évoque la beauté dans ce qu'elle a de plus spontané, la vie, le mouvement, l'instant qui passe et non celui qui se fige et se meurt, la question plutôt que la réponse, l'espérance plutôt que la certitude, qui porte en soi un devenir d'accomplissement, la sérénité d'un horizon limpide. Car il faudra à cette ardeur atteindre peu à peu une grève de repos, il lui faudra confier la vivacité de son esprit au cours régulier de la Raison. Le génie de la perfection classique, paisible et lumineux comme un suprême point d'équilibre entre le mouvement et la forme, entre l'être et le désir d'être, était déjà en germe dans l'exubérance de cette sève montante. Le destin d'un torrent de montagne n'est-il pas d'épouser le cours assagi de la rivière?
Au reste, j’ai constamment associé le qualificatif de baroque, d'ailleurs à juste titre, à ma vision de ce que l’on pourrait appeler « l’époque ou le style Louis XIII », mais qui trouve ses prémices au temps du bon roi Henry. J'en ai fait pour ainsi dire une affaire personnelle en m'imprégnant de son esthétique comme d'une coloration mentale. C'est un paysage, une saison, la patrie et le foyer, le souvenir et l'enfance. Elle répand autour d'elle des bouffées de tiédeurs rustiques, des odeurs de terre et de fermentation, des effluves domestiques de grange, des saveurs d'automne et de fruits mûrs, des traînées de crépuscules aux reflets de cuivre et d'acajou, quelque chose d'une aspiration à l'apaisement, presque mélancolique, de je ne sais quel désarroi intérieur.
Cette période dite «pré-classique», dans la vision qu'elle a du monde, a en effet ce 'je ne sais quoi" d’infiniment savoureux de l’école buissonnière, de ce réalisme affranchi des doctrines, des grimaces figées du dogme, de la "strenge ordnung" de toutes les injonctions et de tous les conformismes, qui résonne comme une initiation à la vie foisonnante, une fantaisie bienheureuse et fluide de l’existence.
Le caractère résolument créatif et souvent optimiste de l’esprit baroque se révèle dans toute sa splendeur dans l'univers des Beaux Arts, mais nous le retrouvons avec bonheur dans le domaine des lettres comme une invitation à un voyage agreste, un peu cahoteux, mais empli de curiosités et de découvertes. Je pense en effet à de vieux auteurs inscrits dans les registres mordorés de l’Histoire, si bien représentatifs de l’ancienne veine gauloise et humaniste, mêlée de "néo pétrarquisme", comme on dit dans les écoles, auprès desquels une sollicitude chaleureuse et empathique m’a permis de goûter d’intimes résonances. Le "Lagarde et Michard", ce pensum de mes années de lycée, en dit quelques mots fort justes. Combien cependant j'eusse préféré à cette époque m'attarder plus longtemps en leur compagnie! Ce sont des auteurs comme Régnier, Mainard, Viau, Saint-Amant, Tristan, Scarron, Cyrano, et, bien sûr, l'intransigeant Malherbre, l'initiateur, l'inspirateur autant que le censeur, l'arbitre au-dessus de la mêlée, qui fut la girouette orientée au vent de l'histoire qui porta le futur avènement du siècle classique et du règne d'un grand roi, lequel eut au moins ce mérite de le rendre possible. Tout ce pêle-mêle d'esprits et de sensibilités fort disparates, sont tous les héritiers du réalisme pathétique de Villon, de la truculence rabelaisienne, du lyrisme érudit de la Renaissance. On prend chez l'un ce qui fait défaut ou brille moins chez l'autre, le style, le thème, le ton, la forme, mais ils appartiennent au même monde en devenir, qui a hâte de se connaître lui-même et de s'accomplir. Ils relèvent pour cela de la race des aventuriers, des bretteurs de l’image et du verbe, des débraillés folâtres ou des libertins géniaux du style qui en imposent par leur sens du panache, doués même d’un sentiment profond et sensuel, presque panthéiste, de la nature. Ce sentiment s’élève par moment, ai-je entendu dire, au souffle d’un romantisme avant l’heure, ce qui est du reste mon opinion. A cette différence cependant qu'il ne saurait y avoir de romantisme avant ou après l'heure lorsqu'il s'agit d'éprouver avec force et vérité, le sentiment de plénitude de la vie.
Par ailleurs, l’atmosphère des mœurs littéraires de ce temps, riche en verve et en couleurs expressives, s'est également  nourrie de l’influence du genre picaresque et de l’esprit de la « Commedia dell’Arte », qui se présentent, par la mise en scène d’un burlesque parfois trivial, comme une pédagogie de la satire sociale. Cette influence, qui a produit dans ses excès les tabarinades et les farces grossières des tréteaux de foire, n’en a pas moins fécondé l’évolution de la comédie jusqu’à Molière, dans un courant de gaîté, de naturel et de franche spiritualité. 
Ce sens de l’exubérant et du pittoresque, que traduisent les effets spectaculaires de l’art dramatique, avec ses rampes vacillantes de clairs-obscurs, relève par excellence de la sensibilité baroque et de son goût souvent maniéré pour la pose et les couleurs théâtrales. La Nature elle-même devient un décor et une toile de spectacle et les rapports qu’entretient avec elle l’esprit baroque, loin de recéler aucun caractère sombre ou inquiétant, rayonnent au contraire de cette aspiration, tantôt turbulente, tantôt mélancolique, à l’harmonie, à la tranquille et profonde apparence des choses, parfois jusqu’à l’enivrement ou l’extase. 
Du reste, l’univers baroque resplendit comme un hymne, une louange perpétuels à la Nature en tant que représentation idéale, où les charmes de la vie rustique évoquent la réminiscence lumineuse d’un âge d’or. Cet âge d'or qu'invoquèrent longtemps dans leurs espérances les contemporains d'un monde traumatisé, ruiné et affamé par les guerres de religion, où régnerait de nouveau la paix dans l'abondance des nouvelles moissons. Célébrés depuis Théocrite et Tibulle, chantés par Ronsard et Du Bellay, ces charmes résident avant tout dans le spectacle, l’ordonnancement d’une nature sage et domestiquée par le travail de l’homme, vivant au rythme calme et lent des saisons. 
Parmi les chantres du genre bucolique, je voue une place de choix à Racan, qui, ô homme bienheureux, préféra aux vaines ambitions du monde la « plaisante solitude » de ses terres tourangelles. J'aime ce thème de "la retraite" qui a inspiré tant de belles pages de littérature sur l'introspection du "Moi" et le sens de la condition humaine. Sainte-Beuve, dans ses « causeries du lundi », qui est ordinairement peu amène et fort sourcilleux en matière de critique, ne sut pourtant mieux rendre compte du sentiment de calme plénitude qui se dégage des rêveries contemplatives de l’auteur, fleurant bon cette harmonie dorée des vieux terroirs et cette veine profonde de la permanence paisible des choses. Tout cela, dira-t-on, procède d'une perception très idéalisée du monde, mais qu'importe; la représentation que nous en avons individuellement n'est jamais qu'un spectacle à interpréter, une oeuvre d'art à contempler et les stances de Racan sont d'une poésie magnifique!
Puis, avec l’avènement de l’ère romantique s’affirme l’attrait pour une nature sauvage, vaste et indomptable, une nature de grands espaces qui « ne manquent pas de nous rendre plus nobles et plus vigoureux », comme disait Hölderlin. Si le lyrisme baroque privilégie la peinture du sentiment et de l'émotion par rapport aux normes discursives de la raison classique, il ne se départ pas d'une netteté de la diction propre au génie de la langue, mais ose des contrastes inédits, expérimente de nouvelles associations d'images mentales, enrichit l'âme de nouvelles lueurs intérieures. Le romantisme du dix-neuvième siècle invente quant à lui un nouveau langage, se fait visionnaire, magnifie le souffle de l'inspiration. L'instinct lyrique y est porté vers des exaltations sublimes, là où s’agitent les grandes émotions de l’âme, les transports mystiques, les élans d'émancipation morale dont les résonances, dans la continuité de la révolution française, s'étendent jusqu'aux revendications des peuples. Ce souffle de liberté rayonne au-delà des grâces de la littérature, il amplifie et accroît ses forces dans ce que le génie humain a produit de plus digne de rédemption: la création musicale.
Rousseau et ses inoubliables « rêveries du promeneur solitaire », inspirées des forêts d’Ermenonville, mais surtout des magnifiques paysages de la Suisse, inaugure dans la littérature française le retour au sentiment de la nature, comme principe spirituel, en réaction au rationalisme mécanique du siècle des Lumières. L'univers a bien d'autres messages à nous délivrer sur le sens de notre destinée et sur nos connexions avec l'énergie de l'esprit que la loi de la gravitation et la structure des monades. J'ai goûté en la lecture de Jean-Jacques un écho à mes premières inquiétudes morales et esthétiques pendant ces heures délicieuses de méditation que je détournais sans regret, mais à mes dépens, de celles que je devais consacrer à mes ennuyeuses récitations scolaires.
Je découvris par hasard Ramond, le peintre autant que l'ascensionniste des paysages montagnards de l’Auvergne, des Alpes et des Pyrénées, dont le style descriptif et inspiré s’apparente à celui de Rousseau. Encore un qui préférera herboriser au grand air plutôt que de se morfondre dans l'administration départementale du temps du 1er Empire, où il était Préfet. 
Tout ce qui touche à la sensibilité de la nature me captive et me transporte. Je peux à cet égard passer de longs moments devant des peintures et des estampes où l'on voit des voyageurs solitaires, élevés dans la contemplation de la majesté du monde. Les peintres allemands du début du 19ème siècle nous livrent un très beau florilège de ces faces-à-faces mystiques où la nature se révèle à l'homme comme une émanation du divin. Sénancour nous arrive naturellement après Rousseau dans le genre de la grande nature alpestre. Je fus saisis, dans certaines de ces pages admirables de son «Oberman », par cette aspiration au sublime et à l’absolu qu’offre l’évocation intense de ces paysages infinis, où la présence de l’homme se trouve anéantie dans l’intuition formidable et irrésistible de Dieu. 
J'ai sans doute raté l'école pour avoir préféré "battre la campagne" plutôt que de me contraindre aux apprentissages besogneux et utilitaires, surtout ceux qui suivirent l'enseignement salutaire de mes humanités. Car c'est sur des voies contraires à ma complexion que m'orientèrent les injonctions d'une tutelle dont la hâte légitime était de me voir "faire quelque chose de concret". Certes apprendre à penser renforce les capacités de l'intelligence, et c'est la mission des maîtres que de préparer leurs disciples aux défis moraux de l'existence, et j'en sais gré à mes bons professeurs. De ce point de vue j'en ai conservé ce qui m'était nécessaire, la nature de mon "Moi" a fait le reste avec persévérance. Mais quoi, sommes-nous sur terre pour compter nos misérables avoirs, pour briguer, intriguer, faire du gras? Ou bien grâce à l'élévation de notre conscience, entrevoyant le néant de la condition humaine, ne sommes-nous pas apparus au sein du Mystère pour comprendre que le temps qui nous est donné sur terre est un don de la Providence? 
Ni docteur en Sorbonne, ni Maître en Système et Faribole ne suis. Je consacre humblement ce peu de temps qu'est l'existence à admirer la beauté de la Nature et à vivre comme une espèce d'éternité le cours de ma liberté intérieure.

Honorius/ Les Portes de Janus/octobre 1998 (réédition octobre 2020)


Caspar Friedrich (1774-1840)




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