samedi 10 octobre 1998

Alma Mater (22): La Terre Baroque

Mais comment chanter les grâces de l’Italie sans évoquer la gloire qui revient, après l'ordre classique, au deuxième versant de son identité culturelle : l’ordre baroque, ou plutôt l’envoûtement, la magie du baroque, qui apparaît dans ce pays comme une véritable seconde nature. Quoique je ne prétende discourir en savant de ces choses de l’art, ce sujet est pour moi affaire de sensibilité et j’aime me livrer, tout ingénu, à l’évocation des beautés qui séduisent l’âme. 
Certes, le baroque, comme forme artistique, est née d'une décision politique et religieuse, ce qui, au seizième siècle, est tout un, contre l'austérité et les prétendues ténèbres de la Réforme. Il s'agissait de frapper l'imagination par des profusions de luxe, de lumière et de splendeur pour maintenir les âmes dans l'exaltation de la vraie Foi. Cette débauche de ferveur et de sensualité mystique a marqué l'expression artistique comme une affirmation exubérante du sentiment de l’existence ; en cela il ne pouvait pas trouver meilleure destination qu’au service du tempérament méditerranéen, si riche en vivacité et en pittoresque. 
Artifice, charme, profusion, éblouissement, invitation à l'extase, le baroque illumine de ses flamboiements les cités latines. Rome a été son berceau, il s’est répandu sur le monde. 
Il s’oppose par essence à la sévérité académique de l’ordre classique hérité de la clarté hellénique, qui est un état d’équilibre, de stabilité, de justesse, de régularité, de sérénité dans l'idée de perfection, et qui, édifié à la mesure de l’homme, constitue le fondement de la culture occidentale. Le baroque en illustre le pouvoir d'imagination, le lyrisme, la volonté en mouvement, la part de dynamisme et d’émotion si chère aux instincts de liberté et d’émerveillement. J'irai jusqu'à dire que le baroque est un peu l'esprit de finesse pascalien face au rationalisme cartésien. L'esprit ne peut en effet se contenter éternellement d'ordre, de symétrie, de discipline cérébrale et de géométrie, il ne peut accroître sa force par les voies mesurées et dogmatiques de l'analyse et de l'ordonnancement. Il a besoin de déborder du cadre dialectique de la loi pour libérer son élan vital, sa volonté de créer. Car comment exprimer la vitalité de la passion et affirmer l'instinct de création, l'énergie jubilatoire de la vie, sans élargir l'horizon des possibles, sans l'audace de la couleur, l'intuition de la forme et la vertu du mouvement, sans se fondre dans le chant trépidant des louanges et dans la mélodie universelle?

Honorius les portes de Janus/Octobre 1998

Goethe disait que la façade flamboyante de la Cathédrale de Strasbourg, qui lui causa une forte émotion, lui apparaissait comme une musique gelée ». 
Je pourrais utiliser une métaphore analogue en ce qui concerne le style baroque, aux ornementations mouvantes et chantournées, en disant qu’il évoque quelque chose comme du lyrisme pétrifié, comme le suggère notamment son architecture et sa sculpture. 
Car l’esprit du baroque, nous l'avons vu, est inséparable de l’idée de brio, de fantaisie, de vivacité et de mouvement. Aussi a-t-il trouvé en Italie, ce riche terreau des arts et de la création jaillissante, son domaine naturel d’élection, pour germer, s’épanouir, si l'on puit dire, dans un flux d’azur infini, en ruissellements d’or et de lumière. 
Le Baroque organise la représentation du monde sur le mode de l’extase et de l’émotion. Il aime briller d’illusions de formes et de couleurs, séduire l’esprit de galbes enluminés, d’images éblouissantes au drapé enflammé, portant l’ivresse même de l’apparence jusqu’au sentiment du sublime. Le sublime, dans l’art, et en particulier dans l’art baroque, a toujours quelque chose de pathétique, comme une énergie, un désir, une émotion, un trop plein déversé en quête d’apaisement. Il traduit une magnifique inquiétude de l’âme dans l’attitude de l’imploration mystique et de l’espérance en la vie éternelle. 
Aussi, selon l’axiome que la métaphysique du Beau communie dans la félicité avec celle du Divin, le génie italien, à travers le souffle exalté de l’inspiration baroque, a porté le premier jusqu’aux plus hautes formes de l’art ce qu’on pourrait appeler le vertige esthétique de Dieu. 
Pourtant, il a dû lutter jusqu’au cœur de la vie religieuse et morale contre l’influence douloureuse d’un sombre héritage espagnol, à la psychologie tournée vers les visions d’horreur, de châtiment et de mortification, et dont le tempérament tyrannique a pesé pendant des siècles sur les destinées de l’Italie. 
Mais il n’est décidément rien de plus étranger à l’esprit italien, dans l’expression de l’art comme dans celui de la vie, ce qui, chez lui, est tout un, que ce sens ombrageux et cruel de l’honneur, que l’arrogance de cette espèce de virilité sans joie, ce goût morbide et brutal du supplice expiatoire, cette obsession lugubre de la désolation et de la mort. 
Il y a pour ainsi dire autant de points communs entre ces deux sphères de la civilisation méditerranéenne qu’il y en a entre l’angoisse froide et pesante d’une toile de Zurbaràn et le sourire serein des madones de la peinture italienne; autant qu’il en existe entre la morgue pesante du palais de l’Escurial et l’élégance aérée des villas de Toscane. 
Au reste, l’Espagnol fait de Dieu et de la femme une affaire bien trop sérieuse pour connaître la grâce et la douceur du rayonnement italien. Baroque, il l’est assurément dans le fanatisme et les flammes de l’Inquisition. 
Et puis, comment un peuple longtemps éduqué dans les principes de terrorisme messianique pourrait-il prétendre aux vertus et aux raffinements de l’amabilité ? 
Dans le roman de Thomas Mann, « la Montagne Magique », Hans Castorp se représentait la mort sous le portrait d’un de ces gentilshommes castillans du seizième siècle, en habit noir rehaussé d’une rotonde blanche, l’air hautain et sinistre. Pour Hans Castorp, et sans doute aussi pour Thomas Mann, la mort est espagnole ! 
Certes, l’action éclairée de la civilisation, accompagnant l’urbanisation des consciences, a porté un baume sur l’état des anciennes cruautés. Il n’en subsiste plus aujourd’hui, aiguillonné par un instinct tenace d’obscurantisme, que ce penchant odieux pour le sang  et les convulsions des tauromachies. 
Ne pouvant plus opprimer l’homme sur les bûchers ou dans des geôles de fer, l’Espagnol s’enorgueillit comme il le peut de sa supériorité incontestable sur l’animal de compagnie, jouant en expert de cette superbe et hautaine cambrure des reins et de l'art de planter des banderilles, dont il s’imagine encore impressionner l’univers. 
Loin de toutes ces méchancetés, l’esprit italien, naturellement vif et trépidant, jusque dans l’ennui des choses sérieuses et solennelles, excelle comme nul autre en effets de virtuosité dans la peinture de ses plus graves, comme de ses plus futiles passions. 
Il y a même quelque chose d’extravagant, comme un sommet psychologique de l’art au quotidien, dans cette puissance dramatique, cet emportement magnifiquement théâtral avec lesquels il se plaît à représenter le petit comme le grand. 
Les gestes de la vie quotidienne, amplifiés par un excès héréditaire d’énergie et de sentimentalité, deviennent de ces démonstrations splendides, dans le registre de la comédie de mœurs et de situation, prenant l’humanité à témoin de tout et de rien. 
La plastique même de la langue, claire et mélodieuse comme une source scintillante sous un beau ciel d’été, comme un roulis d’entrain et de gaîté, se prête prodigieusement aux tonalités expressives du mouvement et de la vie. 
Aussi, les fioritures du baroque ont-elles paré cette âme souriante et heureuse des ornements les plus conformes à son génie : l’art inlassable du Bonheur et le sens éploré du Beau ! 

Honorius/ Les Portes de Janus/Octobre 1998


Gentilhomme Castillan
   


Eglise du Gesù à Rome (La coupole)



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