mercredi 7 octobre 1998

Faire ses gammes





Il est maintes fois vérifié que le talent seul de l’artiste, c’est-à-dire, sa seule inspiration, sa seule capacité de création, ne suffit pas à la maîtrise complète de son génie.
Car il ne peut y avoir d’art accompli, tant utilitaire que libéral, sans l’apprentissage préalable des fondements qui en déterminent l’équilibre et sur lesquels reposent toute vigueur et toute élévation créatives. En cela mon vénérable maître en philosophie n’avait pas tort de houspiller le béjaune que je faisais alors en me représentant la rebutante nécessité de me conformer aux règles qui ordonnent la méthode discursive, c’est-à-dire la formulation rigoureuse et précise de la pensée, avant que de prendre mon propre envol vers les sommets de la libre inspiration. Car cet axiome pourrait être aussi bien celui d’un de nos fameux moralistes : il s’agit de connaître son outil avant que de connaître sa matière. Au fond, il n'y a rien d'original dans ce propos. Qui penserait à nier qu'il faut d'abord faire ses gammes en toutes disciplines pour jouer de son art sans entrave?
Cette nécessité n’en est que plus frappante dans le domaine des Beaux-Arts, et en particulier du dessin dont je peux dire assurément un mot pour l’avoir éprouvé quelque temps de ma personne.
Pendant des années les néophytes doivent consacrer les premiers soins de leur formation aux tâches les plus rébarbatives que sont les sempiternels exercices au fusain. Sans cesse répétés jusqu’à l’obstination et l’étourdissement, ces exercices tendent à développer la maîtrise la plus rigoureuse de l’expression du réel à travers les modèles exposés à leur vue et dont les plâtres trônent comme la lumineuse Vérité sur les estrades poudreuses.
C’est ainsi que les Vénus, les Doryphores et autres Discoboles exhibent leur perfection plastique devant l’assistance studieuse, sous l’œil intransigeant du « magister ».
Ordre, proportion, justesse, précision, tels sont les mots d’or de cette discipline, comme ils le sont de l'usage décent de la langue dans l'affermissement de la pensée. Et il en va de même encore pour l’apprentissage des couleurs, des nuances de l'ombre et de la lumière et des combinaisons primaires et secondaires, qui dans le principe constituent une sorte de science tout autant physique que chimique, nous pourrions dire une alchimie élémentaire de la création.
Une fois la science des techniques acquise et l’œil entraîné à la pénétration du réel, l’artiste est enfin armé pour contrôler sa force créatrice ; libéré des velléités et maladresses de l’ignorance, il peut exprimer son sujet tel qu’il le conçoit en pensée. Car l'on ne peut compter toujours sur la seule inspiration et sur le seul hasard en matière de création artistique, la frontière entre le hasard et l'ignorance est souvent ténue et la matière reste vaine et impuissante sans l'action qui crée la forme, sans la main séculière, l'instrument de l'esprit. Comment imaginer qu'un concerto de Mozart, si fluide, si divinement libre comme un jaillissement spirituel, puisse aussi aisément être ainsi le résultat d'un mécanisme de la matière, c'est-à-dire l'application d'une technique et d'un savoir-faire? Comment imaginer que Giono puisse exprimer "le Chant de la Terre" sans la connaissance exact du sens des mots? Le sens premier de toute chose en détermine la force et la profondeur. La force du Verbe repose sur le socle de la grammaire et de la syntaxe et dégénère à défaut en borborygme.

Honorius/Octobre 1998

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