jeudi 2 mai 2002

L'âme des lieux


J’aime ces antiques demeures, souvent des maisons champêtres, de vieux foyers paysans, qu'imprègne la longue méditation des âges. On éprouve l'intuition de ce que tant de souvenirs, tant d'évocations de piété rustique recèlent à la fois d'éphémère, de primitif, d'inlassable et d'impérissable dans la continuité éternelle des choses. Nous écoutons, nous contemplons ce monde immanent de la mémoire sans fin dans chaque pierre, chaque marque, chaque vestige des vieux travaux et des vieilles fois de l’existence, jusqu'à la physionomie des paysages emplis de l'émotion spirituelle et du chant des origines. Il y a quelque chose d'une indicible permanence de l'être dans l'écoulement même de l'être. Oui, le monde est peuplé de fantômes qui nous effleurent et nous parlent. Leurs ombres entourent les vivants de cette poésie familière de l’histoire et de cette qualité mystérieuse et insaisissable, comme une odeur de terroir et d’humanité, que l’on nomme « l’âme des lieux ».
La civilisation urbaine, anonyme, éclatée et instable, ne permet que de plus en plus rarement aujourd’hui la transmission de ce patrimoine immatériel inestimable, qui est celui de l'identité et de la mémoire, le sens de notre cosmogonie intérieure. Livrées aux forces de dissolution, les groupes de solidarité naturelle s’atomisent et, faute de racines suffisantes, se dispersent dans l’immense creuset des cités, le chaos des landes lacérées et uniformes, pour se perdre peu à peu dans l’oubli inexorable d’eux-mêmes. Car la terre est le lieu d'ancrage de l'identité et de la mémoire, la terre des origines, la terre d'élection, la terre où l'on a décidé de poursuivre l'histoire, notre terre à tous. La liberté ne peut se concevoir sans un rapport géographique avec l'espace, sans un rapport sacré avec le paysage. Aussi, l'oeuvre de destruction de la terre et de ses paysages, à laquelle s'applique le zèle de notre fièvre d'aménagement et de productivité, est une oeuvre de destruction de l'être, stupide à force d'être aveugle.
Certes, il a longtemps existé une servitude attachée à la terre, mais elle était le résultat de l'injustice et de l'obscurantisme social des hommes, que l'on retrouve aujourd'hui sous d'autres formes, mais avec la même brutalité. Cependant, je gagerais qu'un manant du 18ème siècle, artisan, brassier ou laboureur, était sans doute cérébralement moins aliéné qu'un pion humain de l'ère du consumérisme, de la gestion intégrale et de l'informatique. Aujourd'hui en effet, notre servitude est attachée à la technologie, aux cadences managériales, aux médias, aux horaires, à tout ce qui constitue la destruction de nos rapports sensibles et intelligents à la nature et la perte de sens de nos actions. L'humanité s'est donné un destin bien peu enviable et d'autant moins réjouissant que l'heure arrive de faire les comptes. Combien l’individu d’aujourd’hui, affaibli par le cours trépidant du siècle, qui brasse et broie les foules sous couleur de progrès, trouverait à se grandir, à se régénérer et à renaître aux sources de l'espace et du temps!
Et dire que nos vies, que nous avons faites si prosaïques et étriquées, prennent leurs sources dans les étoiles!

Honorius/ Les portes de Janus/ mai 2002

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