Les ailes de Pégase
Ah ! ce goût suave et redouté, cette lancinante amertume, écume d’éternité, souvenir accablant de tristesse, pauvre avenir tremblant des affres de l’austère naufrage !!!Ah ! Croire qu’il pouvait en être ainsi, tout simplement, le désir épanoui au soleil, comme une grappe vermeille, un baiser offert dans l’azur et finalement, je vous demande pardon, heurter le front à ce consentement refusé à la vie, au rire et au sommeil sans péril. Ô Nature insondable et sauvage! Enflammer ma vie au hasard de tes regards, jouer des ivresses de la mort entre tes bras et ton corps si chaud comme le ventre de la Louve, mordre à tes lèvres la profusion des jours, dormir fiévreusement sur ton sein blanc comme l’aube. Ah mon Dieu quel bonheur eût-ce été là ! La plus belle gloire des êtres vivants ! Dans ces éclairs suffoqués de tendresse, je t’aurais enfin reconnue, ô Jérusalem ! Par toi j’eusse été aimé et fort ! Etait-ce seulement possible de boire dans cette vie, dans cette eau de roche si pure qui coulait là, devant moi, dans les vapeurs vertes d’un mirage de Brocéliande? L’amour que tu croyais le dieu vivant de la nature n’a jamais existé que dans ce rêve d’enfant avant qu’il ne soit flétri et déçu comme tout le reste. Tout cela pourtant était prévu, cousu de fil blanc par les mains noueuses de la Parque : l’envie, le jour, la colère, le temps et la misère… La vérité, cette vérité, accablante comme l’ordre mesquin des choses, est une montagne sans écho, un chemin de solitude menant vers l’horizon glacial où les idoles, ces belles, fières et inaccessibles idoles qui vous méprisèrent jadis de leur caprice ou de leur innocence, viennent y voir elles-aussi, tôt ou tard, s’accroupir piteusement sur la terre gelée leur malingre décrépitude. Seuls le silence et l’absence, et puis l’implacable indifférence de ce qui respire pourtant tout près de ton ombre, sont déjà au rendez-vous, s’assemblent comme d’inaudibles fantômes, te rappellent l’heure et te désignent ton sort. Tout ce que tu crus un jour saisir de furtif et de miraculeux, ici ou ailleurs, se rappelle à ta mémoire comme pour mieux t’en cuire : cet inoubliable sourire d’été, cette offrande qui t’emporta sur la » passeggiata » par une nuit étoilée de Naples ou de Sorrente, les jardins et les châteaux où tu fus l’hôte inespéré de rois sans divertissement, les temples de marbre au-dessus de la mer qui racontent dans l’azur l’origine de la pensée, une porcelaine de Saxe où tu reconnus ce portrait de toi-même dans un médaillon peint, les anciennes fables de bonheur et de gloire, et puis tout ce que l’amitié forgea de force et d’honneur. Que sais-je encore ? Ah si, cette silhouette en ombre de Chine, apparue un soir de clair de lune, dont la chevelure flottait comme dans un nuage, si improbable, si mystérieuse, qu’une pudeur trop scrupuleuse confisqua à jamais à mes attentes d’avenir. Son visage m’est toujours resté inconnu et je ne le regrette pas. Toutes ces secondes d’éternité se résument à si peu de substance, il est vrai, comme une de ces pauvres peaux de chagrin, quelques lignes d’un testament, austères comme un viatique, hantées pourtant d’insondables gratitudes. Il n’y a bien que ta seule stupeur pour s’étonner encore ! Mais quoi, tu es toujours en vie, semble-t-il. Dieu soit loué. Tu connais encore la faim de ce qui est, la soif de ce qu’il faudrait, la brûlure de ce que tu voudrais ardemment maudire. Encore en vie, soit, mais d’une manière ou d’une autre, comme un sursitaire; il te faut marcher le temps qui te reste, la tête baissée vers le sol, loin des afflictions humaines. L’horizon est déjà triste et noir, qui enveloppe l’ennui des brumes fatales du soir. La peur des souvenirs harcèle tes nuits, l’horreur du présent t’étouffe jour après jour; quant à l’avenir ah ah, parlons-en, ou plutôt, n’en parlons pas, n’en parlons plus. Pis, que le Diable l’emporte !
Tout autour, le monde se tait dans son insensible splendeur. L’incompréhension de l’autre, la vanité de ce regard transparent et vide, que l’on eût cru un instant brûlant d’évidence, ô fatale imprudence, brisent le sens libérateur de l’aveu et du sacrifice, la raison suprême d’être, anéantissent la saveur et la sève du mot, de la chair, de la vie.
D’autres bonheurs se vivent ailleurs, cela est tout, cela est bien, cela est juste. Eux aussi connaîtront leur agonie et leur fin. Mais je ne serai plus là pour m’en gausser lorsqu’arrivera le tour de la Créature innocente et cruelle de souffrir elle aussi son martyre. D’ailleurs, saurais-je seulement capable de m’en réjouir ? Alors, pourquoi ce désir sans but et sans espoir te consume-t-il encore comme une vermine ? Ne connais-tu pas d’autre désir plus grand que celui de la défaite et de la mort ? De royaume plus édifiant que l’enfer de la croyance meurtrie et de la folie ? N’est-il pas plus digne de noblesse de répondre au désespoir par la sainte bonté du cœur et de l’âme ? Dieu, quelle bêtise que les refrains insensés de la douleur…Réveille-toi enfin, de grâce, ressaisis-toi, allonge les rênes, talonne au galop, ô fils du Vent, en riant vers le Soleil!
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