vendredi 10 octobre 2008

Le journal de Dario (2) Les rives du Léthé




Les rives du Léthé

Le temps est le meilleur allié de l’oubli et de l’ombre, il en est même le plus sûr artisan. Tout passe avec la vie, comme le fil de l’eau, vers d’incalculables métamorphoses.
J’ai cru moi aussi entrevoir ces rivages mystiques, j’ai traversé en tremblant des miroirs de fièvre, suivi avec rage et candeur d’improbables aurores, pour échouer moi-aussi, comme tous les « amputés du cœur », dans les sables convulsifs d’une pitoyable agonie. Les chimères sacrées de l’idéal et de la révolte, les fontaines scintillantes de la poésie, l’écume de l’aventure, Dieu même, et le tombeau du Christ, et puis, hélas, cette idole imprévisible que l’on nomme la Femme, en furent tour à tour les saintes causes.
Mais il est une cynique ironie, une mécanique obstinée de désespérance, qui vous enseigne, à tout âge de la vie, la bonne et grossière réalité des distances à ne pas franchir, la nécessité cuisante de l’échec, la place congrue que vous ne devriez jamais plus quitter dans l’espace de la physique et la mouvance du sentiment. Du moins vous le croyez, comme ceux qui ont choisi par lassitude de renoncer à la vie, comme vous croyez aussi que le bonheur, comme la chance, ne se saisit qu’une seule fois, dans le meilleur des cas, et ne se laissera jamais plus reprendre. Que faites vous donc des trésors inépuisés des beaux jours ?
Pauvres balivernes, celles-ci et bien d’autres encore, qui vous ravalent, à vous y voir, au rang des pleutres et des esclaves ! Non, il est inconcevable de capituler devant les mille autres sourires que vous offre cette vie, l’unique vie, le seul paradis qui vaille.
Comment ne pas sentir sans cesse, au contraire, comme les cavaliers des grandes prairies, ce valeureux élan qui vous pousse en avant et qui vous invite à voler avec le vent, à braver l’ivresse du possible, et puis à rire comme un Cosaque Zaporogue, à renverser d’un éclat homérique la misérable cohorte des fausses épouvantes ? Le sentiment de la liberté, voyez-vous, repose sur la sensation d’être toujours fort. Celui de la défaite équivaut à la mort.
Nul besoin de se lever dès potron-minet pour admettre que le principe de l’Univers est d’une implacable simplicité : Attraction et répulsion, amour et haine ! Voilà la seule alchimie réelle où s’abreuve l’essence du bonheur et de la liberté, où se règle la complexité des rapports entre les corps et les êtres. Le reste n’est que chicane et ne vaut pas qu’on s’y rompe la tête.
Si simple, en effet, que le sens commun peut parfois s’escamoter à la moindre commotion. Des incidents de parcours, dirons-nous, qui n’épargnent pas même les plus fermes et clairvoyantes constitutions. Par un petit et dédaigneux « nenny », par exemple, celui de l’inaccessible Hélène adressé à Ronsard (en tout cas nous lui en sommes redevables des sonnets les plus exquis), si petit en vérité qu’il ne mériterait pas de compter mieux qu’un brin de paille dans une balle, mais qui peut ruiner à lui seul une conscience et rendre tout à coup le sens de l’existence incompréhensible et la lumière du jour insupportable. Quant à vous qui vous êtes fait prendre au filet comme de tendres oiselets, vos pensées deviennent incohérentes, vous entrevoyez la mort à tout propos, la consomption vous guette, vous n’avez, cela va de soi, plus aucun goût à rien. Quelle pitié de vous voir réduit à l’ombre de vous-même !
Pourtant, vous disposez-bien dans votre pharmacopée mentale d’une trousse intellectuelle de premier secours, quelque chose de cossu et de consistant qui vous ragaillardisse le caractère et vous retape les méninges, à siffler d’un trait comme un calvas de tonnerre. Hélas, c’est à peine si la fière sentence de Sénèque, dont se nourrirent vos études, l’exemple même de la vertu antique face à l’adversité, et qui édifia jadis les maîtres de Rome, est encore capable d’apaiser les douloureuses évidences : « Réveille-toi, rappelle tes esprits, et reconnais que ce qui te trouble n’est qu’un songe ! ».
Il y a aussi le « ce qui ne nous tue pas nous fortifie » de la grande pensée nietzschéenne. Ou bien encore le « il faut bien savoir se tenir au-dessus de ces bagatelles ! » de l’inégalable Voltaire. Vous exhumez ensuite, pour voir, la sagesse de Marc Aurèle qui vous donne ceci : 
« Ce dont tu te plains peut-il t’empêcher d’être toujours juste, libre et magnanime ? Souviens-toi de cette vérité que ce que qui t’arrive n’est point un malheur, mais un bonheur insigne que de le supporter courageusement. » Las, vous ingurgitez encore quelques rasades bien drues, poivrées à souhait, d’un Tabarin ou d’un Courteline dont les saillies vous faisaient naguère rire jusqu’aux larmes. Mais vous finissez par lâcher prise. A quoi bon tant de rodomontades? Hélène a accablé Ronsard de son terrible petit « nenny », et l’Univers est devenu vide et insensé, et la Raison est restée sans ressource face à la stupide douleur du poète. La fille d’Eve, le Songe, la Succube, détient le vrai pouvoir sur les hommes et sur le destin du monde, par le jeu indomptable du « ouy » et du « nenny ». C’est elle, le principe de toute naissance, qui détient la clef du seul bonheur possible dans le cœur de l’homme. Il la craint par dessus-tout et la respecte plus qu’il ne l’avoue. Semblable à ce dernier sous le rapport de l’espèce générale, elle appartient assurément à une autre race, occulte, presque souterraine, pleine de persévérance et de ressources à un point inouï, sorte de chaman ou de gourou, d’aucuns disent égérie, sirène ou sorcière; Elle dirige le hasard et l’avenir et gouverne jusqu’aux tyrans. Rien ne peut se faire et se défaire dans le clan humain qu’elle ne le veuille ou qu’elle n’y consente. A considérer attentivement l’état de la physionomie et du comportement d’un homme, la hauteur et l’éclat de son regard, jusqu’à la nature de ses ambitions, on pourrait deviner dans quelle sphère il évolue, celle du Oui ou du Non qu’elle lui accorde. Alors quand elle condamne d’un mot ou d’un silence, d’une fielleuse coquetterie ou d’une odieuse absence, quand le fatal « Nenny » frappe au front et au coeur comme la lance d’un soleil noir, l’homme, même le plus formidable, s’incline comme une bête blessée. Il pourra peut-être mourir par délicatesse, s’enfermer comme Achille sous sa tente ou bien s’armer d’une rage de destruction sans borne : voyez en l’état du monde ! Il devra dans tous les cas attendre d’en avoir fini avec le purgatoire. Car le temps, dis-je, le temps seul, le grand Chronos, plus et mieux que la pratique laborieuse de la philosophie, sédimente, comme celles de la chair, les plaies volatiles et persistantes de l’âme. C’est alors que ce songe maudit, d’où ont jailli des martyres d’illumination et d’espérance, d’où ont gémi les prémices même de la folie, ne devient plus à son tour, aux dernières lueurs du crépuscule, que le pâle reflet d’un reflet ; et cet effroyable incendie qui a ravagé maintes fois (et la dernière est toujours la pire) les profondeurs stoïques du cœur, n’est plus que cette brise, âcre et mélancolique, après la fureur de la tempête. C’est à vrai dire comme si, à la longue, il n’en restera plus que des rogatons de regrets, des souvenirs défaillants de vieillard qui vous bercent au coin du feu. Faudra-t-il aussi en rire à la fin ? Ou bien faudra-t-il encore, rassemblant sa dernière énergie, courir, courir à perdre haleine vers les promesses d’un horizon sans passé, sans avenir et sans attente, chevaucher toujours vers ces frontières sauvages jusqu’à l’épuisement et succomber enfin avec la nuit !Hélas, même l’aile sombre de l’oubli, même l’œuvre rédemptrice du temps sur les stupeurs de la conscience humaine, ne peuvent en conjurer toutes les infimes résonances. Car il y a toujours un fantôme pour hanter une maison vide, l’ultime voix du passé errant sur les rives stériles du Léthé. Et au fond du cœur, ce « je ne sais quoi » de pieuse asthénie, toute une tristesse indéfinissable de rêverie allemande, flottant comme la brume sur un lac, avec sa longue robe pâle de noyée. Et puis, suprême délice, cette voix mi-ange, mi-démon, vous susurre avec un tact à peine insistant, la mélopée dolente et libérée de votre propre néant. Comme si l’on finissait par s’acclimater avec un certain confort au récit languissant de nos terreurs intimes, voire à s’y complaire avec quelque délectation inavouée, comme dans un bain qui, brûlant d’abord comme l’eau de l’enfer, vous enveloppe peu à peu d’une ouate exquise. C’est ce que les psychologues contemporains nomment avec une certaine précision, mais sans grande élégance, « le travail de recul ». Certains navrés y connurent quelque louable réussite. Regardez le cas particulièrement clinique de Guillaume Apollinaire. Il a traîné toute sa vie la sainte souffrance d’un dédain sans appel. Il en transcenda l’oubli dans la création immortelle. Qui eût cru que cette essence misérable qui notifia à Guillaume toute l’étendue de son insignifiance, fût ainsi remerciée en retour par le génie éblouissant de « La Chanson du Mal Aimé » Et sans rancune, par dessus le marché. Voilà, à ne pas douter, un « travail de recul » qui a fait école.
« Quelle est la pire humiliation que l’on puisse infliger à un homme? » demandait le poète-philosophe Nietzsche. « La honte », répondait-il. 
Mais il y a mieux encore : Quelle est la plus misérable solitude morale qui puisse accabler et parfois anéantir un être humain? demandé-je à mon tour. Je réponds alors : » La résignation face à l’indifférence absolue du monde, c'est-à-dire de l'autre ». Voilà une affliction, lorsqu’on ne s’appelle pas Pierre de Ronsard ou Guillaume Apollinaire, que seuls peuvent prétendre soulager le meurtre et la mort. Là gisent toutes la genèse et l’histoire des passions. Là commence votre saison en enfer. Autant de motifs, dira-t-on, et on aura bien raison, pour tenter de garder la tête froide et haute. Car s’il est encore un quelconque encouragement à être ou à exister ici-bas, il faudra peut-être le puiser dans cette exhortation d’Arthur Rimbaud, le dernier vrai aventurier de l’esprit : « Vous êtes en Occident mais libre d’habiter votre Orient. Ne maudissez pas la vie, ne soyez pas un vaincu ! »
Puis, reprenant comme un oriflamme la belle devise des cavaliers, je continuerai sur les chemins de Jérusalem, ô chères illusions mortes, même si vos pauvres souvenirs me font encore mal, « en avant, calme et droit »

Honorius/Les Portes de Janus/Octobre 2008 

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