samedi 2 mai 2009

Le journal de Dario (8): L'écheveau des Parques



Nos ancêtres Grecs et Latins imaginaient que la vie de chaque être humain est un écheveau filé par les Parques ou les Moires, ces déesses un peu sorcières. 
Elles tenaient ainsi entre les mains le cours de chaque destinée qu’elles pouvaient s’aviser de rompre à tout moment par un simple coup de ciseau. 
La science psychiatrique estime, avec quelque teinte de légitimité et d’à propos par endroits, qu’en remontant ce fil au grand jour, en examinant sa trame, en démêlant en quelque sorte ses nœuds et ses embrouillements, en y jetant un regard d’aruspice sur les degrés de sa coloration et sa texture, il est possible de lire dans le passé, de comprendre le présent et d’appréhender les enjeux de l’avenir, d’en atténuer les déroulements incontrôlés et les penchants fâcheux. 
Dois-je à mon tour remonter ce fil jusqu’aux langes, pour ne pas dire jusqu’aux limbes, pour satisfaire aux requêtes de la Science quant à ma capacité à recouvrer la foi dans l’avenir ? A rétablir cet équilibre, cette assiette du cavalier, qu’un écart de sa monture a pu un instant désarçonner ? 
Pendant des années, j'ai témoigné pour moi-même, comme un miséreux, comme un prisonnier reclus dans l'ombre de la solitude, de ces convulsions de la vie intérieure. Je me suis épuisé du récit des angoisses qui m’oppressaient le cœur, de toutes les inquiétudes et les révoltes qui faisaient le siège de mon existence, de mes désirs réprimés (par qui?) de «l’autre » et de « l’ailleurs ». J’ai été un de ces gyrovagues d’obscurité poursuivant les promesses du vent, sans audace et sans confiance en mes propres forces, faute de ces exemples vivants qui eussent pu m'emporter dans leur sillage, par l'éducation de l'assurance et de l'action, comme on faisait jadis des preux et des guerriers.
Hélas, on finit par se lasser soi-même de ses propres jérémiades, de la foi candide sans cesse invoquée de l'enfance, même si j'ai appris, comme bien d'autres et non sans quelque raison, à haïr la misère laborieuse et sans foi des adultes.
Je croyais même à mon début, par l’effet de quelque pudeur maladive, que le hasard pouvait encore venir à la rescousse de ma nullité, donner le change en quelque sorte à la perception que le monde pouvait avoir de mon inconsistance, pour me servir sur un plateau la réalisation de mon désir de vivre et d’exulter. A quoi bon! C'eût été là resquiller à la vie. Il faudrait d'ailleurs pouvoir disposer de deux vies, la première pour essuyer les plâtres, la seconde pour rattraper le temps perdu à n'avoir pas su vouloir ni oser.
Telle fut sans doute ma première erreur, ma première et grande faiblesse ; j’en eus bien d’autres encore sous le manteau qui m’ont joué leurs mauvais tours de saltimbanques. 
Nous devrions très tôt savoir pour notre salut et notre préservation que si le hasard n’est pas provoqué à son heure et à bon escient, il ne daignera jamais plus répandre le bienfait de ses heureuses probabilités sur la destinée humaine. 
Et même s’il se trouve débusqué devant vous comme un fauve aux abois, faut-il encore avoir le cran de le saisir vigoureusement par « la chevelure », comme le Kairos des anciens Grecs. 
Aussi, dépourvu de cette volonté insolente d’exister, préférant par tempérament m’abandonner aux langueurs de l'attente contemplative des neurasthéniques plutôt qu’aux élans compétitifs et virils de l’action, j’en fus bientôt réduit à ne subsister que de mes seules et maigres ressources. 
Ma vie ne fut que tergiversations et manies d'érudition, un cabinet mental à la Huysmans, une fantasmagorie de fables anachroniques, un long parcours de solitude volontaire dont je m’accommodai comme d’une sorte de fatalité pour ne pas dire d’une seconde nature. 
Certes, j’ai connu moi aussi comme tout être humain doué de l’intégralité de ses facultés, mes instants de réussite, de bonnes rencontres et d’agréments, mes élans d'initiative, mais comme un pauvre hère troublé d’inconséquence, je n’osai profiter des fruits de la Fortune et restai planté-là en rase campagne, « les pieds dans le ruisseau, la tête dans les étoiles », comme chantait Arthur Rimbaud. 
Ce long régime d’idéalisme austère me donna le fond et l’apparence d’un sombre Gringoire transi de mélancolie et d’imaginaire. 
L’imaginaire ! voilà donc le nœud de l’affaire, cher docteur, le succédané à l’accomplissement du désir, et partant, à l’épanouissement de la vie. 
Contre ce monde d’agitations et de toutes sortes de médiocrités bruyantes, que j’ai renoncé, par goût, ou plutôt par dégoût, à combattre, l’imaginaire, le romanesque et tout ce qui s’y emboîte, jusqu’à l’idée même de l’honneur et de la vertu, furent le dernier asile, le dernier refuge où mon âme sauvage et intraitable de poète, eut la vision de se retrancher. 
J’étais intérieurement comme ce promeneur décrit par Lucrèce, qui contemple à son aise, du haut des falaises, les navires se débattant et se fracassant dans la tempête. 
Cette attitude de retrait ne fut certes pas exempte d’un certain enseignement, car elle me désignèrent les voies étroites et silencieuses menant aux contrées apaisantes de cette espèce de consentement résigné que l'on nomme la Sagesse où mon âme, si elle trouva à s’épurer au contact des éléments sains et revigorants de la Nature, à se prémunir avec délectation contre les scories turbulentes et nauséabondes du siècle, en souffrit pour autant de longues saisons d'errance comme un loup solitaire qui s’éloigne et se sépare volontairement de la meute. 
Il est de par le monde d’immenses terres qui resteraient à jamais stériles sans les crues régulières des fleuves qui les traversent, des terres à jamais sèches et arides comme une savane que la foudre embraserait au premier coup de tonnerre. De même un cœur asséché par l’exil qu’il s’inflige lui-même hors du cercle des passions communes s’expose, s’il n'a pas fait voeu solennel d'un oubli définitif au monde, il s'expose, disais-je, au risque de s’enflammer au premier rayon triomphant de l'aube.
C’est précisément ce qui advint ce jour encore récent où je fus comme atteint d’un accès de goutte mentale. 
J’eus des mirages d’oasis verdoyantes au milieu de ce qui ne m’apparaissait plus de ma vie qu’un désert, une sorte de jour sans fin. Une illumination impromptue, d’une intensité extraordinaire, qui ne fut et ne sera à jamais qu’un innommable malentendu, une sorte de vision trouble, une anomalie de la perception, vint me réveiller en sursaut de ma torpeur philosophique. 
Je pris soudain conscience à quel point mon esprit étouffait sous sa chape d’indépendance besogneuse et d’irréprochable discipline de principe où cohabitent l'orgueil et la misère. Au reste, un praticien qui aurait examiné de près quelques unes de mes humeurs tirées du foie ou de quelque autre viscère aurait en effet qualifié ma complexion d'atrabilaire.
Je me pris à rêver d’innovations, d'expéditions dans la Pampa ou en Terre Sainte, je fus saisi comme de bouffées d’aventure et d’évasion ; mes visions prirent la forme de cette Epouse Radieuse, ou plutôt des splendeurs d'un paysage élyséen que je contemplais benoîtement dans mes songes de vingt ans, en qui je crus apercevoir selon le jusant de mes espérances, tantôt les offrandes généreuses de la Vie, tantôt le Désespoir et la Mort. 
Ce fut hélas cette dernière vision qui l’emporta au contact rugueux et sans joie de la réalité des choses. 
Ce fut alors le début d’un long calvaire d’agonie qui me réduisit, en l’espace d’un an, dans un état de délabrement à faire peur. Je n’étais plus qu’une ombre muette divaguant parmi la société des vivants, le visage et le corps effroyablement émaciés, le regard effondré et hagard. 
Le pied au bord de l’abîme, j’implorai de mes vœux l’intercession d’un acte de suprême délivrance, des torrents de miséricorde déversés du ciel, qui seuls pouvaient venir à bout du brasier inextinguible qui me dévorait l’esprit et le corps. 
Les quelques personnes qui méritent autour de moi la qualité d’amis conçurent les plus vives alarmes. 
Pensant deviner à juste titre la terrible résolution qui me marquait le front, elles me pressèrent charitablement de leurs objurgations, surent détourner mes pas de la pente fatale. Elles me guidèrent jusqu’au froid piédestal de la Raison, m’incitèrent à plonger dans le bain glacé de la régénération mentale. C’est là un insigne mérite dont elles doivent être louées. 
Cependant pour paraphraser la fameuse Madame Du Deffand, je dirai sans crainte de la trahir ni de me trahir moi-même, qu’il n’est pas vrai que « la Raison triomphe des passions» ; que la Raison « nous fait vivre en nous faisant sentir le Néant » et qu’elle est « cent fois plus contraire au bonheur que ne peuvent l’être les mouvements passionnés de l’âme » ; même si ces derniers, ajouterai-je, nous jettent parfois sur les sentiers du chagrin, de la mélancolie ou de la douleur. 
Et puis comme disait fort bien, une autre femme, la Duchesse de Fontanges, « on ne saurait quitter une passion comme on quitte une chemise ». 
Cela dit, la Raison s’admet parfois contre les passions par nécessité vitale absolue, si on tient au fond encore un peu à la vie, pour nous délivrer positivement, nous extraire au forceps de cette espèce d’enfer du Désespoir et de la Démence où leurs élans manquèrent de nous précipiter. 
J’ai donc entendu (l’ai-je seulement écoutée ?) la voix de la Raison. J’ai renoncé à la poursuite éperdue de mes chimères. 
Peut-être, pour un temps seulement, qui me vaut un précieux sursis de vie, je laisserai close la porte du jardin merveilleux, qui se dresse dans la lueur du couchant au sommet du chemin solitaire.. . 

Mai 2009 

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