vendredi 2 février 2007

In Altis Fortior


Chacun d'entre nous descend du vilain et du seigneur. D'ailleurs rien ne les différenciait à l'origine, ils étaient tous deux des paysans attachés à la glèbe. L'un est devenu roi par un accès de fureur et de force brutale que les circonstances lui permirent d'en imposer aux autres. Tels sont les débuts de la politique: une sauvagerie de butor qui se nourrit de ses propres excès. Du manant poussant la charrue, le souverain et plus généralement le noble, conserva longtemps les moeurs rustres et l'accent rugueux de terroir. Leur état respectif se perpétua dans l'ignorance l'un de l'autre, l'un gagnant en sagesse et en force, l'autre, après avoir brillé de quelque éclat, se perdant dans les aléas de la quenouille et de l'infortune. Ce qui faisait dire à Nietzche que "la noblesse console d'être pauvre". 



Et d'abord qu'est-ce que la noblesse? Quelle est l'essence ou la signification psychologique de ce statut acquis initialement par le pillage et la barbarie? C'est avant tout, me semble-t-il, passé les tumultes et l'obscurité de ses débuts, un principe de continuité de l'être par la transmission de la mémoire. Mettez l'une en regard de l'autre la généalogie d'une lignée d'aristocrates et de manants, elles sont naturellement aussi longues l'une que l'autre (qui en eût douté?), à la différence que la première a conservé la mémoire longue de son histoire et de son identité.  Elle peut être, au fil du temps, dépossédée de ses fiefs, de ses droits et privilèges de possédants, il lui reste son bien le plus précieux: l'éducation, la décence et le nom, qui lui permettent encore aujourd'hui la faveur de certains réseaux.
La noblesse, cette classe violente et avide de querelles d'accaparement, disparut progressivement dans l'aventure des Croisades, dans les désastres de la Guerre de Cent Ans et sous le coup de grâce de la Fronde. Au 17ème siècle elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, déchue et pitoyable, livrée à toutes les dégénérescences. Pendant des siècles, elle avait présidé à la composition du paysage entre le donjon, le pigeonnier et l'église de la paroisse. Comme le paysan, elle avait des passions rustiques et un lyrisme, une mélancolie de la terre.
La noblessse provinciale ne s'est d'ailleurs jamais vraiment départie de cette odeur de grange et d'étable, de cet effluve de champ labouré dont elle partage peu ou prou avec le paysan la dignité des mains caleuses, la sueur et la fatigue. L'état délabré de son patrimoine la contraignit à composer avec ceux-là, négociants ou praticiens parvenus, qui "veulent avoir l'air mais qui ont pas l'air du tout" comme disait Jacques Brel, sentant leur ferblanterie ou leur basoche et qui s'offraient à prix d'or des rogatons de particules et des manoirs seigneuriaux en déshérence, avec prés, bois, boriages et pasturaux. Et puis, restaient les grands feudataires, éxilés dans leur orgueil, aigris de morne fatuité, réduits à causer d'intrigues d'alcôve et de fricassées, gens désoeuvrés ayant égaré le sens de l'action et des vertus terriennes, en quête de ces pompeuses sinécures qui les faisaient briguer à la Cour les honneurs de la ruelle et du pot de chambre.
Chacun d'entre nous, disais-je, descend du vilain et du seigneur. Cela est vrai principalement pour le vilain, toute cette arborescence de paysannerie qui constitue le fonds de notre identité, de notre atavisme des simples et des laborieux dont est chargé le sang de péquenots coulant dans nos veines. Mais cela est vrai aussi pour le seigneur, car il est établi que de multiples fils d'ascendance nous relient inmanquablement tantôt à une coucherie illégitime, tantôt à une de ces unions de bourgeois avisé avec une fleur de fin de race. Nous apprenons ainsi que nous pouvons adresser nos hommages respectueux à l'Empereur Charlemagne, que le réseau des implexes nous désigne à de multiples reprises comme un vénérable aïeul. 



L'homme est habité par le fantasme de la continuité et du prolongement de soi-même après sa mort. Le sieur Fessemathieu et le Duc de Montmorency aspirent l'un et l'autre à la descendance de leur nom, de leur hôtel ou de leur castel, de leur blason, s'il en est, enfin de tout ce qui se rattache à la mémoire et l'hérédité de leur être. Comme disait Michel Audiar, "Les caves appellent ça un cas de conscience, nous (les hommes du milieu), un point d'honneur".
Le blason constitue, dans l'ordre du fantasme, le coeur de la question de la mémoire et de l'identité. Moi-même, je ne me suis pas privé de cette sorte de rituel, comme celui de la main qui imprime sa marque dans le ciment. Certes, on ne trouvera cet écu ni dans les paperasses de chez Revel, ni dans celles de chez d'Hozier, mais il faut bien un début à tout, et le début sous le rapport de la métaphysique et de la téléologie vaut pleinement la fin. Alors comme Montaigne, j’ai peint naguère mes armoiries dans un cadre posé contre la pierre de ma cheminée, portant « de gueules à trois chevrons d’argent, le chef d’or chargé de trois fleurs de lys d’azur », avec pour devise : « in altis fortior », ou si l’on préfère : « in summo virtus ». Les meubles et les émaux évoquent un vieux terroir de Haute Auvergne, où vécurent pendant des siècles mes lointains prédécesseurs.
Personne donc ne me les a concédées, par lettres patentes ou arrêt de Chancellerie et autres génuflexions à l'office ou devant l'autel. Bien mieux, je les ai composées moi-même, sans autre cérémonie, conformément à la libre pratique des origines, à mon goût et à ma convenance.
Combien de vaniteux n’eussent pas donné jadis, leur fût-elle jetée à la face, pour une brochette de merlettes ! Même la légion d’honneur, ce hochet tant convoité des brigues contemporaines, n’a pas effacé le prestige conservé jusqu’à nos jours par le blason authentique, en vieil or bruni, d’un obscur hobereau de fond de province.
Car l’emblème héraldique traverse le temps et l’histoire; il identifie un lignage, témoigne de son enracinement et de sa mémoire, oppose sa figure impassible au chaos du monde. Il est comme un symbole d’éternité contre la fatalité de l’oubli et de la mort.

Honorius/ Les Portes de Janus/Février 2007

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