lundi 8 juin 2020

AZYA, l'esprit de la terre

C’est la nuit. Je sors sur la terrasse du jardin. L'air est calme et doux, le vide immense et ébloui du ciel reflète ces myriades de constellations palpitantes au coeur d'autres vies planétaires. Mon regard, mon être tout entier se fondent dans cette volupté sombre de l'espace frémissant. Et je ressens ce que les hommes anciens éprouvaient d'émerveillement au même spectacle, il y a des centaines de milliers d'années. Comment ne s'étonne-t-on pas plus aujourd'hui de cette prouesse merveilleuse de la Création et de la vie? Pourquoi tant de préoccupations stériles et misérables, tant de croyances futiles et dérisoires, tant d’habitudes et de soumissions d’esclave, paraissent-elles aujourd'hui à ce point plus extraordinaires, plus indispensables que notre désir essentiel de bonheur, notre instinct sauvage de liberté et d'éternité? Je m'avance au bord de la prairie et respire à pleins poumons la tiédeur de cette nuit de printemps, les odeurs foisonnantes d'herbes et de feuilles; je m'imprègne avec volupté de la quiétude de cette nature apaisée, abandonnée, qu'une lune éclatante nappe d'un flot de blancheur. Des crissements d'insectes, des froissements de bêtes dans les buissons parviennent à mon oreille, des appels, des pleurs de hulottes résonnent dans les bois. 

L'homme des bourgs et des zones dort enfin dans ses demeures, ses tapages et ses vociférations ordinaires se sont étouffés dans l'obscurité. La bêtise, la vulgarité, l'absurdité, l'ignorance, l'injustice, la violence, la peur, toutes ces laideurs pesantes qu’on n’a même plus la force d’expliquer, ont rejoint provisoirement les profondeurs du cloaque. Que ne donnerait-on pas pour qu'elles y restent enfouies une bonne fois pour toutes. Ce moment purifié m'offre un instant d'équilibre où je perçois tantôt toute la résonance de mon âme, tantôt toute l'étendue de sa misère. Quelle espérance, quel enivrement de délivrance peut encore m'apporter le monde asservi de l'homme sous cette voûte étoilée? Qu'est-il advenu de cette soif à assouvir, de cette imploration à exaucer? Le poète s'émouvait jadis: "C'est la nuit, les sources chantent, le monde est riche et plein de lumière, et mon âme est riche d'aimer" Mais cette nuit les fontaines sont-elles encore pleines de leurs sources? Mon coeur est-il encore capable d'en recevoir l'onde débordante? La nature m'apparaît dans toute son épaisseur fauve et sa limpidité, comme exorcisée des dévotions irrationnelles de l'inconscient, dans son silence épuré et son entière nudité. 

J'aperçois l'ombre du grand frêne qui veille plus haut au milieu des prés, comme un spectre échevelé et immobile sur une toile noire; la silhouette du mont Popey, masse tutélaire fondue dans le ciel d'encre et de cristal. Je devine le repli des collines et les langues plus sombres des coulées de bois étincelant sous la lune. Toute une vie grouillante s'y déplace, s'y agite furtivement, fuit pour sa survie, humant les croissances de la sève, traquant les exultations du sang. La lune, je la vois désormais dans toute sa gloire et son insondable tristesse. Elle s'est progressivement détachée de la frondaison des arbres, à l'est, qui lui faisait comme un masque de résille végétale où sa face se prenait dans les épines. Insensiblement, sans un bruit, son disque a gravi les degrés du ciel et le voilà qui resplendit dans sa lame de pureté. Je reste absorbé dans la contemplation de l'espace, sans désir et sans volonté. Le vide merveilleux me renvoie au sentiment de ma propre lassitude. Le monde recroquevillé, corrompu et destructeur des hommes, ce monde sans savoir et sans foi, à la science dévoyée et aux obstinations ahuries, n'a aucune réponse à me donner, ne m'offre aucun appui sur lequel m'élever. Car suis-je encore à ma place dans ce désert où je me traîne, ce labyrinthe d'absurdité où jour après jour je perds pied et n'ai plus la force de me retenir? O rejoindre les cimes, le souffle de l'esprit, O fuir cette mort!! Où est la frontière sauvage qui garde l'entrée du paradis, ce jardin promis à celui qui doit en être digne parce qu'il sait rester bon et simple au fond de son coeur, ce jardin merveilleux que nul ne doit toucher, où nul ne doit humilier, asservir ni tuer? Il était pourtant là, près de nous, il était pour ainsi dire en nous, mais une ignorance entêtée, servile, cruelle et stupide, entrave sans cesse son avènement. 
Je contemple la nuit au seuil de la prairie. J'ai franchi la frêle bande de lumière jaune provenant de la lampe intérieure de la maison, qui tranche les ténèbres. Je sens qu'un mystère bienveillant reste tapi dans l'ombre de la nuit, qu'un destin accompli et pourtant inassouvi, avide d'affection, frôle le silence de cette grande solitude. Je le reconnais si bien ce rivage de l’amour et de la compassion, le fervent chemin de la confiance et de la loyauté et je repense à cette prière: "Ta fidélité partout et toujours me suivra". Mes yeux se sont habitués à l'obscurité. Là, d'autres yeux invisibles me regardent et mon coeur en recueille l’infinie douceur. Une résurgence pâle, diffuse et vaporeuse, qui n’est pas une forme, mais comme une exhalaison de la terre, toute entière tournée vers ma chaleur de vivant, semble ondoyer dans cette marge trouble qui orle le rai de lumière. Je la ressens plus que je ne la vois, je la pense plus que je ne la ressens, et pourtant elle manifeste sa présence comme un signe, comme une intuition. Elle fut naguère ma grâce et mon offrande, l’innocence et la simplicité de la vie, son génie de bonté me guidait d’instinct sur les sentiers du bonheur et de la liberté. Oui, au-delà des fatalités du sommeil, au-delà des sombres stupeurs du temps, elle ne m'a jamais quitté, je l'entends chaque jour qui accompagne mes pas, qui encourage chacune de mes stations de lassitude et de misère. Azya, ma chienne fidèle, tu es, près de moi, en moi, la gratitude qui soutient mon dernier regret, mon dernier désir, ma dernière volonté, l'esprit éternel de la vie et de la terre! Tu es mon souvenir de l'Enfant et du Paradis.

Honorius/Les Portes de Janus/Mai 2020




                                     




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