Il y a l'Absurde comme angoisse métaphysique, c'est-à-dire le désarroi de l'être humain face au non sens de sa destinée individuelle et collective dans l'univers. Nous avons contre cela divers remèdes comme le bouddhisme, les religions monothéistes et toute la panoplie des philosophies en "isme". Mais il y a aussi l'Absurde comme volonté et comme conséquence du comportement humain, et celui-là est bien le plus obtus. En effet, il semble que le comble de l'absurde est celui dont l'homme est directement responsable dans le réglement et la destination de sa propre existence.
La finalité de la civilisation humaine, depuis l'apparition des premiers groupes d'australopithèques, finalité d'abord inconsciente, guidée par l'instinct de survie, puis peu à peu culturellement revendiquée comme un objectif, une mission voire un apostolat, est la croissance perpétuelle et exponentielle de l'espèce et par voie de conséquence l'accroissement infini de ses ressources. Croissez et multipliez! cet impératif a été sacralisé en cours de route par un commandement de Dieu et appliquée avec piété pendant plus de deux mille ans.
De quelques centaines d'individus primitifs jetés dans un monde immense et vierge, il y a 4 millions d'années, nous sommes aujourd'hui neuf milliards d'individus, dont un bon tiers d'obèses gonflés à la malbouffe, à peser sur ce périmètre déliquescent qu'est devenue la croûte terrestre. Autant dire que cette terre accablée et souffrante, engloutie sous les montagnes de nos déjections et de nos déchets, est comme une vieille haridelle qui flanche peu à peu sous le poids harassant de sa charge. La civilisation humaine, en deux-cents ans depuis l'essor de la révolution industrielle, a commis plus de dommages à son environnement naturel qu'en un million d'années depuis qu'elle est répandue sur la surface de la planète. Le monde vivant est aujourd'hui au bord de l'effondrement. Devant le constat de cette situation désastreuse, quels sont les mots d'ordre pour aborder enfin le sursaut salutaire, celui dont il était question, avec une soudaine clairvoyance, pendant la crise du coronavirus, cette crise sanitaire qui a fait vaciller les fondements dévoyés de notre civilisation? Sommes-nous enfin prêts à remettre radicalement en cause les pulsions dévastatrices qui la conduisent à sa perte? Sommes-nous prêts à repenser enfin la trajectoire et les moyens de sa destinée? Qu'entendons-nous à ce sujet comme propositions stimulantes? Rien d'autre en vérité que l'incantation à la croissance, encore la croissance et toujours la croissance, c'est-à-dire s'entêter dans le coeur du mal, rendant de ce fait définitivement caduc et illusoire tout espoir de réforme. L'image de cet individu assis sur la branche qu'il est en train de scier est devenue la représentation collective de notre finalité, c'est-à-dire, le comble de l'absurde. Pour le coup l'absurde d'une telle situation ne relève ni de la fable-fiction ni de la projection spéculative, mais bien de la réalité la plus concrète, celle que nous tenons entre nos mains.
Voyez le sketch de Raymond Devos sur le "rond-point". On entre avec son véhicule dans l'anneau d'un rond-point et l'on s'aperçoit trop tard que toutes les issues sont interdites. On tourne alors en rond sans possibilité d'échappatoire, pris dans la nasse. L'agent de police répond à une réclamation: "Qu'est-ce-que vous voulez que les gens disent, certains roulent depuis un mois, il ont de l'essence, ils sont nourris, ils sont contents..!".
La messe est dite. Nous devons donc prendre acte du fait que le monde d'après n'existera pas ou bien sera celui de l'apocalypse. Nous n'avons plus qu'à rester là les bras ballants, à tourner indéfiniment sur le même rond-point, à subir toutes les aberrations, résignés à notre propre impuissance.
Déjà les vieux cloportes monomanes ressortent de leur tanière où ils ont rongé leur frein pendant ces deux longs mois d'inactivité et de confinement. Déjà les grands projets inutiles, les régressions sociales, les mensonges, les hypocrisies, toutes les chienneries qui nous enserrent et nous oppressent, reprennent triomphalement leurs cours comme si de rien n'était.
Voyez l'Administration, cette armée des orques au service du noir Sauron, ce monstre tentaculaire d'injonction et de contrôle, cette machine par excellence à produire et à suer de l'absurde. Elle ne s'est jamais si bien portée que pendant la crise du coronavirus, d'où elle a tiré si l'on peut dire une nouvelle énergie, de nouvelles motivations à son esprit de chicane, à son appétit de règles, de normes et de procédures, mêlant à l'essence horripilante du cynisme, les épanchements ahurissants de la stupéfaction. Elle est le Cerbère d'un système qui s'enferme et s'empêtre lui-même dans la paralysie de l'intellect, qui entrave toute volonté de fuir, toute capacité de s'échapper de ce rond-point infernal, dont personne ne se sent responsable mais que tous subissent sous le poids d'une sourde fatalité. Si l'absurde précède de peu le ridicule, comme dans la représentation de Raymond Devos, il glisse rapidement au malaise et au cauchemar.
Regardez le monde tourner en rond dans l'emballement de sa propre folie: il n'y a plus aujourd'hui aucune échappatoire possible, plus de repaire de solitude et de sauvagerie où se mettre en retrait du harcèlement et de l'injonction carcérale, le moindre de nos gestes est géo-localisé, la moindre de nos intentions est détectée, nos envies sont téléguidées, nos désirs programmés.
La simplicité du coeur est une aube blanche, elle conserve la pureté de l'avenir et l'esprit de la vie est le souffle qui convie à l'élévation. Aussi, il faut honorer la terre, resserrer le cercle de l'humain et ne pas tuer "les bêtes". Il faut respecter l'alliance avec la plénitude de la nature et l'innocence de l'être.
Lorsque le jardinier se lève le matin, tout habité par l'idée de cultiver et embellir sa terre, il y trouve un sens positif qui lui assure la quiétude de l'âme, car il accomplit le bien. Il en est de même pour tous ceux qui s'avisent que le sens de leur action est en accord avec l'alliance. Heureux soient-ils! Cette part de générosité ne leur sera pas confisquée. Alors, pour se sentir encore un brin d'humanité suivons le conseil de mes amis Céline et Albert: "Si tu veux vivre heureux, (hors du rond-point), fais-toi jardinier".
Honorius/les Portes de Janus/ juin 2020
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