mardi 18 août 2020

AZYA, Le retour de la Grande Ourse



Comment pourrait-on ressentir la vie dans sa profondeur, dans son drame tourmenté et fécondant, sans en éprouver la part d'angoisse que procure la solitude de la conscience face à l'énigme de l'existence, mais aussi la part de liberté que stimulent la quête émerveillée, les tiraillements du doute et de la révolte, et au fond de soi une forme de consentement au Mystère?
L'esprit sacré de la Nature, le respect de sa pureté sauvage, la révélation que "le soleil est nouveau chaque jour" (Héraclite), le sentiment qu'en nous et en dehors de nous se génère le cycle d'un accomplissement, nous convient par les allées d'ombre et de lumière aux promontoires du ciel. Car connaître c'est avant tout s'émerveiller, c'est naître perpétuellement avec et dans le monde, c'est se grandir de sa poésie insaisissable et de son enchantement. Comment la science avec ses déviations bassement utilitaires, malgré tant de progrès avérés de l'intelligence humaine, pourrait-elle pénétrer sans imprudence ni sans impudence, telle une simple mécanique, l'esprit insondable de l'Univers? Car la science, alliée ou inféodée aux forces matérialistes du pouvoir partout agissantes, concourt ordinairement aux oeuvres d'accaparement et de destruction: Prendre sans comprendre, se servir et asservir jusqu'à épuisement de la vie....La préservation de l'innocence du monde ne s'oppose pas à la connaissance que nous pouvons utilement en tirer, pour notre vie pratique ou intellectuelle, voire pour notre salut. Elle ne s'oppose pas non plus au profit que nous pouvons en extraire pour nos besoins matériels vitaux dans le respect des principes de frugalité et de discernement. Mais l'être humain aujourd'hui ne connaît plus rien de sacré, c'est-à-dire de respectable et de vénérable qui soit un objet ou un motif de conscience, tant la passion aveugle qu'il voue à l'idée de prospérité de son espèce se confond avec la ruine de son environnement. Même ses projets d'exploration spatiale n'ont d'autres fins que la prédation. Mais l'homme subira bientôt à son tour ce qu'il a fait subir à la "Grande Harmonie" et à tous les êtres vivants. Seattle, le chef des la tribu amérindienne des Duwamish, dont les siens furent piétinés par l'arrogance de l'homme blanc, le pourvoyeur de mort, prédisait que si l'harmonie du vivant devait un jour disparaître, l'humanité tout entière mourrait d'une grande solitude de l'esprit.
D'ailleurs, la crise sanitaire a conduit la civilisation humaine à un point crucial. Elle n'a jamais été aussi proche du bord d'une rupture pathétique; les croyances, les socles d'habitudes et les dogmes dont elle aliène son existence depuis tant de siècles semblent peu à peu se fissurer sous les hasards et les secousses de nouvelles nécessités. Car ce monde qu'elle croit pouvoir encore contrôler dans sa globalité présente les signes d'essoufflement d'une fin de cycle, se dessèche à vue d'oeil et agonise. Quel spectacle piteux de voir tous les acteurs de ce théâtre d'ombres saisis de sueurs froides à l'idée inimaginable que pourraient leur échapper les vieilles lunes matérialistes. Quelle triste pitrerie de les voir s'agiter, se désespérer, s'agripper aux courtines vacillantes de leurs mystifications, invoquer à cor et à cri, comme des victimes éplorées, leurs évangiles de morts-vivants: l'économie mondialisée, la croissance, le profit, la concurrence, la productivité, le P.I.B, le CAC 40, leurs grands projets inutiles, les illusions du pouvoir et de la politique, enfin toutes ces lubies dont ils ont encore la capacité de prolonger les effets avec l'entêtement furieux des forcenés. Mais toute chose étant périssable, ces absurdités devront probablement bientôt s'évanouir à leur tour comme le vent d'une calomnie, se dissiper comme un mauvais rêve à la lueur du matin, s'enfoncer dans l'oubli comme dans un marécage dantesque. La vie qui nous est donnée renaîtra sous d'autres auspices, imaginera enfin l'avenir régénéré. "Il fait bon vivre au bord du fleuve" disait un poète sénégalais. Il fera bon vivre sur les terres fertiles et fraternelles d'un monde enfin grandi et apaisé.
Oui, l'humanité ne se sentira jamais aussi vivante, aussi responsable de sa destinée, aussi comptable de ses erreurs passées que devant l'angoisse existentielle où les événements l'ont précipitée. Elle sera dès lors contrainte pour sa survie d'inventer de nouveaux fondements aux concepts du bonheur et de la liberté, mêlant à ses invocations le souvenir de la parole du sage de l'ancienne Egypte: "Suis ton coeur, que ton visage brille le temps que tu vis".
Je contemple l'abysse sidéral où des milliards d'autres galaxies viennent encore de se signaler à travers les télescopes, après tant d'autres milliards, au néant de notre condition humaine. Le temps qu'une de ces lueurs infinitésimales nous transmette une seule de ses palpitations, la terre est passée de l'ère du  Trias à celle de l'Anthropocène. Emergeant du fond de l'espace, une comète appelée Neowise vient d'être découverte cette année par l'observation scientifique. Sa chevelure de feu a pu être admirée depuis ce mois de juillet dans l'hémisphère Nord, au-dessus de l'horizon Nord Ouest, près de la Constellation de la Grande Ourse. Après avoir frôlé la terre à une distance de 103 millions de km, elle s'éloignera aux confins du système solaire, à travers la "Chevelure de Bérénice", à 100 milliards de km. On ne prévoit son retour que dans 6800 ans. C'est le temps qu'il a fallu à l'humanité pour passer d'une époque où elle était encore loin d'avoir inventé l'écriture, à l'ère de l'apocalypse atomique. Et que sera devenue l'humanité à cette nouvelle échéance? Aura-t-elle atteint le nirvana de la Conscience, instauré l'Âge d'Or de l'Amour et de la Paix au sein d'un monde radieux et florissant? Ou bien, suffisamment stupide et lâche pour s'auto-détruire, aura-t-elle à son tour, après les invertébrés et les dinosauriens, cédé la place à un nouveau règne animal, peut-être celui des rats ou des fourmis? Ou bien la surface de notre planète ne sera-telle plus qu'un désert rouge, rêche et stérile où plus rien ne pense ni ne vit depuis des millénaires, à l'image de sa voisine, Mars, baignée jadis de fleuves et d'océans?
En cette nuit du mois d'août le ciel d'encre, profond comme un puits limpide, s'irise des poussières d'étoiles, d'un éther d'opale, où les lueurs de soleils disparus frissonneront encore des millions d'années, avant de tarir comme leurs sources; et de leur effondrement cosmique jailliront de nouveaux songes scintillants. La constellation de la Grande Ourse, après son périple annuel autour de l'étoile polaire, est revenue fixer ses escarboucles à l'horizon Nord Ouest, juste au-dessus du Mont Popey. Je contemple cet alignement familier des astres, refuge de la nymphe Callisto aimée de Jupiter, repère des premiers navigateurs et encore bien avant, des premières errances terrestres de l'homme. Il nous rappelle la permanence du destin universel, le songe infini et l'histoire sans fin, l'éternité enlacée de la vie et de la mort.
J'observe les sept étoiles de la constellation suspendue dans le noir vertigineux du ciel, s'étirant entre le faîte du frêne de la prairie voisine et la cime de la colline dont la masse se dresse dans la profondeur de la perspective. Elle est revenue se loger exactement à la même place où tu l'as laissée, il y a un an jour pour jour, lors de ta dernière nuit sur Terre. Calme cosmique et impassible que célèbre le concert presque assourdissant des grillons dans leurs appels nuptiaux.
Quelle est la nature de cette nébuleuse, de cette onde soyeuse et subtile qui nous séparent depuis ce jour où tu as fermé les yeux, depuis que je t'ai portée en terre, juste avant que cet orage, éclatant dans un sanglot amer de délivrance, n'abreuve ta sépulture? C'est encore, dans son évanescence, un peu de l'écume perpétuelle de notre instant présent. C'est un royaume de pureté qui coule dans un froissement de voie lactée, un fleuve ébloui de stupeur et de silence qui nous emporte vers ce qui n'eut pas de commencement et n'aura jamais de fin. C'est la conscience insondable, le cours aveugle et immuable de ce qui est, de ce qui devient et de ce qui n'est pas. Tous les souffles figés de la plénitude et de l'absence.
Fidèle et douce Azya, je ne sais quelle réminiscence subsistera de notre ancienne lumière lorsqu'à mon tour j'aurai disparu depuis mille ans. 
Mais cette nuit, c'est bien quelque chose de toi que je contemple, dans le reflet de la Grande Ourse, si éloignée et pourtant si proche, au-dessus du Mont Popey.
Je n'ai cure de savoir s'il n'existe qu'une seule vérité qui scelle le destin du passé et de l'avenir, si rien n'existe plus des choses et des êtres qui passèrent et si tout ce qui vit est définitivement périssable. Je relègue la fatalité des pesanteurs matérielles aux âmes arides qui mènent le train des affaires du monde et que n'irrigue aucune rosée d'espérance, qui occupent laborieusement leur temps de misère à faire des bilans et des statistiques, à débiter des fadaises et à compter des valeurs en bourse. Je laisse ma conscience s'élever librement vers d'autres chemins de foi et de raison, vers la voie du ciel, vers le règne de l'esprit.
Azya, m'attends-tu quelque part dans l'immensité, comme jadis, chaque soir, tu attendais ardemment mon retour? Oh, je me ferai pardonner de toi toutes ces heures perdues, car un soir assurément viendra où je te rejoindrai là-haut sur le vaisseau d'Hypérion. Et nous voguerons tous deux par l'Univers, dans un sillon de lumière, "affranchis de la mort à jamais".

Honorius/Les Portes de Janus/ le 18 août 2020.

"Sans l'esprit, tout, dans ce monde, serait mécanisme. L'esprit est le pouvoir d'accroître continuellement le monde, de l'accroître moralement." Henri Bergson



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