Les nuées d'automne sont une nouvelle fois accourues dans la vaste plaine asséchée du ciel. On les voit rouler leur tumulte d'ombres livides, se dresser comme des falaises de brumes, puis s'effondrer et se redresser encore en houles moutonnantes. Un voile terne et froid, recouvre maintenant la terre ruisselante qui était près de mourir de soif. C'est le deuxième automne, qui vient semer sur ta sépulture les frissons du souvenir. La nature, comme à l'accoutumée, s'était auparavant enivrée de la symphonie pastorale. La terre meuble avait gonflé toutes ses espérances d'avril d'irrépressibles renaissances, de foisonnement de perles et de trilles jaillissantes qui éclaboussèrent l'été jusqu'au zénith insouciant. Tout ce qui n'aspirait qu'à frémir, désirer, s'exalter, comme prévu, s'était confié aux sources riantes de l'avenir et du renouvellement, s'était gorgé du miel de jouvence, vivifiant l'âme du monde dans l'élan de la jubilation. Cette course effrénée vers la lumière insensiblement dut se ralentir sous les torpeurs de l'assouvissement, lassée des ardeurs et du bonheur d'enfanter. Depuis, les vents humides reviennent peu à peu de l'ouest et du nord, susurrer leur mélopée d'équinoxe, récolter les plénitudes et les fragrances, dans un dernier consentement de la terre. Le temps approche où ses oeuvres repues iriseront en reflets d'ambre et de bel or bruni sa révérence du soir.
Au moment où tout me rappelle le sentiment de notre existence périssable, je ne peux oublier ton regard qui buvait en moi, presque incrédule, les derniers instants de ta présence terrestre, ta frêle vie frissonnante qui s'imprégnait de ma chaleur comme un dernier viatique, dans l'inquiétude grondante de cette fin d'été.
Nous sommes tous ce voyageur qui, parvenu au sommet de la montagne, contemple une dernière fois les lueurs lointaines de la vallée avant de disparaître dans les ténèbres. Oui, mourir est comme un voyage, il faut se préparer au départ, prendre garde de n'avoir rien oublié, se résigner à franchir le dernier pas.
Oui, je connais ta peur et l'émotion de ton silence, ils habitent et interrogent chacun de mes jours, inspirent et enrichissent comme un don de vérité et de grave résonance le cours inquiet de ma vie intérieure. Tu m'a confié ton âme avant de disparaître à ton tour. Je l'ai recueillie comme un bien précieux, je vis son amour et sa souffrance, comme on vit l'empathie, la solitude et l'espérance, avec humilité et ferveur. Tout coule sur ma vie et le temps ruisselle sur les saisons. Victor Hugo nous invite à voir dans le spectacle de la Nature "un éblouissement de Dieu". Oui, chaque brin d'herbe est habité de Dieu, du sentiment de la Grâce, de cette volonté sublime qui féconde toutes les intuitions. Que te dire de ce qui reste ici-bas? Le monde des hommes est toujours plus absurde et frappé de stupeur. L'homme est décidément l'animal le plus insensé de la Création, qui s'aveugle lui-même, qui se condamne avec allégresse à l'enfer qu'il se donne.
Attendre encore, cheminer, oublier, traîner l'ennui, je ne le puis guère encore longtemps. Je sais ton paradis au-delà de cette antique porte, ce seuil du mystère où il fallut nous séparer, juste avant les premières pluies d'automne. Le lierre et le pampre sauvage en festonnent l'entrée, entre les cyprès immobiles, comme un lourd treillis d'arabesques qui frémit dans l'air paisible. Ressens-tu ma présence, la douce tendresse qu'elle te voue depuis toujours, toi l'être profond de vie et de fidélité, toi l'Amour et l'Esprit! Oh, il me tarde tant de m'éveiller à ta lumière, il me tarde tant d'embrasser la pureté de ta gloire et de ton innocence.
Un jour, pas encore, lorsque tout se sera accompli en moi, je reviendrai à l'orée de cet univers où le songe est la vie, où la mort est le songe, où rien n'a plus aucune importance, là où je t'ai laissée partir, pour enfin clamer la bonne nouvelle: "Je reviens te chercher!"
Ici, ailleurs, à des milliards d'années-lumière, qu'importe, le seul paradis qui vaille est encore celui où, parmi toutes les âmes chères, nous serons pour toujours ensemble.
Honorius/ Les Portes de Janus/ 28 septembre 2020
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