Le sentier des loups. Dans le Bois Noir, près du Puy Chavaroche (Haute Auvergne) |
La nature, je veux dire surtout la grande nature, éloignée des piétinements névrotiques et obsessionnels de l'humanité, est parcourue, comme des filets de sources secrètes, d'une multitude de sentiers, dans les prés, les prairies, les bois, les forêts. Ce réseau de présences invisibles frissonne de tout le mystère vivant du monde. Ils sont frayés par le passage fréquent et habituel des troupeaux éparpillés dans l'immensité des alpages et des estives, mais surtout, au plus profond des solitudes, par le pas des animaux sauvages, cerfs, chevreuils, sangliers, chamois, blaireaux, goupils et autres discrètes créatures. Ils relient des lieux de gîte à des points d'eau, comme les ruisseaux au fond des combes, des espaces de séjour, un pâturage à un autre, un territoire à un autre, en fonction de l'heure du jour, de la direction du vent, du moment de la saison. Si l'animal est seul à passer, une fois, par hasard, il laissera l'effleurement de brisées, des herbes couchées, des empreintes furtives, qui s'évanouiront bientôt avec les jours. S'il passe régulièrement au même endroit, foulant le sol en harde clairsemée et silencieuse, il laissera une sente ou une coulée.
Lorsque le hasard me fait croiser une de ces sentes, je suis souvent curieux de suivre et d'observer son parcours. Elle passera par une prairie pour se glisser sous un hallier inaccessible, elle ira rejoindre un sous-bois où nous la verrons serpenter sur les tapis de brindilles, suivre les courbes et les pentes du terrain, contourner les obstacles, se baisser sous le joug incliné des branches, ramper sous les buissons, rejaillir sur un glacis de feuilles dans la nef des futaies. Les sentiers de la vie sauvage se respectent comme la pureté du silence et je les restitue bientôt à leur secret, les laissant filer dans leur écoulement insaisissable.
Ces spécimens primaires d'humanité qui encombrent nos territoires et qui croient effrontément se faire une dignité en se proclamant "proches" de la nature, ne voient dans ces sentiers de vie rien d'autre que le gibier à traquer, la cible à atteindre, le désir brutal de défouraillement et de tuerie. Le sentiment du sacré est sans doute devenu l'ornement moral le moins partagé sur cette terre de cruauté et de martyre. Pourquoi l'être humain, "cette pauvre créature", comme disait Montaigne, s'obstine-t-il à tant d'indigence et de bougrerie malfaisante dans sa relation avec la nature et le vivant, au lieu d'y éduquer l'élévation de sa conscience ? Parce que son intelligence a renoncé trop facilement à sa faculté de concentration et de méditation, à combattre les bassesses de l'instinct et les perversions du sentiment et qu'il a résigné sa capacité à concevoir la beauté unique du monde. Parce que le matérialisme prépondérant de sa vie organique et la grossièreté de ses passions ont appauvri en lui la volonté de se sentir magnifié, purifié par l'alliance spirituelle, "la sainte communion des êtres et des choses", disait Théodore Monod.
Ajoutez à cela que des siècles de catéchèse biblique ont enseigné que l'Homme est au sommet de la Création, et que la nature entière est soumise à sa domination illimitée. Le verset 2 du chapitre 9 de la Genèse le proclame: "Soyez la crainte et l'effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer: ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture...*" Ce dogme de la domination de l'être humain, qui n'a cessé de prospérer depuis la révélation des Saintes Ecritures, démontre son pouvoir de nuisance redoutable lorsqu'il pénètre la vacuité morale des esprits frustes.
Ces derniers pourront encore compter sur l'obligeance de la philosophie des Lumières où ils croiront se reconnaître dans cette dithyrambe: "A la tête de cette grande échelle des habitants de la terre, paraît l’homme, le plus parfait de tous : il réunit, non pas toutes les qualités des autres, mais tout ce qu’elles ont de compatible en une même essence, élevé à un plus haut degré de perfection. C’est le chef-d’œuvre de la Nature, que la progression graduelle des Êtres devait avoir pour dernier terme." (Jean-Baptiste-René Robinet)**
On redoute là aussi la valeur d'une telle recommandation à voir l'état de désespérance et d'agonie dans lequel ce prétendu maître et chef-d'oeuvre de la Création a précipité l'harmonie du monde. Il y a assurément beaucoup de petitesse et de trivialité dans la nature de l'homme, mais il y a assurément aussi du bon et du meilleur dans son coeur, son intelligence et sa pensée, dans sa capacité à éclairer de générosité et de bon sens la conception de la vie et la pratique du bonheur. Et le bonheur ici-bas, ce n'est rien de plus simple et de plus limpide que de cultiver en nous et autour de nous l'harmonie du jardin. Hélas, malgré tant de désir de rédemption, c'est encore irrémédiablement le pire, à travers la marche collective de l'humanité, qui est en oeuvre et en action.
Car l'homme à l'image de Dieu ou, comme jadis, les dieux à l'image de l'homme, sont une même imposture métaphysique où demeure la cause de bien des outrances et des égarements.
Redirigeons enfin nos pas sur la voie de l'humilité et considérons que ce qui est grand en nous est la promesse d'une vie plus haute, la vie de l'esprit, dans l'amour et l'empathie avec tout ce qui est et tout ce qui vit.
Parfois, le sentier que nous suivons dans la prairie ou le sous-bois se dissipe parmi les herbes et les feuilles et nous perdons soudain sa trace. Que signifie cet évanouissement? Nous nous rendons compte que nous sommes arrivés au terme d'un accompagnement et qu'il nous appartient désormais de décider, comme dans le livre de la vie, de notre propre destin. Descendre, monter, avancer tout droit, obliquer, rebrousser chemin, rester sur place, que déciderons-nous pour nous-mêmes parmi toutes les possibilités, que désirons-nous le plus ardemment dans notre volonté d'être? Le monde nous révèle à nous-mêmes, il est une source d'infinies richesses, de miroirs et de symboles. Dans l’alliance avec l'âme du vivant et le chant de la terre, franchissant l'ombre des terreurs, des erreurs et des ignorances, nous suivons le sentier qui mène à la sérénité, à la source de plénitude, peut-être même à la splendeur. Car qu'est-ce que l'existence? Une somme d'expériences pour apprendre à nous améliorer sans cesse, et parfois même, comme un sentier qui bifurque vers la lumière, à nous rectifier.
* verset cité par Théodore Monod, dans la traduction de l'école biblique de Jérusalem.
** Considérations philosophiques de la gradation des formes de l’être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l’homme - 1768- (Jean-Baptiste Robinet)
Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 28 octobre 2021
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