"Assez tôt, j'ai compris que je n'allais pas pouvoir faire grand chose pour changer le monde. Je me suis alors promis de m'installer quelque temps, seul, dans une cabane. Dans les forêts de Sibérie.
Là, pendant six mois, à cinq jours de marche du premier village, perdu dans une nature démesurée, j'ai tâché de vivre dans la lenteur et la simplicité....Deux chiens, un poêle à bois, une fenêtre ouverte sur un lac suffisent à l'existence. Et si la liberté consistait à posséder le temps? Et si la richesse revenait à disposer de solitude, d'espace et de silence, toutes choses dont manqueront les générations futures? " (Sylvain Tesson)
Sylvain Tesson dans "les forêts de Sibérie" fait le récit de son expérience extrême du retrait du monde des hommes et du chaos de la civilisation, retrait non pas définitif comme celle d'un anachorète des déserts d'Egypte, mais d'une durée de six mois, perdu dans une solitude aussi absolue et le silence véhément de l'hiver, suffisamment de temps semble-t-il pour s'imprégner des principes et des pratiques d'une saine philosophie, et d'en témoigner pour notre édification. Cette expérience avait pour but en effet d'éprouver ses facultés à la vie intérieure. Il faut cependant une audace particulièrement téméraire, comme un suprême défi de volonté, pour se lancer dans une telle entreprise. Non pas que ce soit chose extraordinaire pour un tempérament enclin à la retraite que de s'employer chaque jour à couper du bois, contempler des heures le spectacle de la nature, s'aventurer dans la profondeur des forêts où l'on ne croise avec un peu de chance que la trace de quelque glouton ou de quelque lynx dans la neige, lire les bons auteurs à la chaleur du poêle, ne plus s'inquiéter de la folie du monde, et ne concéder à ses semblables que de rares et sobres rencontres de hasard. Voilà une vie érémitique qui a ses vertus et avec laquelle je pourrais m'entendre. Seulement je ne me sens pas assez d'héroïsme pour subir des hivers à -35° et surtout je répugnerais au plus haut point de sombrer dans ces imbibations de vodka, cette manie malpropre que l'homme blanc en rupture de civilisation traîne avec lui dans sa Thébaïde comme une maladie honteuse et à laquelle l'auteur n'a malheureusement pas échappé. Ce récit extraordinaire du bout monde sent en effet un peu trop son bonhomme alcoolique et m'indispose parfois d'aigreurs d'estomac. Dersou Uzala, souvenez-vous de lui, ce véritable homme de la forêt, n’éprouve
nul besoin de s’imprégner continuellement de vodka pour vivre sa plénitude. Possédant la liberté et l’innocence du
monde, exempt de névroses, de frustrations et de souffrances à fuir ou à compenser, il s’abreuve tout le jour aux sources vives des torrents.
Non, ce qu'il me faut c'est ce "balcon en forêt", dans une solitude suffisamment profonde pour ne pas être incommodé par les remous et les stupeurs du siècle, mais sans ignorer ce que mon semblable peut contenir de meilleur dans le commerce du bon sens, de la simplicité et de l'intelligence. Et, comme Pic de la Mirandole, je n'attends que d'être "libéré du souci des affaires pour me consacrer entièrement à la contemplation".
Le désir de contemplation, c'est le désir d'un nouvel éveil à soi-même et au monde, le désir d'une vie plus proche de la vérité de l'être; et cette vérité est ce qui, en nous et en dehors de nous, dure éternellement. Aussi, c'est par le retrait du cercle agité et vain que l'être humain peut aspirer à l'immersion parfaite dans l'essence même du monde, sa profondeur cosmique, pour atteindre à la paix et à l'élévation de l'esprit. Découvrir Dieu, la force de l'esprit, l'essence de la beauté, dans chaque parcelle du temps et du vivant, n'est-ce-pas là notre raison profonde d'exister?
Henry David Thoreau, un des pionniers de la sensibilité écologiste moderne, nous révèle fort justement que: "C'est par l'influence d'une sorte de léthargie que les humains doivent de rester dans leur basse et primitive condition présente.; mais s'ils venaient à sentir l'influence du printemps des printemps les réveiller, ils s'élèveraient nécessairement à une vie plus haute et plus éthérée". Rousseau et Sénancourt n'auraient pas dit mieux.
L'idéal rustique de "la paix des champs" est une donnée constante des aspirations de l'être humain, aliéné par les artifices et le chaos des sociétés urbaines. On le retrouve chez les auteurs latins tels Virgile et Horace, dans les Pastorales et les Bergeries de la Renaissance et de la poésie baroque, et je prends toujours pour exemple de ce point de vue l'impeccable Racan. On le voit se répandre dans les mille formes et avatars du romantisme philosophique et littéraire et revendiquer aujourd'hui son aspiration irrésistible au "retour à la terre".
Certes l'idéal de la paix des champs ne se confond pas avec l'idéal érémétique, s'il en est. Le premier est celui d'une société régénérée, de type villageois proche de la nature, on pourrait presque dire une société heureuse et fraternelle de "hobbits", le second consacre la rupture avec la société, qu'on a épuisé ses forces à subir et qu'on a désespéré de pouvoir changer.
De quel stupeur innommable seraient frappés aujourd'hui Ovide, Virgile, Horace, Racan, Rousseau ou Sénancour devant le développement monstrueux des aliénations de la société humaine? Le totalitarisme numérique, le monde réduit à des unités et des ensembles virtuels de chiffres et de statistiques, le fracas, la pestilence et la frénésie mondialisées, l'impossibilité de ne plus trouver nulle part dans l'univers dévasté, la plus modeste et authentique paix des champs?
"On dispose de tout ce qu'il faut lorsque l'on organise sa vie avec l'idée de ne rien posséder" nous rappelle Sylvain Tesson. C'est le principe de sobriété que toutes sortes de cyniques, épicuriens et autres stoïciens introduisirent jadis dans la philosophie occidentale en réaction aux mentalités ploutocratiques de leur temps.
Cette sentence de Sylvain Tesson résonne comme un sonnet de Du Bellay, qui lassé des intrigues et des fastes de Rome, regrettait la paix et la simplicité de sa campagne natale:
Ah! qu'heureux est celui qui peut passer son âge
Entre pareil à soi! et qui sans fiction,
Sans crainte, sans envie et sans ambition,
Règne paisiblement en son pauvre ménage!
Le misérable soin d'acquérir davantage
Ne tyrannise point sa libre affection,
Et son plus grand désir, désir sans passion,
Ne s'étend plus avant que son propre héritage.
Il ne s'empêche point des affaires d'autrui,
Son principal espoir ne dépend que de lui:
Il est sa cour, son roi, sa faveur, et son maître;
Il ne mange son bien en pays étranger,
Il ne met pour autrui sa personne en danger,
Et plus riche qu'il n'est ne voudrait jamais être.
Quand reverrai-je hélas! de mon petit village
Fumer la cheminée; et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage?
Racan s'est évidemment souvenu de Du Bellay dans ses admirables "Stances sur la retraite", notamment dans cet extrait:
Ô bien-heureux celuy qui peut de sa mémoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire
Dont l’inutile soin traverse nos plaisirs,
Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison content de sa fortune,
A selon son pouvoir mesuré ses désirs !
Il laboure le champ que labouroit son père ;
Il ne s’informe point de ce qu’on delibère
Dans ces graves conseils d’affaires accablez ;
Il voit sans interest la mer grosse d’orages,
Et n’observe des vents les sinistres présages
Que pour le soin qu’il a du salut de ses bleds.
Roy de ses passions, il a ce qu’il désire,
Son fertile domaine est son petit empire ;
Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ;
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces,
Et, sans porter envie à la pompe des princes,
Se contente chez luy de les voir en tableau.
Son fertile domaine est son petit empire ;
Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ;
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces,
Et, sans porter envie à la pompe des princes,
Se contente chez luy de les voir en tableau.
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Du Bellay, Racan, sans oublier Montaigne, et .....Sylvain Tesson. Rien que ces quatre-là pourraient pourvoir à l'essentiel de la philosophie morale de l'existence. Le progrès des sciences, qui augmente chaque jour nos connaissances de l'univers et du fonctionnement de la matière, ne modifie en rien le questionnement métaphysique de l'être humain sur le sens de sa propre vie et de sa propre mort. Aussi il ne peut y avoir de connaissance utile (outre celles ayant des applications sur l'hygiène et la santé), que celle qui le prépare à accepter son destin de vie à trépas, dans l'accomplissement de sa plénitude. Le reste, l'ambition, la politique, le pouvoir, le désir d'acquérir, l'agitation du monde, échappe à la possession du temps. Posséder le temps c'est se sentir en harmonie avec les lois et le cours de la nature, c'est atteindre, de ce fait, le calme et la paix intérieurs. C'est ici que Lao Tseu rejoint Montaigne. Et Montaigne, en tant que philosophe et moraliste de bon sens, étranger aux factions religieuses et idéologiques, a posé de manière intelligible les limites de notre entendement ainsi que les vertus humanistes qui font à la fois toute l'humilité et la grandeur de notre conscience.
Il n'y a rien de plus providentiel qu'un balcon en forêt, une terrasse sur un jardin, une cabane au flanc de la montagne (Montaigne avait sa tour campagnarde), pour y accomplir dans la félicité l'oeuvre de la contemplation, pour y posséder le temps de chaque instant. Car la forêt, la montagne, les espaces et les profondeurs de la nature sont le miroir de la vie spirituelle, le lieu sacré qui nous relie avec le mystère de tout ce qui vit.
Certains voudront y mener une existence perdue dans la sauvagerie, parmi ce que cette nature peut avoir aussi de plus inhospitalier et de plus hostile. Certains voudront y éprouver, extase suprême, l'absorption de toute volonté dans le néant du" non agir", vision imparfaite que l'on a pu prêter aux mystiques orientaux, selon lesquels la philosophie de l'action consistait plutôt à agir juste ce qu'il faut pour que les choses se réalisent d'elles-mêmes.
Je vois pour ma part dans ce jardin, dans cette forêt, dans cette montagne, toute la magie et la splendeur de ce qui est. J'y vois le bonheur infini d'y frémir du simple contentement de la vie, ce trésor de la vie qui ne nous est donnée qu'une seule fois, qui court et se perd dans le bruit du ruisseau, le parfum de la terre, le chant de l'ombre et de la lumière, où tout ce qui nous est donné de faire et de recevoir doit être tourné vers le Bien et l'amour de la Création...et qui nous fait nous endormir chaque soir en disant merci!
Honorius/Les Portes de Janus/5 janvier 2022
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