Qu'est-ce qui te met en colère? le spectacle de l'injustice, de la malfaisance, de la laideur, le pouvoir de l'obscurantisme et de la bêtise, les aberrations de l'esprit d'inconséquence et de routine, l'emprise de l'absurde qui étouffe l'existence, le spectre est large et j'en oublie.
Qu'est-ce qui provoque en toi l'abattement? La répétition dans l'existence humaine, jour après jour, de tout ce qui précède et le sentiment de ne rien pouvoir y changer.
Il existe des bouquins écrits par toutes sortes de yogis, qui nous instruisent à conserver le masque et le rythme cardiaque de la sérénité lorsqu'autour de soi tout semble se dérober à l'intellect, s'enliser dans le marasme ou s'agiter dans le chaos.
Survivre mentalement, c'est encaisser dans le calme, c'est aussi parfois se jouer de l'adversité par le recours à l'humour. Mais il y a des limites à l'humour quand le cerveau est submergé par le sentiment d'oppression et d'anxiété.
Je ne pense pas, et c'est peut-être une évidence, que l'Etat qui gouverne la société ait pour principal souci de faire des individus des êtres intellectuellement libres, des citoyens responsables comme on dit, cela n'a jamais été de sa vocation et, surtout, il y a bien trop d'intérêts de collusion à préserver pour modifier en rien la physionomie du monde tel qu'il est, tel qu'il souffre, tel qu'il se traîne. Certes, chacun bénéficie en théorie des bienfaits de l'instruction et de l'enseignement pour éclairer ce qu'il y a de meilleur dans la nature humaine. Mais encore faut-il apprendre à raisonner par soi-même et entretenir continuellement l'énergie de notre faculté dialectique pour tenter de nous prémunir contre le poison des mensonges et des fausses évangiles. D'ailleurs, ce n'est pas l'idéal qui manque chez ceux qui, de plus en plus nombreux, accèdent à l'élévation de leur conscience contre les idéologies de la réaction et du relâchement. Mais le rapport de force n'est pas encore en faveur d'un réveil du bon sens et d'une renaissance des lumières de l'esprit. Depuis le bannissement de l'alliance cosmique, ces idéologies n'ont plus qu'un seul but et ne servent plus qu'un seul maître: le Léviathan sourd et aveugle du matérialisme. "En travaillant pour les seuls biens matériels, nous bâtissons nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre, qui ne procure rien qui vaille de vivre." disait Antoine de Saint Exupéry.
Ce serait une erreur d'espérer pouvoir compter sur l'Etat, qui, depuis les Chinois et les Sumériens, constitue par nature la matrice du totalitarisme, pour imaginer et rendre possible un autre monde, un monde éveillé, émancipé des tutelles et des systèmes. Pourtant il ne dépend que des individus de ne plus se lever le matin la boule au ventre en se sentant déjà accablés du sentiment de l'inutile.
On nous a tellement habitués, depuis la fin de la guerre, à admettre que nous sommes les citoyens du meilleur des mondes possibles, que l'ordre apparent des choses a fini par figer tristement nos vies. L'ordre social n'est qu'une crispation de refus, de contraintes, d'aveuglements et de résignations, une persuasion de bonheur consenti dans l'obéissance. Nous croyons être libres dans les rets de toutes nos pauvres aliénations. Pourtant l'individu est à peine libre d'allonger le pas d'un côté ou de l'autre, sans pouvoir dépasser l'ombre de son nez, et pour s'imaginer continuer de vivre, troque ses rêves d'éternité contre des stupeurs numériques. Mêmes le mot et la syntaxe ont perdu leur saveur palpitante et se sont asséchés dans l'ignorance ou l'oubli de leur intelligence.
Il faut, en même temps que le regard sur le monde, de nouveau élever la valeur du verbe. L'être humain n'a pas reçu la grâce de la pensée et de la parole pour ne concevoir et ne déblatérer en longueur de journée que des flots d'insanités. L'espace anthropique est saturé de vaines et insoutenables rhétoriques, de cette vacuité inaudible qui a force de loi.
Lorsque j'étais enfant, je trouvais que le monde des adultes était bien trop compliqué pour espérer en comprendre quoi que se soit. Trop compliqué assurément, ajouté à cela que j'étais désagréablement impressionné par son aspect trivial. Je redoutais même de ne pas être assez volontaire, quand mon tour viendrait d'entrer dans l'arène, pour affronter cette réalité qui m'affligeait déjà d'une indicible tristesse et d'un sentiment inavoué d'accablement. Quand je regardais la danse du monde, je ressentais ce trouble m'envahir davantage chaque jour. Je me disais que cette scène agitée et bruyante, si obscurément inquiétante, devait avoir un sens supérieur dont l'étendue et la profondeur m'échappaient encore. C'était déjà un effet d'optique.
Ces gens qui gouvernent le système, j'ai appris à les considérer à la mesure philosophique de ce qu'ils représentent. Cette scène d'ombres voit passer, de génération en génération, les mêmes types de la comédie humaine, posant et minaudant au chevalet de la même partition.
Les comédiens d'aujourd'hui pêchent cependant par un certain relâchement, un rabougrissement d'indigence dialectique qui a rendu leur jeu d'acteur singulièrement médiocre et de plus en plus inquiétant. Comment peut-on encore être dupe de leurs fables tragiques?
Je les ai entendus encore naguère vanter sur les tréteaux les bienfaits de la gestion mondialisée, de ce qui apparaîtra bientôt comme la guerre de tous contre tous. Aujourd'hui, ces cabotins bien peignés, qui ont presque tous entre dix et vingt-cinq ans de moins que moi, je les entends ressasser benoîtement les psaumes périmés de leurs prédécesseurs, lesquels se résument aujourd'hui à quelques lieux communs de misère et de désespérance. Je ne vois parmi toutes ces mentalités d'inspecteurs des finances, aussi ternes et routinières que celle d'un sous-chef de bureau balzacien, que des vieux engendrés par d'autres générations de vieux, régentant une société de vieux, sans entrain et sans idéal. J'ai depuis longtemps le sentiment, malgré ce qu'ils en pensent, que mon intelligence vaut bien largement la leur. Que font-ils de nos vies et de notre espérance en la vie? Tout se complexifie chaque jour inutilement, ployant sous le joug de la gestion, du contrôle et de la technique, sous un dôme bureaucratique où les foules stupéfiées tournent continuellement en rond sur elles-mêmes au rythme des algorithmes.
La crise pandémique, depuis deux ans, n'a fait qu'amplifier la perception des grosses ficelles de l'absurde. Elle a rendu insupportable le poids de l'administration, de ses normes et de ses réglements, l'infantilisation de l'individu, l'opprobre d'un système qui s'accroche lamentablement à ses névroses. Tout en nous et autour de nous ne respire que l'ennui, l'effarement et la platitude.
Je viens d'apprendre qu'un physicien, plus philosophe que physicien d'ailleurs, vient de trouver la preuve de l'existence de Dieu. Si cette ineptie devait apparaître comme une vraie trouvaille, changerait-elle pour autant quoi que ce soit à la condition de l'homme, lui ferait-elle considérer la Création avec plus de lucidité et d'empathie, et en fin de compte, le guiderait-elle avec plus de ferveur vers l'élévation de sa conscience morale? Dieu n'a de valeur et de réalité que pour ce qu'on en fait.
Aujourd'hui j'ai le coeur au bord des larmes. Le temps a filé comme l'eau entre les doigts sans que j'aie eu d'autre loisir que d'espérer pouvoir un jour m'approprier celui de vivre. Ces brefs instants où je donne le matin des graines aux mésanges du jardin, j'ai l'impression de les soustraire frauduleusement à un rythme, à une injonction oppressante qui m'écrase, et je rentre le soir, le corps et le cerveau perclus de tensions, avec le sentiment d'avoir ignoré la substance de la vie. Je passe comme un fantôme.
J'ai rêvé que je volais au-dessus du monde. Ce monde, je l'ai vu comme Saint Exupéry dans son avion de l'aéropostale: "un océan de ténèbres" étendu au-dessous de moi, où, de loin en loin, scintillaient des feux perdus dans la campagne, dans "cette nuit sombre où chacune de ces lueurs signalait le miracle d'une conscience". Ces lueurs disséminées devraient être là pour donner espoir dans la nature de l'homme et le courage d'aller à sa rencontre. Pourtant je sais qu'il vaut mieux ne voir le monde des hommes que la nuit, depuis un aéronef ou du sommet d'une montagne. De jour, on ne peut que s'affliger du désastre qu'ils ont infligé à l'hospitalité de la terre. Et si cet aéronef pouvait remonter le temps, il me conduirait au coeur d'un règne éblouissant, au coeur de la sauvagerie enchantée. Revenir au début de l'aventure, dans ces matins de grâce, et s'aviser de tout reprendre du commencement pour ne tendre qu'au meilleur.
La majorité de la termitière humaine ne souhaite que de se vautrer dans le modèle d'existence auquel on l'a toujours habituée, ce modèle qui mène aujourd'hui précisément à la fin de l'aventure.
En vérité, il faudrait deux mondes, deux mondes parallèles si cette utopie était possible. Un monde, moralement supérieur, ouvert en théorie à tous, mais réservé à ceux qui décideraient de lui garder sa magie, comme disait Giono; un autre complètement étanche au premier, un monde de déchéance et d'abjection, où serait jetée cette part résolument néfaste d'humanité dominée par ses démons matérialistes et ses instincts de destruction. Chaque partie y trouverait son compte dans l'ignorance absolue l'une de l'autre.
Nous n'avons plus collectivement le temps de réapprendre, encore moins celui d'apprendre, pour ceux qui n'en ont jamais eu l'idée, la nécessité de respecter l'âme sacrée qui soutient l'arbre de vie. La course vers l'effondrement ne peut plus être arrêtée. Tout y concourt, dans une sorte de fièvre d'obstination.
Un jour, il y a longtemps déjà, une personne de mon cercle professionnel, très fine psychologue, posa sur moi ce jugement sans appel, avec une moue imperceptible de dédain: "Vous, vous n'êtes pas un battant". Quand je vois où nous mènent depuis le début tous "les battants" du monde, avec leur quête de pouvoir et leur poussière d'ambition, je considère ce jugement comme un vrai compliment, surtout comme un soulagement d'avoir échappé au pire.
Honorius/ Les Portes de Janus/le 21 janvier 2022
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