vendredi 11 février 2022

Nous échapper du bagne


Sur la grande place grise plantée d'arbres souffreteux alignés au cordeau, se dresse le grand palais administratif, dont la façade monumentale aussi grise que la place, aussi malheureuse que les arbres, me toise avec une stupide arrogance sous un grand ciel d'hiver, vide et inerte. Un lieu triste et désert comme une agora de pays totalitaire. Lorsque les mineurs descendaient pour la première fois dans la profonde obscurité du puits, ils s'écriaient : "Adieu les beaux jours". J'entre par la grande porte de fer, lourde comme une porte de pénitencier, avec le sentiment de dire à mon tour comme un adieu "aux beaux jours", aux jours de liberté, de jeunesse et d'insouciance. Et c'est à cet instant, dès ce premier pas, que le piège se referme et que la vie bascule.
Mon avis de convocation serré dans ma main tremblante, je gravis de larges escaliers de pierre déroulant leur degré entre de hautes parois de béton enserrées de piliers néo-classiques à la facture grossière. Il y a souvent quelque chose d'affreusement pompier et d'ostentatoire dans ces bâtiments institutionnels, une ampleur prétentieuse de l'espace et un décorum destinés à frapper l'esprit, à écraser l'individu de la conscience de son insignifiance. Il ne suffit pas que le pouvoir affiche ses symboles, il faut encore qu'il mette en scène sa puissance. Transi de crainte, je pénètre dans le labyrinthe de la bête. Cela pourrait être un film de Murnau avec ses ombres angoissantes grimaçant contre les murs, cela pourrait être le commencement d'un cauchemar, c'est en tout cas une réalité à laquelle on ne voudrait pas croire.  Des silhouettes furtives filent et se croisent d'un pas rapide et sec, arrachant des échos glacés aux voûtes des corridors. Je croirais me trouver dans la pénombre alvéolée d'une espèce de matrice monstrueuse avec ses enfilades de portes, d'escaliers et de recoins obscurs. 
Sur le grand palier à balustrade du premier étage, j'avise une pancarte à liséré d'or indiquant: "Quartier Général". Je me présente à une table où se tient assis, sous le halo jaunâtre d'une lampe à bras articulé, un être terne, rabougri, le crâne dégarni, courbé sur un écritoire. L'homme est seul, comme un veilleur de nuit, dans un hall immense. J'attends un long moment, planté là, que cette abeille léthargique lève enfin sur moi ses bésicles sourcilleuses. Je lui tends le papelard dont il se saisit d'un geste agacé. Vous n'avez pas lu la note de service? C'est écrit en gros ici! Présentez une pièce d'identité! Les abeilles léthargiques peuvent avoir le réveil agressif. Il examine le contenu de mes justificatifs d'un air soupçonneux, tout en me dévisageant d'un regard oblique que je croirais empli d'une espèce de haine. Il me rend les documents en me les jetant presque à la face et tend brusquement le bras à sa gauche pour me désigner la direction à suivre. Tout cela sans un mot, dans une ambiance glaciale. Je suis un couloir très large avec des portes numérotées de part et d'autre. Des sonneries de téléphones me parviennent à travers les murs, des clapotis de machines à écrire, des murmures étouffés de discussions, parmi lesquelles je perçois distinctement une sorte de sentence, à la désagréable tonalité métallique: "Veillez à suivre scrupuleusement la voie hiérarchique".
J'arrive en vue d'une très grande porte à deux battants en bois d'acajou, numérotée 200, gardée par deux sbires casqués en tenue militaire, figés comme des statues hiératiques. L'un deux me commande d'un signe de la main, gantée de blanc, de m'arrêter net. Je lui tends au nez le papelard sur lequel il ne jette même pas un regard. Vos papiers! Voilà que ça recommence. Il se saisit de mes documents, puis, opérant un quart de tour gauche parfaitement réglementaire, il s'avance vers un boitier fixé contre le mur du couloir, l'ouvre et appuie sur le bouton d'une sonnette. Je perçois simultanément la sonnerie retentir derrière la porte d'un bureau contigu d'où apparaît un petit homme en frac, le teint blanc, les cheveux gominés couleur noir-corbeau, les lèvres peintes en rouge foncé, avec cette physionomie suffisante d'un majordome de grande maison. Le sbire lui ayant remis mes papelards, il me considère d'un air hautain et me prie d'attendre un instant, dans une langue administrative aux accents rebutants de Kommandantur:  Warten Sie Bitte ein Moment Mein Herr! Ich komme wieder gleich! Il se retire avec la dignité d'un proconsul dans son bureau, sorte de loge triste de concierge, où je l'aperçois, à travers la porte entrouverte, consulter minutieusement un registre de toile noire, puis actionner un vieux téléphone mural à manivelle. Je perçois l'écho d'un bref entretien inintelligible, hérissé de dipthongues et de gutturales dissonantes, que ponctue un ferme et tonitruant "Ausgezeichnet!" qui résonne en claquant jusque dans le couloir. A vrai dire, je ne me sens pas très rassuré. Vais-je finir par être embarqué? L'homme revient enfin, visiblement satisfait, mais toujours aussi condescendant. Simple formalité de Sicherheit, Mein Herr. Tout semble en ordre! Alles in Ordnung! conclut-il avec une certaine morgue en me restituant mon précieux sésame. Ouf! Il se dirige ensuite devant la porte gardée par les deux militaires impassibles, entrouvre un second boîtier inséré dans l'embrasure de la porte et appuie à son tour sur le bouton d'une nouvelle sonnette. Un voyant vert s'allume quelques secondes après, ce qui apparaît comme le signal d'une autorisation d'entrer. Le majordome, me commande de le suivre, ouvre le battant droit de la porte, lequel donne sur une seconde porte capitonnée contre laquelle il faut encore frapper avec un heurtoir d'acier. J'entends crier très fort le mot "Herein!. Le majordome, qui me précède, prenant soudain une posture aplatie et obséquieuse, m'introduit dans un vaste bureau, dont je ne distingue tout d'abord que des formes opaques en contre jour d'une large et haute baie vitrée à meneaux. Je sens sous mes pieds la couche moelleuse d'une moquette dégageant une odeur doucereuse de pâte à mâcher du genre "malabar". Après avoir prononcé quelque chose d'indistinct, mais sur un ton mielleux, le majordome s'efface avec des sortes de courbettes ridicules et me laisse seul dans la place.
Il y a là un grand bureau occupant la moitié de la pièce où se trouve assis un petit homme sec et grisonnant à lunettes d'écaille noire, vêtu d'un complet gris. Un personnage se tient debout près de lui, à sa gauche, les bras dans le dos, accoutré d'un étrange costume de zouave avec un bonnet à pompon. Son ventre bedonnant semble tout corseté sous un gilet brun étriqué à passementerie dorée. Un énorme monocle à chaînette accentue de manière grotesque sa physionomie presque ahurie de myope, empesée d'un gros nez aplati et d''une épaisse moustache blanche hérissée en brosse, ce qui n'est pas sans me rappeler, je ne sais pourquoi, un ancien portrait de Victor Emmanuel II. D'immenses placards à étagères recouvrent les murs jusqu'au sommet du plafond, rassasiés de dossiers qui débordent en amoncellements posés à même le sol, en piles précaires sur les chaises, formant comme un parapet sur les côtés du bureau.
Mon attention est attirée, à ma gauche, attablée à un petit secrétaire où se trouve une antique machine à écrire à retour manuel, une femme absolument énorme avachie dans un cabriolet, occupée à s'empiffrer d'un gros pain fourré de viande en sauce. Je la vois, les deux coudes appuyés sur la table, les yeux exorbités, déglutissant à s'en étouffer, tandis qu'un bruit continu de ronronnement, comme celui d'une turbine de moteur, fait vibrer sa poitrine grasse, encerclée, presque à l'horizontale, d'un collier de perles blanches. Un petit carton de bristol est posé sur le bord du secrétaire affichant l'avis: "temps de pause méridienne, s'adresser en face".
Le petit homme sec assis au centre du grand bureau m'observe longuement de son regard assombri sous le verre fumé de ses lunettes. Je remarque une verrue très propre et nette, comme astiquée à l'eau de javelle, luisant à la commissure droite d'un nez très ordinaire, ainsi que les boutons dorés à niellure de ses manchettes d'un blanc impeccable. Ses mains aux ongles nets et propres ont cette couleur fade de talc rappelant celles d'un boulanger qui vient de pétrir sa pâte et où l'on aperçoit, empesant son annulaire gauche, une épaisse chevalière d'or au chaton serti de saphir, comme celui d'une bague cardinalice.
Il adresse bientôt un signe discret de tête au zouave debout à son côté, lequel prend aussitôt la parole:
Cher monsieur, nous ne vous remercions pas de vous être présenté à cette convocation, puisque vous n'accomplissez là que votre devoir. Sachez que je suis le maréchal Witho, aide de camp, oberhofmeister et cire-pompe appointé de son Excellence Pierre le Grand, de la prestigieuse dynastie administrative des Moutyn. A cet énoncé protocolaire, il s'incline respectueusement en direction du petit homme gris, qui doit donc être le personnage remarquable dont il fait l'éloge. J'aperçois à cet instant un petit rictus remuer au coin de ses lèvres. Je me dis qu'il biche.
Le zouave prétentieux reprend: Nous ne vous félicitons donc pas et nous ne vous invitons pas non plus à vous asseoir (où le pourrais-je d'ailleurs dans ce capharnaüm?) car vous n'êtes ici qu'un subalterne, un homme de troupe, un être servile et corvéable. Lorsqu'il vous sera requis de m'adresser la parole, vous veillerez à m'appeler "Votre Seigneurie".
Soudain, la femme avachie dans le cabriolet du secrétaire s'étrangle dans un grand fracas de toux suffocante. Son visage de Gorgone échevelée devient cramoisi. Elle essaye de se lever, perd l'équilibre et s'écroule, ses jambes d'éléphants en l'air, au beau milieu des piles de dossiers en poussant des hurlements de truie. Cette scène, qui me fait violemment sursauter, ne semble pas pour autant affecter Leurs Excellence et Seigneurie. Witho, levant les bras d'un air dépité, se contente d'appuyer sur le bouton d'une sonnette située sous le rebord du bureau. La porte s'ouvre aussitôt et au lieu des deux militaires postés précédemment à l'entrée, je vois apparaître deux types débrayés, la clope au bec et à gilets jaunes, saisir la grosse femme sous les aisselles et la tirer lourdement hors de la pièce. Ce n'est d'ailleurs pas une mince affaire, tant cette masse imposante, prise d'atroces convulsions, s'agite comme un paquet de nerfs en tous sens en poussant des râles d'agonie.
A travers la porte lourdement refermée sur cette scène déplorable me parviennent des échos étouffés de tumulte et une exclamation que je perçois encore distinctement ""Traitement F1!".
Pierre Le Grand est resté visiblement impassible au milieu de ce pitoyable chaos, assis à son bureau, le regard fixe comme celui d'un sphinx. A peine ai-je pu remarquer qu'il tapotait légèrement du bout des doigts sur la table, signe, peut-être, d'un imperceptible agacement. Witho, un instant décontenancé, réajustant son bonnet à pompon, reprend le fil de sa harangue: "Cette malheureuse disgression ne doit pas nous éloigner de notre propos". Ce solécisme que commettent certains cuistres contre le mot "digression", n'échappe pas à mon oreille, d'autant que le "s" fautif est sensiblement appuyé.
Son Excellence a eu la bonté de considérer favorablement votre candidature au poste d'Aspirant adjoint stagiaire de 2ème classe au sous-chef de Bureau Principal de 2ème Classe, à pourvoir à la gestion des archives de notre Groupe administratif. Le poste a été rendu vacant par une déficience organique récente, heu, la pendaison de son précédent titulaire, heu, ou quelque chose comme cela. Enfin, il a quand même obtenu, le bougre, la médaille de fer blanc des Trépassés. Sachez que vous entrez ici pour une mission de service public où désormais plus rien ne compte de votre passé. Ni même votre présent et votre avenir qui sont désormais entièrement voués, je dis bien entièrement voués, à l'intérêt de la Firme. Vous vous êtes engagé pour un idéal, celui du commun de votre espèce: servir et pâtir. Ne perdez jamais de vue la devise qui conduira à chaque instant votre action: "Flagorner, besogner, obéir!" C'est la condition de votre survie. Et n'imaginez surtout pas devoir à grand mérite le traitement net fiscal de 4300 piastres qui vous sera alloué, ni même le petit grade de sous-fifre dont le hasard de votre insignifiance vous a affublé. On vous connaît trop bien, vous, et la cohue des Jeanfoutre, le troupeau des cossards et des grévistes, la glèbe des fumistes et des saboteurs. Un monde sépare l'intelligence des grandes visions administratives, incarnée ici par Son Excellence, qui place l'homme en contact avec les étoiles, et l'inertie vindicative de la termitière qui n'attend que son petit dimanche pour s'y ennuyer mortellement. Alors soyez heureux et satisfait de la soupe qu'on vous sert. Sur ce, le zouave frappe deux fois dans ses mains, ce qui fait surgir d'une petite porte latérale un employé empressé tenant un parapheur en maroquin qu'il pose aussitôt sur le bureau en ouvrant le volet de garde. Puis il se range en retrait en esquissant une courbette, les yeux fixés sur le sol. Je remarque un léger tremblement dans ses mains et des perles de sueur suinter sur ses tempes. Je pense: le malheureux est en train de faire dans son froc.
Maintenant veuillez signer au bas de chaque exemplaire l'acte d'asservissement que Son Excellence a daigné vous octroyer, un pour vous, un pour la Grande Chancellerie, un pour les archives chrono. Je m'avance pour saisir le stylo laissé près du parapheur, un beau stylo doré rangé dans un étui de velours. A cet instant Whito se récrie en s'adressant à l'employé: "Nein, nein! Sombre imbécile, vous savez bien que pour les caves c'est le stylo Bic!". Pâle et tremblant, l'homme se précipite sur le boîtier, le fourre dans la poche de sa veste, fouille quelques secondes dans les revers intérieurs pour en retirer finalement un petit stylo ordinaire de bon marché qu'il substitue sur la table au précédent. Ses quelques instants de flottement ont paru une éternité, surtout au pauvre employé, qui tout flageolant et suant se met tout-à-coup à fondre en larmes.
En voilà assez, tonne Whito, sorti de ses gonds. Vous m'exaspérez, disparaissez de ma vue immédiatement! L'employé, plié en deux, la tête dans les mains, pousse alors un long gémissement qui se mue en plainte lugubre comme un hurlement de loup. Les deux gardes en faction, alertés par un nouveau coup de sonnette, jaillissent dans le bureau et agrippent violemment le malheureux, l'un par les épaules, l'autre par les pieds et l'évacuent comme un poids mort dans le couloir. Traitement F1! Traitement F1! crie encore Witho à s'étrangler, le bonnet à pompon de travers, le monocle déchaussé retenu par le bout de sa chaînette, le cou rougi et gonflé d'une colère formidable. Je trouve soudain, qu'il a un air de Tryphon dans sa démonstration de l'art de la Savate.
Ce second incident n'a pas ébranlé un instant l'impassibilité apparente de Pierre Le Grand, qui demeure toujours immobile, vissé dans le fauteuil de son bureau, comme une idole sur son piédestal. Je remarque que le tapotement de ses doigts sur la table devient plus lourd et insistant. Il faut savoir garder sa Majesté quand on s'appelle Pierre Le Grand et laisser les gens d'office et de Cour s'agiter dans le remous des événements.
Witho, dont l'altercation a quelque peu ébranlé le flegme, reprend brusquement: Maintenant assez perdu de temps, signez ces trois documents, qu'on en finisse.
Je me résous à saisir le stylo et jette un oeil sur le premier exemplaire. Le document a la texture d'un épais papier vergé, l'en-tête enluminé aux armes de la maison administrative des Moutyn, d'or à trois moumoutes de sable avec un bâton de gueules péri en bande. Une suite de paragraphes écrits en grosses lettres gothiques déroulent les attendus et les stipulations contractuelles destinées à sceller mon sort, comme un pacte Faustien, mais je ne crois pas que celui-ci me réserve, en échange de mon âme, la promesse de monts et merveilles.
Signez, vous dis-je, Monsieur von Berg (C'est ainsi que Whito a retenu mon nom), signez sans perdre encore un instant. Il est doux de s'en remettre au destin qui nous attend! Je devine pour la première fois un mouvement agiter Pierre Le Grand. Il semble pencher le buste, avec un intérêt qu'il ne peut s'empêcher de dissimuler, vers les documents que je m'apprête à revêtir de ma signature. Derrière le voile de ses verres fumés, je crois percevoir un écarquillement extraordinaire des yeux, sa bouche se plisse, ses doigts se crispent et j'entends presque leurs ongles crisser sur le vernis du plateau. J'ignore encore où tout cela va me mener, mais j'appose ma signature sur chaque exemplaire du contrat, avec le sentiment d'avoir franchi un Rubicon. A peine ai-je reposé le stylo sur la table, que son Excellence, bondit de son siège, comme projeté par un ressort, et s'empare avidement des documents. Deux lueurs de braise illuminent l'écran fumé de ses lunettes, tandis qu'un feulement glaçant fuse de sa bouche entrouverte dans une grimace effroyable, dévoilant deux rangées de dents affilées comme des lames. Méphistophélès exulte et savoure sa victoire. Mais aurais-je été le jouet d'une illusion? A peine ai-je eu le temps de cligner des yeux que Pierre Le Grand m'apparaît de nouveau figé dans la même posture impassible. Il esquisse un mouvement de tête en direction de Witho, lequel reprend aussitôt la parole: Fort bien, fort bien Monsieur von Berg. Maintenant il ne nous reste plus qu'une formalité à accomplir. Il frappe deux fois dans ses mains. Aussitôt, au son d'une musique lullyenne très cadencée, deux valets de pied à perruque entrent en grande pompe par la porte latérale, le premier portant une grosse étoffe dans ses mains gantées de blanc, le second un coussin pourpre de velours où repose une couronne d'or sertie de pierreries rutilantes. Son Excellence se lève, comme pour un cérémonial auquel il semble accoutumé, et rejoint d'un pas lent une sorte de cathèdre posée sur une petite estrade, entre deux piles de dossiers. L'un des deux valets drape ses épaules d'une grande cape rouge à large col d'hermine comme celle des anciens présidents à mortier, tandis que l'autre lui présente le coussin en s'inclinant. Pierre Le Grand se saisit de la couronne, la pose lui-même sur sa tête, puis visiblement très satisfait, s'assoit dignement sur la cathèdre. Whito m'enjoint par un signe de la main de m'approcher de l'estrade. Signor von Berg, prêtez céans, en bonne et due forme rituelle, acte d'allégeance à son Excellence Pierre le Grand, Docteur ès sciences administratives, Souverain du Grand Empire Bureaucratique. Ce dernier, d'un air bouffi de suffisance, me tend sa main blanche de boulanger où étincelle de mille feux le chaton du rubis, tandis qu'un éclat de trompettes retentit, faisant trembler les vitres. Il m'adresse alors les seuls mots qu'il aura prononcés au cours de cette entrevue, d'une voie pincée et chevrotante: Et maintenant tu te mets à genoux et tu baises la bague!

Je me retrouve, un peu sonné, presque abasourdi, dans le couloir par où je pense être arrivé tout-à-l'heure, mais qui à cet instant semble étrangement désert. Les gardes ont disparu, et la porte de l'office par où est apparu ci-devant le majordome a laissé place à un mur aveugle. Je reste là, immobile et tout hésitant, lorsque l'écho d'un pas lent, glacial et suintant comme une larme de stalagtite, vient fixer mon attention. D'un recoin obscur, une ombre se profile tout-à-coup sur la flaque de lumière qu'un antique néon projette contre le mur, s'avance lentement dans ma direction en s'étirant dans une proportion démesurée, presque monstrueuse. Je devine la forme d'un nez pointu, de grandes oreilles effilées, un dos courbé comme celui d'un vieillard et ce bras qui se lève vers moi, comme pour me juguler d'une main osseuse aux doigts crochus. Je me sens paralysé et incapable de fuir, je voudrais crier mais ma voix s'étouffe au fond de ma gorge. Un visage blafard aux yeux caves apparaît bientôt dans le halo de clarté crue près duquel je me trouve et, pris d'un accès irrésistible de terreur, je croirais à cet instant m'évanouir comme une créature hystérique. C'est alors que ce spectre hideux sur le point de fondre sur moi et de m'emporter dans le cercle de l'enfer, se révèle à mon regard dans sa réelle perspective. Un type ordinaire m'aborde, le bras tendu pour me serrer la main. Salut, je m'appelle Astorg, je suis chargé de t'accompagner dans le circuit pour les formalités pratiques, puis je te conduirai à ton bureau. Nous allons d'abord passer par l'intendance. Suis-moi, je te ferai les présentations. Je me ressaisis rapidement, encore confus et un peu tremblant, avec le sentiment d'être revenu de loin. Ce type, un peu plus âgé que moi, et dont l'apparence et l'attitude détonent de manière surprenante dans cet univers effarant, est bien le premier à m'inspirer d'emblée quelque confiance. Cela me rappelle le premier jour de mon arrivée à la 21ème compagnie du régiment, en Allemagne, après mes deux mois de classe. Il y avait là aussi un gars, un appelé comme moi, avenant et serviable, qui avait l'air de celui qui connaît la musique, et qui avait pris le soin de me mettre à mon aise.

Je m'en remets volontiers à mon mentor pour la suite de cette extravagante aventure. Je repasse à la hauteur du premier bureau où se tenait à mon arrivée le petit être terne et teigneux qui prenait un si malin plaisir à me faire lanterner. Lui c'est Gaspard, que tout le monde appelle le cloporte. On dit qu'il est le fils naturel de Witho qui l'a recasé là incognito, pour ne pas avoir à le jeter dans la rue. Il est du genre hargneux, mais les hargneux voilà ce que j'en fais. Sur ce, Astorg lui envoie une baigne en travers de la mâchoire, qui le désarçonne de son siège. Le malheureux, projeté violemment par ce grand mouvement de balai, s'écroule en hurlant dans les jambes d'une secrétaire venant à passer par là, les bras chargés de dossiers. Elle pousse un cri si haut perché et si aigu, que trois ampoules électriques éclatent simultanément au-dessus de nos têtes. Astorg me fait signe d'allonger rapidement le pas et nous enfilons un nouveau couloir, laissant derrière nous un gros tapage ponctué de coups de sifflet. Y'en a qui vont tâter du traitement F1, me confie-t-il. Au fait, dis-moi Astorg, c'est quoi le traitement F1?C'est simple, me répond-il, F1 pour "Foutu, hein". C'est une suspension administrative d'un mois suivie d'un programme de "réinitialisation" réglementaire de un à 6 mois, selon le cas. Une sorte de rééducation en quelque sorte? Oui, avec des traitements au sérum qui vous aplatissent comme un matefin. Vous revenez en filant droit, cassé et soumis comme un chien battu. Mais tu n'as pas pris un risque pour toi-même en provoquant ce foutoir au vu de tous? Je m'en fiche, je couche avec la directrice du centre de redressement administratif, la mère Seigler, alors je suis peinard. Ah bon, tant mieux pour toi alors.

Nous nous perdons dans un réseau de couloirs aux murs tendus de tissus couleur vert pomme et caca d'oie arborant des panneaux faïencés d'aspect archaïque: Salon des Délibérations, Caveau Libatoire, Instances Paritaires, Conseil exécutif, Bureau des Commissions et tant d'autres. Un de ces panonceaux m'intrigue plus particulièrement, intitulé "Temple des Normes". C'est là que se trouve le sanctuaire, m'explique Astorg. Tout ce que son Excellence, dans sa grande sagesse, a édicté de procédures et de formalités, de notes de service, de normes et de protocoles, est conservé en édition princeps dans des registres en vélin exposés sous verre et gardé jour et nuit par des appariteurs à plumet et bicorne. Chaque année, après l'Epiphanie, une cérémonie se tient dans le Temple, présidée par son Excellence et l'Etat Major réuni en grande tenue de pompons et de fourragères, en présence de tous les chefs de direction, de service et de bureau, pour renouveler le serment d'allégeance bureaucratique. L'allégeance bureaucratique, c'est le principe qui commande tout le déroulement de la carrière. Lors de ta formation initiale d'intégration, puis régulièrement lors des différentes étapes de ta formation professionnelle, tu devras suivre des leçons de morale administrative, de manière à bien te maintenir dans l'ornière. ça a l'air de t'étonner? Tu verras on s'y fait à la longue, il suffit de se couler dans le moule sans se poser de question. Tu comprendras vite que pour avancer et être bien noté il faut être rompu à la dialectique oiseuse et stérile, être rigoureusement formé à l'étroitesse et à l'inconséquence intellectuelles, privilégier perpétuellement la lettre à l'esprit, la rigidité à la finesse et surtout ne jamais se hasarder dans les tentations du bon sens et de l'analogie. Dis-toi bien une chose: tu ne dois jamais penser qu'il y a d'autre façon de raisonner que celle qui est imposée par l'application obtuse du réglement et tu ne dois pas imaginer un seul instant qu'il soit même possible de raisonner intelligemment. Abstiens-toi d'établir des liens ou de tirer des conséquences logiques entre les termes d'une thèse, d'un énoncé ou d'une proposition, là où l'autorité du codex n'a pas prévu ou se refuse obstinément d'en voir. Tu comprendras vite que ton jugement n'importe aucunement et que si tu veux assurer ta survie mentale, tu devras t'en tenir exclusivement à l'exiguïté de la norme, un point c'est tout. Au premier franchissement de la ligne rouge, tu seras sèchement rappelé à l'ordre par les contrôleurs de la morale administrative, tu verras c'est une brigade de jeunes arrivistes à la mentalité de vieux que tu auras constamment sur le dos, et tu seras dès cet instant l'objet permanent de leur risée et de leur mépris. A la prochaine récidive, crois-moi, ta vie deviendras un enfer. Me voilà donc averti!

Nous arrivons à une porte surmontée d'une enseigne où figure le mot "Intendance". Astorg frappe vigoureusement contre cette porte que l'on dirait blindée. Le battant d'un fenestron s'entrouvre en geignant dans une embrasure où apparaît un mufle interrogateur. C'est pour le nouveau du services des archives, code mission ST 30 AT 169. Vous avez le bordereau? Astorg fouille dans sa poche et remet un papier bleu pâle imprimé d'un en-tête à trois moumoutes et d'un tableau où figurent des chiffres de natures, de rubriques et de fonctions. Une énorme signature d'encre noire et grasse est apposée dans la partie basse brochant sur un tampon. Astorg remet le document à travers l'ouverture. L'autre l'examine longuement puis consulte les feuilles d'un registre, en mouillant le doigt entre chaque page. Je me dis que tout cela est bien compliqué pour une si mince affaire. Mais ce n'est pas fini, l'employé appelle un de ses collègues et ils examinent ensemble le bordereau remis par Astorg en le rapprochant d'une lampe, à la manière d'un examen radiologique. Je les entends échanger sur des questions d'encre et de tampon. L'employé hoche la tête, semble recueillir l'assentiment de son collègue et revient au fenestron d'un air dépité. ça ne va pas du tout, cette empreinte n'est pas réglementaire, elle est légèrement écornée à l'angle droit en contravention à l'article 3, chapitre XV du cahier des charges, qui sanctionne toute imperfection de timbre. Mais pourtant il y a bien la signature originale du chef de bureau du service des affaires administratives courantes qui fait foi tout de même, se récrie Astorg. Oui, répond l'autre, plein d'esprit de rigueur et de zèle, mais l'article 4 du même chapitre stipule que la conformité du tampon prévaut sur toute autre forme de validation. Je suis désolé, je dois faire un rapport et il faudra revenir plus tard avec un bordereau conforme. Au moment où l'employé s'apprête à refermer le fenestron, Astorg introduit vivement la main dans l'ouverture et saisit les narines de l'employé par le majeur et l'index en tirant le nez dans l'embrasure. Dis-moi mon p'tit Lulu, tu ne voudrais tout de même pas que l'Ange Noire apprenne que tu me fais des misères, n'est-ce-pas? (Je sus plus tard que l'Ange Noire est le surnom de la mère Seigler). L'autre, grimaçant de douleur, cède immédiatement. Aië, aïe, aïe, arrête, arrête, tu me fais mal, c'est bon, j'ouvre!

La porte cède lourdement dans un gros bruit métallique de serrure et nous entrons dans une grande salle aux murs blancs, comme passés à la chaux, meublée de placards et d'étagères. Le plafond est sillonné de longues rangées de néons qui diffusent une lumière presque aveuglante. Je n'aime pas la clarté des néons, je la trouve désespérément plate et uniforme, trop hygiénique et aseptique pour être saine. C'est la clarté des bunkers, des hôpitaux et des prisons, de ces lieux clos et enterrés où l'on étouffe et elle devient rapidement insupportable quand les tubes fatigués se mettent à hoqueter. Je vois deux ou trois agents en blouse blanche, aux allures de laborantins, qui déambulent dans les travées d'un air ostensiblement très affairé.
On apporte dans une corbeille les effets qui me sont destinés. L'employé, qui semble filer doux après l'acte d'intimidation incroyablement efficace d'Astorg, pose sur le plateau de la banque, une blouse grise, une paire de manches de lustrine noire, une visière de carton plastifié avec son bandeau élastique, une paire de pantoufles, un insigne d'identification de matricule et de grade et un fascicule aux armes de la dynastie des Moutyn intitulé: "Réglement intérieur approuvé en séance plénière du Comité Technique Impérial Paritaire" et en bas de couverture "Tu adhères ou tu te casses". Oh Lulu, tu lui a mis le bon insigne? C'est quoi ton grade? me demande Astorg. Aspirant Adjoint stagiaire de deuxième Classe au Sous Chef de Bureau. Vérifie que c'est le bon, car on le confond souvent avec celui d'Adjudant Major de 1ère classe au Bureau des Fêtes et Cérémonies, à cause du liséré doré qui est inversé. Maintenant passe dans la cabine, enfile tes effets et tu rangeras le reste de tes affaires dans le vestiaire de service. Il faut que tu te présentes au Sous Chef du Bureau des Archives en tenue opérationnelle. Presse-toi, tu as rendez-vous dans un quart d'heure.
Je sors de la cabine avec le sentiment d'un ridicule accompli. En me regardant dans le petit carré de glace, j'ai même eu l'impression d'avoir vieilli de dix ans. L'employé après s'être longuement appliqué en tirant la langue à compléter un bordereau de reçu, en triple exemplaire, y appose un tampon de service avec un soin extrêmement méticuleux, comme celui que mettrait un officier de chancellerie sur une convention internationale. Puis, après m'avoir remis le reçu, il se fige dans un garde-à-vous impeccable et compose le salut administratif réglementaire consistant à joindre les deux mains au niveau de la poitrine et à pencher la tête respectueusement en avant: Mes respects mon Lieutenant, Bonne journée mon Lieutenant. J'apprendrai plus tard toute la complexité du salut administratif réglementaire selon que l'on s'adresse à un subordonné, à un égal ou à un supérieur. Il me faudra bien une semaine pour m'y accoutumer. De même, la "table des Rangs et des Grades", incluse dans le réglement intérieur, qui hiérarchise les différents grades et fonctions de la bureaucratie moutynienne, héritage direct, selon toute apparence, des "tchins" de l'administration impériale russe du 18ème siècle, m'apparaîtra comme un fatras aussi insensé que grotesque.
Nous filons incontinent jusqu'aux vestiaires en suivant un couloir assez obscur. Un employé nous croise, nous adresse le salut administratif réglementaire dû aux supérieurs. Astorg lui répond en tendant le doigt majeur vers le haut. Je me dis que cela doit-être le salut qu'un supérieur adresse à un subordonné. Nous entrons dans une grande pièce froide aux murs de béton nus, sans aucune ouverture. Mon casier métallique se trouve au fond d'une des travées éclairées par un de ces satanés néons. Deux ou trois personnes, ou plutôt des formes loqueteuses semblant être des personnes, sont assises sur différentes banquettes à lamelles de fer blanc laqué, l'air prostré et abattu. L'une s'agrippe tout-à-coup à mon bras au moment où je passe à sa hauteur, levant sur moi des yeux éplorés, essayant d'articuler quelque chose, une sorte d'appel à l'aide ou d'avertissement qui se transforme en plainte chaotique et inaudible. Astorg, d'un mouvement plein de pitié et de tendresse, entoure doucement ce spectre tragique entre ses bras et tout en lui caressant le front, comme le ferait un adulte à un enfant, lui chuchote à l'oreille un murmure de réconfort. Cet être, dont je ne pourrais dire s'il est un homme ou une femme, secoue encore quelques sanglots puis se replonge dans un état d'hébétement, les yeux hagards ouverts stupidement sur le vide. Ces pauvres gens sont à bout , m'explique sobrement Astorg.
Nous nous rendons maintenant au service des archives où je dois prendre mes fonctions. Nous passons devant une porte métallique où est apposée une pancarte d'émail affichant l'acronyme: BGM . La porte s'ouvre pour laisser passer deux types en costard-cravate de croque-mort soutenant par les aisselles un corps affalé. Je demande à Astorg: Qu'est-ce-que c'est que cette officine? C'est la salle des traitements BGM, où l'on exécute les sanctions disciplinaires des 1ère et 2ème catégories. C'est une méthode moins procédurière et plus expéditive que le traitement F1. B.G.M, pour coup de Boule, coup de Genou, Manchette. Le patient reçoit d'abord un grand coup de boule en pleine figure, ce qui a pour effet de provoquer un premier syndrome de réception, le torse penché en arrière, les mains sur la tête, puis suit un grand coup de genou dans les parties génitales, d'où s'ensuit le deuxième syndrome de réception, le buste penché en avant cette fois. Cet à cet instant-là que tombe le coup de manchette, en fait un grand coup de poing asséné sur la nuque. Cela peut se faire à main nue ou avec des barres de fer selon la gravité de la sanction et être renouvelé autant de fois que le prévoit la sentence. C'est une méthode managériale alternative que l'on enseigne dans les meilleures écoles institutionnelles, au Moyen Orient et en Amérique du Sud, introduite chez nous par des mercenaires russes. Avec ça tu n'es pas près de demander une augmentation. Et les syndicats ne disent rien? Tu parles, ils sont terrorisés par la main de fer du Grand Pierre et sa police prétorienne. Leurs instances paritaires sont une vraie mascarade, elles ressemblent plus à un lit de justice autocratique où l'arbitraire et le bon plaisir du prince ont force de loi. Un conseil, quand même, avant d'arriver: tu te tiens à carreau, tu t'adaptes et tu ne t'étonnes de rien. On se croisera de temps à autre. Si tu as une difficulté, tu m'en parles. Tant que j'aurai la baraka avec la mère Siegler je pourrai toujours faire quelque chose pour toi.
Astorg me serre chaleureusement la main et me laisse devant une volée d'escalier descendant jusqu'à une porte de bronze, fermant l'entrée de ce qui pourrait être un grand souterrain. Un type à béret à plume panachée blanc et rouge en garde l'accès, avec cet air important de celui qui se sent investi d'une mission. Il me demande mon laisser-passer. Un laisser-passer? Mais je viens prendre mon poste d'adjoint de 2ème classe au sous-chef de bureau. J'ai rendez-vous avec lui. Désolé mon lieutenant, mais sans laisser-passer je ne peux pas vous laisser passer. Ce que vous me dites-là est parfaitement logique, mais je viens de me présenter auprès de Leurs Excellence et Seigneurie. J'ai sur moi ma convocation, mon contrat d'engagement mentionnant mon poste d'affectation, mon reçu d'intendance et je dois me présenter maintenant auprès de Monsieur le Sous-Chef de Bureau. Je suis désolé, mais sans laisser passer, je ne peux pas vous laisser passer.
Très bien je vois que vous appliquez parfaitement les consignes du règlement intérieur et je ne peux que vous en féliciter. Pourrais-je vous demander votre grade et matricule pour que je puisse en référer de ce pas à Monsieur Astorg que je viens de quitter il y a une minute? A ces mots, l'homme au béret baisse la tête d'un air d'enfant contrit qui craint une punition. C'est entendu, vous me laissez entrer et Monsieur Astorg n'en saura rien. L'homme s'apercevant, malgré l'épaisseur de son obstination, avoir failli se fourrer dans un cas épineux, rengaine sa ritournelle et se résigne à appuyer sur un gros bouton rouge qui déclenche une grosse sonnerie intérieure. Un battant de la porte s'ouvre lourdement en grinçant sur ses gonds. Je pénètre alors dans une sorte de cave immense aux voûtes sombres lacérées de lignes de néons. Cela sent là-dedans la vieille poussière de paperasse, la graisse de poulie et le relent d'égout. Je m'approche du bureau d'entrée où je décline mon identité à un employé à visière. Avez-vous votre laissez-passer? Ecoutez, dis-je en levant sensiblement le ton, ce qui fait redresser quelques têtes de gratte-papier dans ma direction, je vous répète que je suis le nouvel adjoint de 2ème classe au sous-chef de bureau et je viens rejoindre mon poste. Je vous prie une nouvelle fois de m'annoncer à Sa Noblesse qui doit s'impatienter de mon arrivée. Désolé, mon petit-bonhomme, sans laissez-passer, on ne passe pas. Dès cet instant, je sais que je dois prendre immédiatement n'importe quelle initiative, la première qui m'arrive à l'esprit. J'avise, contre le mur près du bureau, la poignée d'une sorte d'alarme, comme celle que l'on trouve dans les rames de métro ou dans le train, pour les arrêts d'urgence. Je tire sur la poignée d'un geste énergique, ce qui a pour effet de déclencher une alarme lancinante comme une sirène d'attaque aérienne et d'actionner des gyrophares balayant le sol et les murs d'une multitude de faisceaux aveuglants. Des cris s'élèvent au milieu d'un tumulte qui grandit et se presse jusqu'à l'entrée des locaux où je me trouve. L'employé d'accueil, noyé dans la cohue, se précipite vers une petite armoire métallique située dans un recoin. Je le vois retirer un gros trousseau de la poche de sa blouse, y chercher fébrilement une clef à tête polygonale qu'il finit par introduire dans l'armoire pour neutraliser le circuit électrique. Le chaos a duré une à deux minutes, je ne sais, et le vacarme auquel succède soudainement le silence, semble encore siffler dans les oreilles.
Cette scène m'a pourtant semblé irréelle, comme tant d'événements de l'existence peuvent nous paraître étrangement irréels, et je me retrouve l'instant d'après dans le bureau du Sous-Chef de Bureau. Votre conduite a été inqualifiable, Monsieur von Berg, et aurait mérité dans des circonstances ordinaires toutes les rigueurs du régime disciplinaire, à un point que vous n'avez pas idée. Mais voilà, vous n'avez pas encore pris vos fonctions et les dispositions du règlement intérieur sont claires et plaident cette fois-ci et uniquement cette fois-ci, en votre faveur. Même l'Ange Noire, heu, je veux dire Madame la Kommandant, Fraulein Siegler, dont nous avons recueilli l'avis éclairé, quoiqu'intransigeant, n'y a rien trouvé à redire. Il lit à haute voix: "Chapitre VI: Régime disciplinaire, article 35: Aucun agent, quel que soit son statut, ne peut être poursuivi du chef d'infractions aux dispositions du présent réglement (intérieur), s'il n'a pas suivi la formation initiale obligatoire de première prise de fonctions, l'instruisant des motifs desdites infractions et des sanctions y afférentes".
Dans ces conditions, l'incident est clos. C'est bien la première fois, pensé-je, que j'entends une chose sensée, ce qui apparaît ici comme une sorte d'anomalie dans l'absurde.
Monsieur Ignace Désiré Girardot, le Sous-Chef de Bureau du service des archives, relevant de la Direction Administrative, Sous-Direction des Moyens Généraux, était titulaire du grade d'attaché principal viager de 2ème classe et avait droit au titre de capitaine de classe normale, selon la hiérarchie de la Table des Grades et des Fonctions. Sa suprême ambition, celle qui le dévorait en secret depuis une vingtaine d'années, depuis le jour de sa dernière promotion acquise laborieusement, était d'accéder enfin au grade de principal héréditaire de 1ère classe, ce qui lui vaudrait le titre de capitaine major de 2ème classe et une augmentation de traitement indiciaire de deux-cents piastres et un apport de points de retraite. Une sorte d'apothéose pour les spécimens de sa trempe. La fièvre de l'ambition, qu'elle soit politique ou administrative, réduit bien souvent l'individu à toutes les bassesses ontologiques. L'esprit de flagornerie et de zèle devient alors une seconde nature. Se rengorger ostensiblement d'une benoîterie dégoisée par un officier supérieur devient un exercice quotidien de diplomatie. Se confondre à tout instant en postures d'allégeance et de soumission avec l'espérance d'une hypothétique marque de faveur, c'est finir, à y mettre trop de sérieux et de passion, par se livrer soi-même à l'emprise ignoble de la crainte, du doute et de la peur. Combien de fois ai-je assisté à ce spectacle lamentable où le Sous-Chef de Bureau Ignace Désiré Girardot se mettait à trembler à la moindre convocation de routine du Chef de Bureau, Stanislas Arschloch, une connaissance de vingt ans, crêchant dans le bureau contigu, s'imaginant tout-à-coup tomber sous le coup d'une disgrâce. Et quelle déconfiture, s'il se trouvait à devoir répondre à une sollicitation administrative usuelle du colonel de 2ème classe, chef de la Sous-Direction des Moyens Généraux. On aurait cru le voir aller droit à la mort. Pensez-donc, quelle épreuve, quel Golgotha, devoir monter au deuxième étage avec sa petite serviette sous le bras, pour transmettre un papelard où il n'y aurait rien d'autre à dire que des choses bien ordinaires. Quarante ans de ce régime inhumain vous rend l'individu desséché, sournois, terne et mesquin, étranger à la magie de l'amour et de la vie. Oui, l'ambition, qu'elle soit celle d'un député rêvant d'être ministre ou celle d'un lieutenant rêvant d'être capitaine, cause décidément beaucoup de tourment. Mais dans le cas d'Ignace Désiré Girardot, je me suis à la longue rendu compte que ce n'était pas tant l'ambition en elle-même, bien qu'il en quêtât par ailleurs fébrilement les faveurs, qui le consumait jusqu'à devenir cet être piteusement plat et ridicule, mais plutôt quelque chose comme la terreur maladive de la réprobation, ce qui en fin de compte constitue bien un obstacle aux fins de l'ambition.
Au soir de cette première journée, je rentrai dans un de ces bus bondés de banlieue, aux relents d'aisselles et d'arpions, parmi tous ces gens absorbés dans le vide de leurs propres stupeurs, semblant si minablement résignés à l'absurdité de l'existence. Je revoyais ces linéaires sans fin emplis de dossiers à trier, classer, indexer, collationner, et mon petit bureau, mon petit popot, mon petit stylo de dotation, tout le train-train de misère qui allait désormais être le mien, sous la surveillance d'une hiérarchie tracassière et soupçonneuse. Oui des quintaux de paperasses, des tombereaux d'actes de procédures, de rapports administratifs, de bilans, de budgets, de comptes et de statistiques, de tout ce que la vie compte de vain et d'inutile. Et le comble de l'absurde est encore de devoir faire de ce fatras de poussière d'autres rapports, d'autres bilans, d'autres statistiques, qui n'instruiront jamais personne et qui viendront s'amonceler comme autant de nouveaux poids morts au sommet de la pile. Et dire qu'il aura fallu passer par l'école pour en arriver là.
Une fois la trappe ouverte sur le vide, la chute est irrésistible, lente assurément, mais tout-à-fait irrésistible. On ne se rend jamais assez compte à quel point l'être s'accommode de sa propre déchéance, du propre oubli de soi-même, jusqu'à s'en faire une sorte de confort. On se dit que ce n'est pas le Pérou, mais qu'il y a pire, oui bien pire. Pourtant, nous voulons tous nous échapper du bagne, comme disait Saint Exupéry, être délivrés de ce que nous sommes astreints de faire chaque jour sans y trouver de sens. Mais chaque jour qui passe nous emporte insensiblement dans cette chute insidieuse, dans cet avachissement, cette torpeur du désir et de la volonté et nous nous réveillons un beau matin, envahis d'une immense lassitude, découvrant que nous sommes déjà vieux. Mon Dieu, qu'avons-nous fait de tout ce temps?

Honorius/ Les Portes de Janus/ le 10 février 2022

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