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Le philosophe en méditation- Rembrandt 1632- |
Tu es de cette espèce d'homme qui ne s'est pas contentée de vivre le destin d'une vie ordinaire mais qui a inlassablement questionné le grand mystère de l'univers, l'essence de l'être, le sens de l'action et de la destinée humaine. C'est pour cela que tu fus qualifié de philosophe, de zélateur et démiurge obstiné de la Raison. Philosophe, tu le fus certes, mais assurément un génial polymathe en sciences physiques et naturelles, lesquels, depuis la voie ouverte par ton fameux confrère Parménide (pas aussi fameux que toi il est vrai), sont le fondement de la pensée philosophique, tant il est vrai que l'essence même de l'idée prend ses racines, ou tire son inspiration, devrais-je plutôt dire, de la glèbe de la connaissance pragmatique. C'est en effet de l'appréhension des phénomènes que se révèlent les lois universelles, de la forme que se réalise l'acte, de la matière que s'élève l'esprit, selon la doctrine chère à ton ami Aristote qui le premier, ou peut être fut-ce déjà toi, fut en mesure d'identifier l'acte pur à la manifestation autonome de l'esprit, où les docteurs de la philosophie occidentale crurent reconnaître, avec une naïveté touchante, la face sublime de Dieu.
Ton existence, emplie de laborieuses extases spéculatives, ne fut jamais qu'un flux de pensée pure toute absorbée en elle-même et s'accroissant continuellement d'elle-même, une flamme dialectique se dévorant sans cesse dans son propre brasier. Ta puissante faculté de sophistiquer a élevé ton esprit hors du temps vulgaire et relatif vers ces régions transcendantales où s'étend, comme un océan d'éternité, la splendeur métaphysique de l'Absolu. Oui, tu as approché la vision de la Divinité la plus abstraite et rassemblé sous ton front accablé et ardent la perspective ontologique du grand Tout. L'univers tout entier, pour ta plus grande satisfaction, ne fut jamais aussi conforme au modèle théorique que ton génie en a conçu. La postérité retiendra assurément ton nom. L'université d'Iéna est toute emplie de tes ouvrages et celle de la Sorbonne ne compte plus tes admirateurs. Tu fus même l'objet des sollicitudes empressées du Grand Electeur de Brandebourg et l'hôte de marque du Roi de Suède et même la Cour de France, d'ordinaire si frivole, fut toute frémissante au bruit de tes prodigieuses conceptions métempiriques. Il n'y a pas jusqu'au Pape et au Patriarche de Constantinople qui n'aient été ébranlés par l'ampleur de tes révélations cognitives. Toute une génération, de clercs, de bacheliers et d'escholiers têta à la mamelle de ton docte enseignement qui féconda le progrès intellectuel de l'humanité, dans un saut qualitatif que l'on n'avait pas connu depuis Archimède, et que l'on ne connaîtra plus après toi nonobstant Kant et Hegel, ni l'illustre Einstein, qui ne feront que puiser à ta source. Et puis qui précéda qui dans la marche triomphale de la pensée? Personne ne le sais plus, tant l'oeuvre intellectuelle émanée de ton cerveau survole les temps. Car tu révélas à tout jamais le grand cycle eschatologique et jetas la lumière dans la nuit de l'impénétrable.
Te voici parvenu au crépuscule de ton existence, au seuil des ultimes méditations. Dehors, sous un ciel en haillons, un vent glacial tourmente la terre désolée et vient gémir comme une âme malheureuse aux carreaux de ta demeure. Tu es assis près de l'âtre, au coeur de la pénombre vacillante, enveloppé dans ta pelisse de fourrure, comme un spectre enveloppé dans sa propre solitude. Car tu es seul désormais, plus seul que tu n'as jamais été, avec ta longue chevelure et ta barbe épaisse de vieux roi nordique.
Ton regard fixe la danse malingre du feu se mourant dans l'âtre et tes pensées lentement se perdent dans une sorte d'ensommeillement. La nuit bientôt se fait, noyant dans les ténèbres la dernière braise de tes prunelles.
Tu te retrouves au coeur d'une sombre forêt faisant des rinceaux sous une voûte étoilée par une nuit de pleine lune. Où es-tu? T'éveilles-tu dans un songe de fantaisie et de magie? Tout bruisse autour de toi de murmures bleutés et de ruissellements secrets. Des ombres de lumière se faufilent à travers la futaie, formes fantasmagoriques dérivant comme des lampions de papier sur une rivière nocturne. Et chacune de ces lucioles s'étire et se transforme sans cesse, décrivant des sortes de formules mathématiques, de symboles ésotériques, de plans géométriques scintillant comme des vers luisants dans une prairie d'été, puis qui éclatent tour à tour ainsi que des bulles facétieuses avant de se dissoudre tout-à-fait dans l'obscurité.
A chacune de ces formules mathématiques, à chacun de ces symboles ésotériques étaient attachées jadis une démonstration, une déduction, un concept créé de haute lutte par la puissance de ton raisonnement. C'est comme si se révélait devant ton regard, par un phénomène singulier de projection électrique, l'animation phosphorescente de ton cerveau. Mais voilà qu'à chaque bulle qui éclate et se dissout dans l'air en folâtrant, c'est une parcelle de ton système dialectique, une parcelle de tes représentations mentales qui s'évanouit ironiquement à tout jamais. Une vive inquiétude te saisit devant tout le gâchis de ton oeuvre. De quelle diablerie es-tu le jouet? Tu presses le pas et te voici t'agitant en tous sens, poursuivant ces lucioles comme un chasseur de phalènes, tentant désespérément de les soustraire à leur course au néant. Tous ces feux follets semblent t'attirer dans leur sillage jusqu'à l'orée d'une grande clairière, comme s'ils eussent pour intention ou pour mission de t'ouvrir la voie.
Une sorte de clarté blanche t'éblouit tout-à coup à l'entrée de cette clairière où tous les flux d'énergie de la forêt semblent converger. Ton ouïe est soudain baignée d'une mélodie des plus enchanteresses, faite de chants d'oiseaux, de bruits de fontaines, de vent dans les feuillages, de tous les tintements des profondeurs de la vie et de la nature. Tu te sens soudain inondé d'une vague intérieure de bien-être, libéré du poids des soucis et des tensions cérébrales, calme et rasséréné comme si tu te réveillais dans la blancheur du matin après une longue nuit réparatrice de sommeil.
Ce qui s'offre à ton regard est une multitude d'images coulant dans un merveilleux bain d'immanence où la substance du monde se révèle dans des compositions sans cesse renouvelées, enrichies de couleurs et de formes. Ta conscience devient une immense énergie de contemplation, une volonté de création à partir de la simple évidence. Tes sens s'imprègnent de cette fusion en lui même du Réel, comme par cette vision du peintre plongeant dans l'exploration de la matière primaire. L'instant présent se succède à lui même à l'infini. Tout ce qui t'entoure au sein de cette clairière fantastique, toute cette réalité des sons, de l'imagination et des sensations de la matière, toute cette richesse dont tu es pétri, c'est le firmament sans fond de l'Absolu. Dès lors, cette pensée envahit ton esprit, claire et lustrale comme de l'eau de roche, celle que Bergson relayera plus tard comme une offrande à la philosophie: "Nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons dans l'Absolu".
Oui, la plus grande merveille, ce n'est pas la théorie de la relativité ou de l'idéalisme transcendantal, ce ne sont pas toutes ces géniales inventions qui te valurent la considération de la république universelle du genre humain, ce ne sont pas tous ces mots, ces concepts donnés pour des réalités, mais le sentiment indicible, sublime, de la vie et de la nature, là où se reconnaît le sentiment insaisissable du bonheur. L'Absolu, c'est l'expérience de Monet à Giverny, une immersion totale dans l'écoulement du réel. Comme disait Talleyrand, "La vie intérieure seule peut remplacer toutes les chimères".
La pensée rationaliste occidentale, longtemps dressée aux intransigeances du dogme et aux rigueurs du cartésianisme, appréhende avec une certaine défiance la notion d'esprit, dans son acception de puissance universelle, que l'on ne serait identifier au Dieu de la Raison, sous peine d'abominable hérésie. Elle l'abandonne bien volontiers, aux théologiens dissidents, aux mystiques et aux idéalistes de tout poil. Pour elle, l'esprit n'appartient pas au réel, mais au spiritisme athée, comme une espèce de magie suspecte. Mais pour les peuples animistes, qui en témoignent en nous depuis des milliers d'années, l'esprit est le principe de tout ce qui est. Même la matière est une modalité de l'esprit. La magie des apparences, la perception que notre conscience a de son environnement, si elle est une émanation du monde matériel, du monde réel, est aussi une manifestation de l'esprit. Nous exigeons de trouver un sens préétabli au cours universel, d'y déceler un plan, une intention à théoriser rationnellement, en oubliant trop souvent qu'il n'est de sens que celui que nous donnons nous-mêmes à notre représentation des choses, et qu'il n'y a jamais eu de sens métaphysique ailleurs que dans notre constitution cérébrale. Ce qui est, en nous, en dehors de nous, avant et après nous, c'est l'énergie du mouvement, l'écoulement perpétuel, qui animent le principe universel de l'être et libre à nous de l'affubler de toutes les terminologies qui nous chantent.
Toi, le vieux philosophe, tu n'as jamais eu, au fond, le goût du mystère, même s'il fut l'objet de tes inlassables investigations. Seul le sens définitif de la Vérité, la démonstration rationnelle, suffisaient à ta sérénité et tu as cru parfois l'atteindre en contemplant le fruit de tes travaux discursifs où chaque terme de ton raisonnement était fixé par le poids d'une implacable logique. Certes, comme tout être humain, tu as eu des doutes, des dépits, des échecs et des espérances, mais sans cesse tu as su renaître à la synthèse dialectique. Mais à ton insu, ce monde des concepts et des idées pures, cet élan intellectuel vers la transcendance n'a pas plus d'existence que le monde qu'il prétend pénétrer, ou du moins, tu le découvres pleinement au soir de ta vie, ont une existence commune, mêlant substance et essence dans une même réalité. Qu'importe-t-il de savoir, quelles certitudes devons-nous acquérir pour accomplir notre destinée? Et à quoi se réduit en fin de compte toutes nos sciences accumulées? Oh après tout, témoigner, rendre compte de cet Absolu dont nous sommes totalement imprégnés, cet Absolu immergé dans l'alchimie de la matière et du temps, c'est là toute l'oeuvre de la conscience, l'oeuvre du sentiment et de la pensée. Le scientifique par l'examen, l'artiste par l'exploration, le mystique par l'élévation, le philosophe par la méthode, chacun selon son moyen et sa vision, n'ont qu'un seul bonheur commun, celui d'éprouver leur relation directe avec ce mystère d'harmonie, avec ce Dieu vivant du monde, avec l'esprit qui demeure en toutes choses et chacun mettra dans ce but, outre l'organisation de ses facultés cognitives, toute sa capacité d'émerveillement et toute sa puissance d'intuition.
Comme disait ton ami Tolstoï (à qui tu ressembles par la barbe broussailleuse et le bourrelet sus-orbitaire), "Tu mourras, l'herbe poussera sur ta tombe et c'est tout". Tout a été créé pour que tu en fasses l'expérience et tout ce que ta conscience a embrassé, tout ce que tu as aimé, senti et pensé demeure avec ou sans toi dans son état d'immanence.
La nuit s'est faite sur la braise de tes prunelles. Dehors le vent mugit et la pluie d'hiver cingle les sillons grelottants de la terre. Tout ce que tu as cru découvrir, tout ce que tu as cru savoir, tout ce que ton cerveau douloureux a édifié en pompeuses théories universelles, n'est qu'une tour de sable sur la grève. Désormais repose en paix, oublie définitivement le souci et les chimères de la Vérité, console-toi en honnête homme, quoiqu'en homme dépité, pour avoir été le plus grand des illusionnistes. Oui console toi avant de clore enfin les yeux pour toujours sur la beauté du monde, tu as dans ton coeur , tu as dans ton âme une lueur qui brille éternellement.
Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 19 avril 2022
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