Après la torpeur caniculaire qui écrase toute vie et toute volonté, voici le miracle venu du ciel. La pluie est tombée en abondance dans les montagnes noires, effarant les forêts d'immenses spectres de brumes. Le ciel, pendant deux jours, ne fut qu'une marée sombre et blafarde, un rideau d'eau orgiaque et lustral. Aujourd'hui l'azur a fait son retour éclatant sur la terre. Le beau temps, disait Sénancour, augmente l'existence. Il l'augmente certes physiquement comme les semailles sous l'offrande triomphale de l'ondée en même temps qu'il accroît, par un effet de légèreté et de transparence, la perception de sa profondeur. Oui l'eau est enfin tombée en abondance comme une bénédiction. Quelle joie, après les langueurs de la disette, de revoir ces chutes d'argent bouillonner sur la roche luisante, de les entendre roucouler en trilles jaillissantes sous le manteau des frondaisons et des fougères. La montagne au coeur de l'été est redevenue un chant clair, pur et sonore, abreuvé, éclaboussé de sève nouvelle.
Sur la route de solitude qui nous conduit de Dienne au Puy Mary, la vallée, d'abord large comme un Hellespont couvert d'herbages étincelants, se resserre peu à peu dans les plis abrupts de la montagne. On voit se précipiter le long des parois feuillues les torrents échappés des cimes, du côté des crêtes du Puy de Peyre Arse, qui font au loin de longs panaches frétillants. Il y a une puissance jubilatoire dans ces pulsations retentissantes de la nature, dans la respiration palpitante de ses éléments, dans l'écoulement des eaux vives qui unissent leurs échos comme un hymne effréné à sa beauté sauvage. La route s'élève à l'unisson de notre désir d'ascension parmi les musiques et les enchantements célestes jusqu'au pied d'un Olympe de roche et de bruyères que gifle à cette altitude un vent de grand large: Le Pas de Peyrol, à l'ombre du grand Puy Mary, la vigie formidable des monts. De ce point éminent le monde apparaît comme un chaos vertigineux d'ombre et de lumière, une symphonie de perspectives éblouissantes aux confins du firmament. Sous nos pieds se déploient les gorges moutonnantes du Bois Mary et la houle de bronze du cirque du Falgoux et au loin un tumulte de massifs et de sillons poudroyants orientés vers le Rouergue et la Dordogne. Laissant à gauche les lacets se perdre dans les escarpements scintillants de la vallée de la Jordanne, la route dès lors dévale bille en tête sous de nouvelles forêts ténébreuses, parmi le mystère cascadant des sources, jusqu'à la croisée, jadis vouée, dit-on, aux déprécations druidiques, où elle bifurque en se jetant dans la sombre vallée du Falgoux, tandis que nous poursuivons droit devant. Obstinée et courageuse, elle nous emporte alors dans une nouvelle ascension sous les sapinières et les hêtraies humides jusqu'au col de Néronne. On la nomme particulièrement à partir de cet endroit "la route des crêtes", mais je suppose que cette appellation peut lui être légitimement attribuée depuis les premières grimpettes du Puy Mary. Elle descend en aplomb d'une saignée rocheuse creusée jadis pour l’usage des anciens muletiers dans le bourrelet de la montagne d'Algour, du côté nord, et, du côté sud, en surplomb de la vallée de Récusset que baignent en amont les sources virginales de la Maronne, au-dessus de laquelle culmine la puissante silhouette hiératique du Puy Violent. Dans un dernier mouvement sémillant de jubilation elle file doucement sur son erre vers la paisible cité de Salers, à l'ouest, nichée en équilibre au bord de la planèze. Salers, le but rayonnant de notre périple, Salers la perle noire et austère du Haut Pays d'Auvergne. Nous arrivons par le chemin du soir et du silence, rejoignant l'âtre et le curtil des origines, qui, selon Du Bellay, valent bien toutes les ambitions et tous les royaumes.
Je renoue ici le fil d'un récit intérieur qui se nourrit inlassablement de son propre émerveillement et de sa propre évidence, comme une oeuvre en perpétuel achèvement. Je dois sans cesse y revenir. Car il contient ce désir obstiné d'y perfectionner, d'y enrichir la perception de l'indicible, comme s'il s'agissait par cette expérience de volonté, d'abandon et de mémoire, d'accroître et d'approfondir le sentiment de l'existence. Est-ce possible de rendre compte par la seule énergie et le seul rapport du langage de la splendeur de cette réalité prodigieuse où se fond l'essence de l'être et du monde, de cette totalité sublime à laquelle nous appartenons, et qui, dans le dépouillement de l'humilité, nous invite sans cesse à nous élever et à grandir? Tenter d'en témoigner est déjà un acte de création, une oeuvre de rédemption de notre condition grossière de déchéance. Mais quelle est donc l'objet, le ressort intime de cette quête? Serait-ce, selon l'expression d'Anatole France: "A défaut de la joie, la paix de l'esprit, la tranquillité inestimable de l'âme"? Que sais-je en vérité, et pourquoi cette quête d'une très mystérieuse "paix de l'esprit" alors que tant de mes semblables recherchent ce qu'ils désignent tout simplement comme le bonheur? A quelle obscure espérance répond-elle, à quelles ineffables aspirations, que le seul bréviaire des jours ne saurait combler ou satisfaire? Comme si la vie des hommes, la vie d'en bas, malgré ses commodités et ses sollicitudes, n'était qu'une chose affreusement ennuyeuse et dénuée de sens, une longue pénitence dont tout mon être de sentiment et de raison, mais aussi de chair et de sang, n'aspirerait qu'à se libérer? Je connais pourtant l'idée commune du bonheur, je ne saurais la mépriser dès lors qu'elle concourt à l'amour et à la concorde universels ainsi qu'aux moyens de connaissance utile et de nécessaire liberté. Je sais aussi que le bonheur ne saurait être autre part que là où nous sommes, dans le contentement légitime de nos désirs, de nos affections et de nos passions. Il a au moins le mérite d'être à la portée de tous, même de l'être le plus stupide, dût-il le tirer des conditions les plus vulgaires et les plus triviales. Mais la paix de l'esprit, celle qui exige cette sorte d'abandon et de dépassement, est encore bien plus indéfinissable que cette conception satisfaisante du bonheur, elle se situe vraisemblablement même au-delà de tout lien affectif ou matériel, je dirais-même qu'elle est de cette nature mystique que l'on rencontrait jadis chez ceux qui avaient renoncé au temps, au plus près de la face de la divinité, comme une soif perpétuelle de prière et d'adoration. Cette quête nous conduit assurément là où nous ressentons que l'Esprit souffle, je veux dire où il souffle encore, en ces régions terrestres que la nature a comblé du caractère même de la métaphysique. Ah, revenir au berceau immaculé de la mémoire, à la conscience purifiée du sacré, à l'extase de l'écoulement perpétuel, à la pureté de l'eau et de la roche, à cette plénitude élémentaire que seule cette nature surhumaine, dans ses espaces de béatitude et de recueillement, a le pouvoir de magnifier!
Je retourne dans le Haut Pays comme on se retire de l'ancien monde, de ce monde affolé, sans vertu et sans espérance, pour y cheminer à l'infini, y confier la foi de l'oblat, et y retrouver chaque jour le sentier qui conduit, dans l'ardeur exalté de l'effort, jusqu'à la gloire des sommets.
Et quand il faut partir, car je dois encore partir, cette paix de l'esprit que j'ai ressentie de si près, je l'emporte en moi, pour souvenir, comme un bien sans prix!
Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 9 juillet 2022
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