Pour paraphraser Anatole France, la destinée de l'être humain sur cette terre pourrait piteusement se résumer à ce constat sans appel: "Vivre c'est détruire, agir c'est nuire". Ce n'est d'ailleurs de ce point de vue que la simple application des lois générales de la physique, car toute action "n'est pas innocente" et a un effet mesurable sur le monde et les êtres qui nous environnent, mais l'espèce humaine y ajoute, quant à l'effet de nuisance, la puissance démultipliée du nombre et de la masse
Certes ce bubon organique qu'est l'être humain, issu du long grouillement de la fermentation moléculaire, n'a pas su produire que des montagnes de déchets, des pollutions à grande échelle et des outils d'anéantissement et de mort. On lui doit, par une de ces faveurs extraordinaires de la Providence, des miracles tels Mozart ou Vinci et toute la philosophie de l'être, mais cela est bien chiche face à la souffrance et à la laideur dont sa malfaisance a mutilé le visage de la Création.
Ce ne sont hélas ni la transcendance de l'art ni la profondeur de la dialectique qui pourront épargner à cette humanité le sort funeste où l'entraîne sa folle dynamique de destruction. Sur une terre aride et brûlée ne subsistent ni mémoire, ni volonté, ni espérance et les paroles du prophète résonnent encore dans notre esprit: "Ceux qui saccagent le jardin et assèchent la source mourront d'une grande misère!"
En 1829, la cité de Wismar située au bord de la mer Baltique, était en proie à la pestilence*. Les rats, introduits de nuit par un navire fantôme aux voiles noires, avaient envahi les rues de la ville, répandant partout la désolation et la mort. Les cimetières ne pouvant plus suffire à contenir la multitude des cadavres, tout fut bientôt laissé à l'abandon et les vivants côtoyèrent les morts dans une fresque funèbre hallucinante. Puis, les derniers habitants, par un sursaut dérisoire de survie puisé du fond de leur désespoir, se vêtirent comme pour un jour solennel et se réunirent sur la place de la Burghaus. Là, ils dressèrent des tables drapées de nappes blanches et parmi les feux de joie, se mirent à banqueter affectant un mépris morbide, tantôt frénétique, tantôt languissant, de la mort. Tout le jour l'on but de bon vin dans des verres ciselés et l'on fit bonne chère des dernières victuailles tirées de la réserve, tandis qu'inexorablement l'armée des rats s'approchait comme une onde noire, sournoise et pullulante, s'invitant jusque sur les tables du banquet autour desquelles ne restèrent bientôt, sur la place désertée, que des bancs renversés et des chaises vides.
Les forces insidieuses du mal qui concourent à la corruption de la société humaine s'identifient aisément dans le symbolisme de l'oeuvre de Herzog. On a pu y déceler la dénonciation de toutes les formes de vampirisme politique ou idéologique détruisant la substance de notre humanité. On pourrait y voir aussi bien aujourd'hui l'ombre des derniers fléaux qui s'abattent sur le monde, tels que ce vampirisme dévastateur répandu par la mondialisation ultralibérale, broyeuse d'humanité, ou plus généralement les conséquences de notre aveuglement collectif dans l'effondrement écologique. On ne se sent jamais assez concerné par les maux du siècle tant qu'ils n'ont pas atteint notre province, et encore faut-il qu'ils viennent frapper à notre porte, meurtrir notre chair et nous chasser de notre foyer pour en concevoir enfin quelque réalité. Mais il est déjà bien trop tard pour ériger des digues contre leur violence et nous restons au milieu du désastre, prostrés et hébétés.
Aujourd'hui, le chaos du monde a franchi les mers et nos vallées, et menace notre héritage, notre existence même. Comment devons-nous réagir? Le pouvons-nous seulement? S'agit-il seulement, en effet, de se prémunir contre les conséquences lorsqu'on ne s'est jamais soucié de proscrire les causes? Devrons-nous à notre tour, quand tout sera perdu, céder à cette folie du désespoir, à cette espèce de "syndrome de Wismar", face au spectre de l'anéantissement dont nous avons tous contribué à faire la litière, jour après jour, par égoïsme, par contrainte, par orgueil, par bêtise, par habitude, par cupidité, par ignorance, et que plus rien désormais ne peut arrêter?
Sur la place désertée de Wismar il ne reste que des bancs renversés et des chaises vides...
Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 2 août 2022
* Nosferatu, fantôme de la nuit, de Werner Herzog, film, 1979
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