samedi 27 août 2022

Le passage secret




M'étant suffisamment échauffé la bile sur le chapitre de mes stupeurs et de mes indignations, je dois désormais prendre garde de me laisser emporter hors de proportion dans une véhémence que je tiens comme fort éloignée de l'esprit philosophique. Au reste, alors que tout s'effondre et que le tocsin ne retentit que pour l'oreille des sourds, qu'aurais-je à ajouter aux appels à l'erte et à l'arme, à tout ce branle-bas inaudible dont nul ne se soucie? A quoi bon en effet s'égosiller et buter tant et tant contre un tel ramassis d'avachissement et d'apathie? A-t-on jamais vu réveiller des morts à force d'en secouer la besace?
Maintenant que le vent mauvais mugit et siffle par tous pertuis et toutes brèches, que l'ost noir a franchi les douves et fait ployer la herse, croyez-vous, du haut de ces courtines désertées et de ce donjon chancelant, garantir encore votre salut? Au point où vous en êtes, vous pouvez toujours déverser vos derniers tombereaux de moellons par les hourds et les bretêches, faire blaser dans les trompes et les cornets, hucher aux coustilliers et sergents d'arme, il est déjà trop tard, nulle rescousse à espérer, l'ennemi est dans la place.
La sagesse eût consisté, pour l'observateur averti, à fuir nuitamment ce lieu vain et périlleux, où nul ne s'est avisé de prévenir le danger. Il existe à cet effet une poterne dérobée pour regagner le couvert de la forêt. Mais il n'y a déjà plus de forêt, tout a été livré à l'incendie. Que faire? Se réfugier dans la chapelle où sont enluminées de belles allégories, y attendre dans le marmonnement des psalmodies la ruine et la submersion définitives?
Pauvres écervelés, votre existence ne fut que tournois et banquets, razzias et chevauchées dans les campagnes dévastées. Vos atours et vos apparats, les trophées qui ornent le parement de vos aulas, le butin qui emplit indécemment vos coffres, les marques de puissance qui vous donnent tant de vertiges, vous les devez au meurtre et au pillage. Oui, vous avez saigné la vie comme on égorge un cerf à la curée.
Mais le ciel peu à peu, rassemblant les nuées d'un courroux biblique, s'assombrit, tonne et fulmine, faisant trembler sur vos têtes les poivrières et les échauguettes. L'ombre d'un sort funeste plane sur votre race inique, tandis que les lueurs insouciantes de vos agapes illuminent encore dans la nuit menaçante l'embrasure de vos meneaux.
Il semble que toute citadelle ou château-fort dût receler dans ses entrailles un passage souterrain conçu pour fuir le plus loin possible hors de leurs murailles. Il dut être si longtemps tenu secret que les hommes ont fini par en perdre le souvenir. Ce boyau, sorte de couloir de mine creusé jadis dans la roche par le piolet de mythiques Nibelungen, pouvait partir d'un cul de basse fosse enfoui dans les substructions du donjon, pour émerger comme un trou de taupe dans une lointaine lande marécageuse, ou la combe obscure d'un repaire sauvage, là où aucune horde hostile eût la fantaisie de pourchasser.
Aujourd'hui tout se précipite et se débande sous l'effet d'inimaginables diableries  et ce passage secret, il est temps d'en retrouver l'usage avant que les décombres du vieux monde n'en obstruent définitivement l'entrée.
Ceux qui festoient dans la tour maîtresse pensent encore être assez bien gardés pour continuer à mener grand train sans être inquiétés. Les inféodés au ban et la piétaille des mandements, bien que décontenancés, veulent encore croire en l'indéfectibilité de leurs seigneurs pour leur assurer la pitance élémentaire du corps et le confort étriqué de la conscience. Mais qu'en sera-t-il lorsque l'orage déchaîné aura jeté à terre les idoles vermoulues, et avec elles, tout ce que l'on croyait invincible? Il fera beau voir tous ces pourpoints et houppelandes en loque, toute cette courtisanerie dépenaillée courir en tous sens comme des bêtes affolées.
Certains, fugitifs et réfractaires, s'éloignant précautionneusement  des clameurs et du tumulte, se sont déjà mis en quête du passage secret qui conduit au monde libéré de la folie et de l'ignorance, là où coulent les sources jouvencelles et la poésie immaculée de la terre. 
Ces sortes de résilients trans-apocalyptiques, tenant à la fois des minnesinger et des moines jardiniers, sont assurés de bien peu de choses, ce qui est le propre, dit-on, des âmes éveillées. Délestés, comme d'oripeaux, des vieilles passions inutiles, ils portent en eux, comme dirait un vieux sage chinois, toutes les richesses du monde. Car ils ne connaissent plus des désirs que celui de l'élévation de leur conscience par la clairvoyance de l'esprit et la bonté du coeur. Ad augusta per angusta, chaque âme sauvée de la confusion et du chaos entrera dans le jardin de lumière.
En voilà bien assez conté maintenant.

Honorius/ Les Portes de Janus/ le 23 août 2022



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