jeudi 10 novembre 2022

Est-ce-encore Toi? (2)


L'exhortation de vivre c'est la liberté initiatique de nous construire et de nous élever vers le meilleur, comme par un gant de défi dont nous a souffleté l'adoubement de la Providence. Le temps pour y parvenir est si précieux que nous regretterions à l'heure des comptes, par veulerie ou lâcheté, de l'avoir trop mal employé. Vivre avec passion, c'est-à-dire dans l'enrichissement de la vie intérieure, est la seule consolation de notre néant. Mais quelle que soit l'intensité de cette passion, il s'agit dans tous les cas de faire son deuil ou sa raison du sens de l'existence. Il n'existe aucune seconde chance, aucune clause de prorogation pour corriger, parfaire et accomplir l'ébauche que nous laissons de cette vie, ce qui en fait, à en croire nos humanités, toute la saveur philosophique. 
Pourtant tout a paru si oppressant dans cette injonction d'être au monde, sous l'emprise de la pensée obsessionnelle de la mère, le creuset de toutes mes stupeurs. Et pour toi qui me précèdes sur la voie inespérée du ciel, le cycle est sur le point de s'accomplir. Le souffle du jour failli t'a déposée doucement, enfin, légère comme une plume, sur le rivage de la grande nuit, dans ce désert de nudité, là où toute parole se dissipe, cette parole qui, sur tes lèvres, ne fut qu'une longue imprécation. Ce fleuve noir avait chez les Anciens, tes pères dans "la première richesse du monde" le nom de Léthé, le fleuve de l'oubli, ton ultime exil après celui, rageusement enduré, qui te congédia aux résignations des "jardins barbares". C'est d'ailleurs de cette  épopée de l'exil que j'ai tiré ma substance de doute et d'inquiétude, mes mélancolies de mythologie déchue, la généalogie de mon propre fardeau. Las, je t'ai vue partir naguère d'un pas fléchissant jusqu'aux frontières du jour, jusqu'à l'ultime horizon d'où nul ne revient et où tout se termine. En toi s'est résumée cette volonté de souffrance qui féconde d'insondables prolongements de l'être. Je vois encore un instant ta pauvre silhouette se recroqueviller comme une feuille craquelée dans les replis du sommeil, du rêve libéré, de la pensée évanouie. L'éternité si controversée de l'âme saurait-elle compenser cette mort du corps, la mort de ce qui nous relie aux bonheurs et aux beautés de la Création dont nous sommes issus, nous les "dix-mille êtres" jetés sur les chemins émerveillés du monde? Oh, Je voudrais encore t'appeler, te retenir par ta main flétrie, recueillir dans tes yeux asséchés une dernière larme d'amour, de splendeur et de vérité, une dernière buée de regret et de hargne, mais tu n'entends plus rien des exultations du silence, tu ne vois déjà plus rien des dépouilles ressassées de ce monde, et plus rien ne t'atteint de la supercherie du temps.
Reviennent peu à peu dans leur éternité de lumière, les orangers en fleurs de ton enfance, les fastes passés du pays latin, et "l'ordre ancien des mois".
Tout coule et tout passe. Il est l'heure enfin de t'élever vers l'infini sans plus rien oser ni vouloir, d'ouvrir sa cage à l'oiseau de l'esprit, et puis de laisser derrière toi tous ces oripeaux de l'histoire: l'exaspération de l'évidence, l'es injonctions de l'instant et les obstinations de la mémoire. Bientôt tu emporteras avec toi les sarcasmes du destin, et tout ce qui m'unissait encore, par toi, à la pesante légende du Diadème et du Royaume...Ô enfin, en toi, et loin de toi, reposer et dormir.

Honorius/ Les Portes de Janus/Le 10 novembre 2022

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