lundi 12 décembre 2022

Me suis-je endormi?



Mes paupières alourdies se ferment, ma tête lentement s'incline, la cacophonie dérisoire du monde des hommes, son suintement de médiocrité consentie et de crasse se fondent mollement dans un brouillard des sens avec les dernières bribes languissantes de ma conscience. Je n'éprouve plus ni l'envie ni le besoin de lutter, de m'indigner, de conspuer, de me retenir aux aspérités de cette réalité sans grâce. A cet instant précis je ne regretterais en rien de quitter, avec la tombée du jour, ce présent fastidieux de l'être, tant il est doux de se laisser glisser, de livrer le poids de sa lassitude à ce flux émancipateur de dissolution.
Me suis-je endormi? Ai-je sombré dans la poésie miraculeuse du rêve? Le rêve permettait jadis d'entrer en contact, par les voies de l'inconscient, avec l'univers invisible des dieux, de pénétrer une autre dimension de l'essence de l'être. Entretenir le lien avec l'en-deçà et l'au-delà de nous-mêmes, avec cette résonnance absolue qui se trouve à la fois en nous et autour de nous, telle est notre mission sacrée et le sens de notre nature secrète. La raison pour laquelle nous existons sur cette terre devient alors évidente: pour apprendre à être des chamanes et des poètes, à nous éveiller à l'âme du monde.
Je sombre dans le sommeil comme dans un désir de pureté et de ruine de toutes choses, de ces choses déchues et enlaidies par la main sale de l'homme, pour rejoindre le vrai royaume, mais je sais que la mort, qui libère précisément de toutes choses, si cette fois cela doit être la mort, est un sommeil sans rêve.
Si je rêve encore, c'est donc que je ne suis pas encore mort. Je me retrouve au bout d'un couloir, ou peut-être d'un souterrain ou bien dans le recoin d'une cave obscure. Mes rêves furent longtemps troublés d'images oppressantes d'emprisonnement, d'errances terrorisées dans des labyrinthes de ténèbres d'où seule la force contorsionnée du cri pouvait péniblement m'extraire. Quelle était cette peur secrète de l'existence qui me causait tant de tourment ? Je repense alors à l'enfance, à la pureté de ce bonheur trahi, livré à l'angoisse de l'abandon. N'est-ce pas au fond de chacun de nous, la racine de toute nostalgie? C'est dans l'oeil effrayé de l'animal perdu, traqué ou maltraité, dans le regard désemparé de la victime, dans l'intolérable drame et la détresse de l'être que je puise la ressource vive de mon empathie, comme si j'y sondais les émotions et les meurtrissures profondes de mon âme. Mais cette fois, je n'ai pas eu à me débattre, à trembler de frayeur et à fuir, du moins je n'en ai plus le souvenir, car je suis tombé dans le rêve au moment où, parvenant au terme d'un parcours dont j'ai laissé derrière moi le sillon des méandres et des reptations, je vois apparaître, ô miracle, le contour irrégulier d'une source de lumière. Cette baie ressemble plus à une ouverture naturelle, festonnée de feuillage, comme la sortie d'un terrier ou d'une grotte. La lumière qui me parvient du dehors répand des rayons scintillants, comme ruisselant d'un halo de clarté vive et blanche.
Je devine que cette baie livre le passage vers un jardin ou une forêt, vers le mystère d'un séjour bienheureux et j'en ressens déjà l'appel de paix et de confiance, l'harmonie des reflets et des chuchotements. Mais à l'instant où je m'apprête à me diriger vers cette promesse inespérée de délivrance, le rêve cesse soudain comme une lampe qui s'éteint, et me voici revenu sur mon pas de départ.
Il serait d'une facilité un peu vulgaire d'induire de cette expérience du souterrain et de l'orifice de lumière quelque représentation d'un traumatisme intra-utérin. Je vois déjà des gradués appointés se pencher sur ce cas d'école.
Du reste, je suis bien fâché de retomber dans les rets de l'infamie, je veux dire dans la réalité de ce présent social éveillé.  Le présent, nous disent les philosophes existentialistes, c'est la seule liberté qui nous soit donnée en vue de notre propre accomplissement. Fort bien, à ceci près que je ne peux concevoir d'autre accomplissement ontologique qui vaille que celui de l'éveil de la conscience morale, c'est-à-dire la capacité de concevoir que chacun de mes actes m'abaisse ou me grandit, appauvrit ou enrichit la substance du monde. L'être humain, qui, au terme de son éducation terrestre, se complaîrait encore dans l'ignorance de cette donnée dialectique fondamentale, n'est même pas digne de la pauvre bête qu'il martyrise, des oeuvres de la création qu'il corrompt avec tant de grossière jubilation, ni même de la glèbe amère qui comblera sa fosse. En fait, on ne sait s'il s'agit de le mépriser comme une scorie organique ou de le plaindre comme un pauvre d'esprit.
Il y avait jadis des peuples sages, des peuples éveillés qui avaient su se prémunir contre les malfaisances de la nature humaine, à un point que l'abrutissement systémique contemporain ne saurait imaginer. Qu'avons-nous fait de l'existence? Et qu'avons fait de l'âme du monde? À ne jamais cesser de me géhenner de cette mélancolie, je me détourne malgré moi des audaces du bonheur, m'exposant davantage au risque de "regarder la vie plutôt qu'à prétendre vivre", comme disait Sénancour. Du reste le bonheur ne peut-il vraiment se vivre dans sa plénitude sans le sentiment de sa nature périssable et éphémère? Le seul bonheur qui me convienne, surtout pour le temps qu'il me reste à vivre, est, à l'exemple de Montaigne de "tenir mon âme en repos", d'accepter sereinement que tout s'écoule, le meilleur avec le pire, que la continuité de l'être se dissolve et rejaillisse, dans l'amour du Christ, le Nirvana, la Raison universelle, ou  l'apothéose d'un sublime Néant, par d'autres voies de mystère.
Tout ce que nous avons à dire du sentiment de nous-mêmes, de notre existence et de notre relation au monde, ce qui constitue du reste l'objet essentiel de la philosophie, se réduit en fin de compte à un reliquat d'évidences et de lieux communs. "Il n'y a rien de nouveau, tout est ordinaire et passager" disait Marc-Aurèle. Même l'être le plus grossier et le plus stupide sait qu'il est destiné à mourir.  Mais c'est par la richesse de la vie intérieure que cet écran d'évidence et de lieu commun de l'être, c'est-à-dire la réalité brute qui nous est donnée, s'offre comme un objet infini de sensibilité et de création. Car nous réinventons sans cesse la réalité par l'approfondissement de la perception que nous en avons, nous en recréons sans cesse la substance par le pouvoir de la transfiguration poétique et l'alchimie du rêve éveillé. Nous sommes nous-mêmes la magie du monde, nous en résonnons de la même harmonie et  se détourner du sens et du sentiment sacrés de l'harmonie, c'est assurément se détourner de la voie du ciel et vivre petitement la vie de l'esprit. Combien d'êtres en ce monde, gonflés de leur propre vacuité ou de leur propre suffisance, n'ont de  vie de l'esprit que celle d'un furoncle?
Ce n'est pas faute pour nos prédécesseurs d'avoir frayé la voie par leurs réflexions et leurs maximes. Marc-Aurèle, par exemple, nous invite à trouver notre vraie liberté en nous "retirant en-dedans de nous-mêmes", à y contempler "ces choses précieuses" où se ressourcent la plénitude et la pureté de notre âme, où se résolvent le tourment des passions et les illusions du temps. Il n'est d'autre sagesse que celle qui nous conduit sur le chemin, l'esprit tranquille et affermi, jusqu'au terme de la vie. A vrai dire, Marc-Aurèle et Montaigne suffiraient pour seul viatique. Tout y est dépeint du sentiment et de la raison de l'existence. Les ignorer revient à s'ignorer soi-même. Héraclite avec son "Toutes choses passent" ou son "Tout est Un", Anaxagore avec son "Tout est dans Tout", sont pour ainsi dire les prémices répertoriées de la philosophie occidentale. Ils sont comme une résonnance du "Vide dont procède la plénitude" du chinois Lao Tseu. Malgré toutes les sommes que nous accumulons depuis des siècles, nous ne sommes pas plus avancés sur nos incertitudes ontologiques. D'ailleurs ce ne sont ni la Science ni le Savoir plus ou moins bien acquis qui grandissent l'âme, c'est ce que nous en prenons et surtout ce que nous en faisons, comme bons et suffisants, pour nous élever sur le chemin spirituel.
Mais quand je vois dans quel état de misère cette humanité insensée précipite le monde, je mesure toute la solitude qui résonne aujourd'hui dans le chant du poète, tout comme l'ampleur à la fois sublime et presque désespérée de son adjuration:  "Ne faire qu'un avec toutes choses vivantes, retourner, par un radieux oubli de soi, dans le Tout de la Nature, tel est le plus haut degré de la pensée et de la joie, la cime sacrée, le lieu du calme éternel". (Friedrich Hölderlin- Hypérion)

Honorius/ Les Portes de Janus/ le 12 décembre 2022
 

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