La Porte chez les Anciens symbolisait une frontière entre les mondes, entre celui des vivants et des morts, de la matière et de l'esprit, du connu et de l'inconnu, de la civilisation et de la barbarie. Le fleuve constituait aussi une frontière avec l'inconnu et la barbarie mais aussi entre la mémoire et l'oubli et sans même parler des ponts où se jouent les récits de la volonté et du destin. Nous avons tantôt évoqué les Portes de Janus, celles des Enfers, mais l'histoire nous a laissé encore une autre frontière, appelée les colonnes d'Hercule, la frontière maritime entre le "mare nostrum" et le "mare incognitum" (Détroit de Gibraltar), que les téméraires franchissaient à leurs risques et périls. Là s'ouvrait une immensité monstrueuse, faite de déchaînements obscurs, de silence sans horizon et de "l'angoisse des eaux primitives", comme disait Albert Camus. Notre inconscient est jalonné de frontières, de bornes sacrées, de "limes" qu'il serait redoutable ou dommageable de transgresser. Ouvrir ou fermer une porte implique une disposition à ressentir le monde, un acte de paix ou d'hostilité, de calme ou de terreur. C'est ainsi que Constantin Griot*, retiré dans la solitude de la Commanderie, se résout à laisser grande ouverte sur l'obscur corridor la porte de sa chambre car il sent qu'en la refermant il s'aliénerait la bienveillance de l'antique demeure qui lui offre son hospitalité.
Une porte fermée, surtout lorsqu'on nous met en garde de l'ouvrir, éveille bien des fantasmes et avec eux tous les désirs de transgression. Une porte fermée peut devenir une obsession, une névrose. Tenter, après mille hésitations, d'accéder à ce qu'il ne faut ni connaître ni voir, ni savoir, peut se révéler fatal. Mais chez certaines natures, cela est plus fort que tout. La porte cède enfin et, grinçant lugubrement sur ses gonds, s'ouvre sur une vision d'horreur. Nous voici au coeur dramatique du "château de Barbe Bleue" tout autant que dans l'effroi de "la boîte de Pandore". Nous étions pourtant prévenus.
Le monde lui-même est un enchevêtrement de frontières, de "passages" invisibles vers le champ infini des possibles et que nulle porte visible ou fermée ne condamne. Certes, la médiocrité de notre condition ordinaire nous contraint le plus souvent à en ignorer ou éluder l'immanence. Je persiste à considérer que le cerveau est un organe purement utilitaire destiné à concentrer l'attention sur une perception partielle du réel, ce qui suppose une tension permanente à fixer l'identité de l'instant. C'est la condition de notre survie. Mais il est de multiples dimensions du réel, de modalités de l'être et du temps, que nous pouvons approcher par le truchement de l'intuition, du rêve, de l'invocation et du pressentiment. Lorsque l'esprit se libère de l'étau du cerveau et des ornières de la pensée, il dérive alors comme dans l'immensité d'une mer calme dans l'unité infinie du temps. Il accroît la substance même de l'univers par le flux illimité de sa propre substance.
Que devient la conscience individuelle de l'être après la mort? C'est bien là la question métaphysique la plus angoissante pour un organisme mortel submergé par la perception de son Moi. Que devenons-nous, pauvres navigateurs, qui, portés irrésistiblement par le vent cosmique, franchissons à notre tour les Colonnes d'Hercule, vers l'étendue infinie où nous disparaissons tous?
S'il faut en croire la légende, au-delà de l'inconnu et de la peur, un souvenir merveilleux nous y attend, que seuls les morts peuvent un jour atteindre, selon l'honneur et la vertu dont ils firent preuve de leur vivant; un rêve de délices, de beauté et d'harmonie: Le royaume perdu de l'Atlantide.
Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 19 mars 2023
* in "Hyacinthe" de Henri Bosco
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