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Emile D. autoportrait - Lyon- vers 1920 |
Au dessus de la cheminée, reposant sur le plateau de marbre, se dressait un miroir encadré de boiserie dorée à la feuille. Je le tenais de mon grand père, parmi d'autres antiquailleries. Chaque jour je saluais le double familier et rassurant de moi-même que je voyais glisser dans la lumière comme une sorte de projection cinématographique, chaque jour, pendant des années, comme on salue le matin qui se lève. On penserait que le miroir est comme la surface d'une eau claire mais j'en suis venu à me demander si ce ne serait pas plutôt l'angoisse de l'eau trouble qui affleure de ses profondeurs. Car le miroir a des connexions secrètes et refoulées, non pas avec un monde parallèle oû tout serait dupliqué à l'envers du premier, mais avec l'infinité du monde invisible qui nous entoure. Il est, dans la croyance ancienne, une force magique qui emprisonne la dimension indéfinie du réel, il invoque la vision du passé et celle, encore plus redoutée, de l'avenir. Surtout, le miroir crée l'illusion parfaite de notre propre identité et de sa position dans l'espace et le temps. Jadis, nous n'avions pas trop à nous soucier de notre identité, du moins, nous la concevions et vivions différemment. Seules la surface calme de l'onde ou la polissure savante d'un métal nous renvoyait très imparfaitement l'image mouvante des contours de notre corps et de notre visage. L'oeil aiguisé et intraitable de la conscience, cette névrose du moi, ne nous fixait pas encore de son regard insistant. Mais depuis quelque deux ou trois siècles tout au plus, cette fonction réfléchissante est assurée, grâce à l'art de nos artisans, par une plaque de verre habillée de fines couches de composés métalliques. La réalité n'est donc plus cette apparence approximative et suggérée, ce qui eût pu suffire aux modalités communes de l'existence, mais révélée dans toute la frustration de son évidence, comme une sorte de fatalité. Le miroir est donc à la fois la réalité et l'illusion de l'être, le songe de la présence et de l'absence, avec ce je ne sais quoi de subtilement démoniaque qui nous interroge avec insistance sur une question des plus inquiétantes: A quel moment, en effet, ce reflet qui nous accompagne jour après jour dans ce présent permanent de nous-mêmes, nous renvoie-t-il à l'image tragique de notre propre déchéance? A quel moment se rend-on compte de la fissure du temps sur notre visage?
On pourrait s'imaginer avec quelque étonnement que le miroir pourrait être un substrat de souvenirs, comme le lac Averne, en Campanie, était fait des souvenirs engloutis du monde des vivants. Cette croyance évoque de manière troublante les forces obscures de notre inconscient. Nous ne voudrions nier en effet que les images des êtres chers qui ne sont plus, s'y étant jadis reflétées, y ont laissé quelque atome de leur ancienne présence. Nous ne voudrions nier non plus que le silence du miroir renferme dans ses profondeurs le flux et le reflux d'innombrables rumeurs, et, en somme, toute la substance insaisissable de l'être et du monde
C'est encore, je le soupçonne, par les voies mystérieuses du miroir que tu reviens chaque nuit, ô mère sans visage, agile et sournoise comme une brume de la Solfatare, choyer l'enfant vieilli des caresses de l'Enfer...
Honorius/Les Portes de Janus/le 29 juillet 2023.
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