jeudi 31 août 2023

Les chevaux noirs de Campanie


Lorsque les philosophes parlent de la paix de l'âme, cet état intérieur qui nous place en accord avec nous-mêmes et avec le monde, ils devraient prendre garde d'omettre une dimension physiologique la plupart du temps méconnue de leurs spéculations, à savoir la qualité d'un sommeil profond et réparateur. Le bien dormir est donc, bien plus qu'on ne l'imagine, la condition première du bien philosopher, c'est-à-dire avec clairvoyance. De ce point de vue je ne saurais étre surpris de la confusion qui s'empare de mon esprit dans sa recherche d'une pensée claire et apaisée, tant mes nuits sont peuplées de spectres d'insomnie. Et, lorsque je parviens enfin à leur ravir quelques lambeaux de pauvre sommeil, c'est pour y puiser l'impression de ne pouvoir jamais m'alléger de leur fardeau. J'ai tout essayé pour m'endormir dans la quiétude, plonger dans le sommeil du juste, loin des soucis, des angoisses et des peines, les médecines douces, curatives, les prières de chamans et les musiques pour bébés, rien n'y a fait. Mes yeux restent ouverts dans l'obscurité et interrogent sans cesse l'insondable.

Plus je pense au destin des êtres, plus le monde s'évanouit autour de moi. Tout ce qui fut cette vie coule et s'enfuit et je reste sur le chemin, à guetter à mon tour l'heure du retour, le retour aux origines. Car tout revient aux origines, à cette présence qui nous attend fidèlement quelque part, au bout du voyage, comme le bon vieux chien Argos. Certes, il me reste encore le temps de quelques paisibles saisons à peindre et, qui sait, de quelques dernières fantaisies à brûler. Je goûte cette mélancolie comme un plaisir d'esthète et avant de tout oublier, j'en remercie la Providence.

Mais comment t'oublier, toi qui m'a transmis, du fond de la nuit, le souvenir des champs flamboyants et des rivages d'azur? Tu es partie naguère, peu avant midi, retrouver les splendeurs de l'enfance, tu es rentrée enfin chez toi, "a casa tua", sur la terre heureuse d'Arienzo. C'est un jardin plein de soleil, entre les montagnes et la mer, doux et enchanté comme la bonté d'une vieille femme, notre grand-mère à tous. Je connais depuis toujours les symboles sacrés qui en ornent les fresques, les chevaux noirs de Campanie, l'acanthe immortelle, les cornes d'abondance. Tu as rejoint désormais, l'esprit s'élevant dans l'esprit, la profondeur de leurs mystères et toutes les images, tous les souvenirs de toi s'envolent en bouquets de lucioles comme des sourires d'éternité. Car tu reviendras un jour, dans ta belle tunique tissée de cendre et de lumière, tu reviendras me faire l'offrande du vrai sommeil, le sommeil profond et réparateur, tout doucement, comme tu berças jadis ton petit enfant.

Honorius/Les Portes de Janus/le 30 août 2023


mercredi 23 août 2023

AZYA: Le retour de la Grande Ourse (4)

Alors que je déambulais dans une de ces rues ordinaires d'une petite ville ordinaire, qui vous font penser que la vie est bien ordinaire, mon regard se posa sur un graffiti écrit au gros feutre sur un mur en béton, le long du trottoir: "La vie est un mystère qu'il faut vivre et non un problème à résoudre." Je ralentis le pas un instant, intrigué et séduit par la pensée que cette maxime réveillait subtilement en moi. Il ne s'agissait pas d'une sorte d'énigme sybilline soumise inopinément à ma capacité de réflexion, bien au contraire, je sentais exprimé dans cette apparition sémantique comme un accord fulgurant d'évidence avec ma propre pensée. Au point que ces quelques mots qui pourraient résumer à eux seuls toute la doctrine existentielle, je regrettais à cet instant de ne pas avoir eu le bon sens de les trouver moi-même. Mais je laisse sur ce point la préséance au véritable auteur de la maxime, charitablement rapportée par une main anonyme et inspirée dans ce recoin crasseux de la Terre, et d'autant plus volontiers qu'il s'agit du vénérable mahamatma Gandhi.

Je tentais de m'imaginer, à ce moment de ma réflexion, à quoi la vie ressemblerait si elle devait tout à coup être résolue comme un problème, ou une équation. En fait on ne voit guère de signification à donner à cette hypothèse nécessairement absurde qui ne changerait en rien le cours des astres et l'ordre naturel des choses. Gandhi voulait sans doute, à juste titre,  dénoncer la dialectique matérialiste  oû l'être humain enferme le monde, au mépris de sa part irréductible de poésie et de mystère. René Char, que je croise chaque fois que je me rends dans le jardin du Popey, vient à ma rescousse et ne suggère rien d'autre lorsqu'il affirme que "le poète  doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver". Voilà bien une pensée vraie! J'ai eu mille fois l'occasion de vérifier que ce n'est pas tant la connaissance complète et strictement exacte d'une chose qui comble mon attente, que les parts d'ombre qu'elle contient, car je peux, de ce fait, laisser libre cours à mon inépuisable imagination. De même, comment ne pas  considérer  que la seule vie qui vaille est celle qui se contente d'elle même comme de la plus grande richesse et qui, par la voie du ciel, nous élève sans cesse dans l'oubli accompli de l'être? Qu'aurais-je à faire d'un monde où, dès le premier jour, tout aurait été résolu pour mon bien et mon confort, un monde où je serais assuré de vivre des centaines d'années comme un imbécile heureux, où je n'aurais à m'enchanter de rien, ayant déjà la science de tout, où je serais infiniment plus fort et plus audacieux, plus en réussite que je ne le suis dans cette existence imparfaite, où tout serait conforme à mes désirs et à mon goût? Je ne tiens pas mieux à ce conte magique où les hôpitaux et les cimetières n'existent pas, oû l'amour et le bonheur ne vous jouent pas de vilains tour, où la laideur, l'injustice et la bêtise, définitivement proscrites, ne peuvent atteindre et faire de tort à personne, où tous ceux qui vécurent reviennnent vivre à jamais dans des tuniques de lin immaculées. Pourtant, je les ai invoqués les jardins de l'enfance où je t'eusse retrouvée, toi, la mère de tout ce qui vit, et qui m'eusses tendu les bras pour me consoler sur ton sein pour toujours. Pourtant je l'ai pleuré ce monde uni dans le visage de la Grande Ourse, où empli du flux infini de ta bonté et de ton amour, j'eusse filé, l'âme en paix, la trajectoire sans fin de l'histoire.  Non, même ce miracle là, je ne pense même pas le désirer, malgré tout le regret que j'en ai. Comme dit l'auteur du Dokkodo, "il faut accepter les choses  telles qu'elles sont". Lucrèce, Sénèque et Montaigne, n'auront pas dit mieux tant il est vrai que c'est par le chemin de l'humilité que l'ont rejoint depuis toujours la lumière de la paix intérieure. Ce n'est certes pas son pouvoir de domination qui fait la grandeur morale de l'homme mais bien sa capacité d'interroger les limites et la valeur de la connaissance et d'accepter que ce pouvoir qu'il croit irréfutable est au fond bien illusoire. C'est d'ailleurs le rôle de la philosophie d'admettre que la vie ne peut avoir de sens en soi, car toutes les possibilités de sens nous appartiennent à chaque instant. Qu'avons-nous à chercher dans les démonstrations de la raison et de la science, qui ne se trouve déjà en nous et autour de nous? La philosophie ne consiste donc pas à honorer une vérité sortie d'un chapeau  dogmatique mais à adapter sa conduite à la réalité donnée, c'est-à-dire, selon les humeurs et les écoles, par les voies du retrait et du renoncement ou les vertus de l'engagement et de l'espérance.

Car si la vie est tout à la fois un mystère, un problème et une impossible solution, elle est avant tout le rêve permanent d'elle-même...

Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 18 août 2023



mercredi 9 août 2023

Hosanna

Picasso, tête de femme morte (1902)

L'expérience éprouvante de la maladie et du décès de ma mère, était destinée, après celle de mon père, à me rendre définitivement adulte, c'est en tout cas ce que prétendent les astres. Au fond, qu'est-ce donc que devenir adulte? Se sentir libéré d'une tutelle? Se sentir plus fort, plus accompli intérieurement pour affronter les épreuves de l'existence? Est-ce-que je me sens à présent plus libre, plus accompli, plus fort? Je l'ignore, sans doute pas autant que je le voudrais. Devenir adulte semble signifier pour moi bien autre chose que le sentiment d'affirmation et d'autonomie. Lorsque tout passe et s'efface autour de moi, me sentir adulte c'est avant tout me retrouver de plus en plus seul sur le chemin, mesurer le temps qui me sépare de ma propre fin et méditer à loisir ce que vaut pour mon compte cette sentence de Sénèque: "Le grand charme de la vie est à son déclin". On n'en finit d'ailleurs presque jamais du malaise de devenir adulte, que ce soit dans l'ombre persistante, la lente déchéance ou le souvenir pesant de nos géniteurs. Et puis il y a le reste de la comédie, les tracasseries inimaginables qui accompagnent le traitement social de la mort, les singeries de l'apurement des comptes, de l'état des lieux et de la restitution des clés. La procédure successorale qui vous saute à la gorge, alors que les cendres du défunt sont encore tièdes, est sans doute l'épreuve la plus riche d'enseignement sur l'état de vulgarité des passions humaines et le train du monde. En vérité je n'y ai véritablement rien découvert que je n'eusse déjà en ma connaissance des choses d'ici bas, puisque tout, jusqu'à la dernière mesquinerie, à été déjà scrupuleusement consigné par Balzac dans la grande satire qu'il fit de la "comédie humaine": l'esprit de rapacité, de dissimulation, de calcul et de chicane dont le modèle social montre continuellement l'exemple et forme les générations d'individus. Je ne sais s'il est une vie après le trépassement, mais je sais en tout cas, qu'il est après lui une scénographie particulièrement sordide.
Comme disait l'avoué dans le colonel Chabert tous les égouts de la société viennent se répandre dans son étude, car le notaire n'est que le témoin fort peu enjoué des mentalités et le réceptacle des turpitudes d'un système, celui qui s'applique à dépouiller les vivants et les morts par toutes sortes de cautèles et subterfuges. Je pensais avoir éprouvé tous les hauts-le-cœur que pouvait m'inspirer le spectacle affligeant de la société humaine  notamment dans ses rapports d'iniquité et de domination, mais c'était sans compter les véritables nausées que me réservaient encore ces dessous malicieux de l'àme sociale, qui sous le masque prétendument respectable des lois et réglements prolongent par d'autres formes et d'autres moyens, tout en les exaspérant, les tourments du deuil. L'agonie et la mort de ma mère resteront indissociablement liées à la curée des vautours sur la charogne, au cynisme du racket fiscal, aux froides exactions des préleveurs de commissions et de dîmes, à ce sentiment de monstruosité savamment codifiée de l'ordre social. 
En vérité je vous le dis, pratiquez la vertu des Anciens, celle des laboureurs et des poètes du temps de Cincinnatus, lesquels savaient se contenter de peu, c'est-à-dire de ce qui convient à des mœurs simples, et surtout, soyez bien avisés de quitter ce monde, humbles et pauvres comme Job, si vous tenez encore à un semblant de dignité! Ne laissez rien, pas même une chemise que les chacals s'arracheraient sur votre dos.
Le monde peu à peu entre dans le silence, l'oeuvre du temps m'enrichit de solitude et de lumière. Vivre dans une masure vide de tout objet de convoitise, à la lisière d'une forêt ou au sommet d'une montagne, le corps et l'esprit dépouillés des scories de l'histoire et de l'hérédité (n'en garder peut-être qu'un lointain souvenir), c'est désormais tout ce qu'il me reste de gloire. Hosanna!, Hosanna!

Honorius/ Les Portes de Janus/ Le 7 août 2023

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