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Un jour plein de lumière (le dernier jour) |
Lyon, ce Samedi 8 décembre
Cher Michel,
Il est 22h00. Je viens de croiser, rue des Farges, un long cortège haut en couleurs, fanions et oriflammes en tête, arborant des brassards du Sacré Coeur, tout l'accoutrement, semble-t-il, des fervents de Dieu et du Roi.
Quant à moi, trempé jusqu'aux os (car il pleut à verse depuis quelques heures sans discontinuer) et ayant perdu dans la foule quelques vagues compagnons que je devais rejoindre, j'ai préféré finalement regagner mes Pénates, me mettre au sec devant un bol de camomille màtiné d'un doigt de rhum, et puis t'écrire ce mot.
Hélas, je n'ai rien pu voir du concert de cuivres que l'on donnait Place Saint Jean, tant la presse était grande. Ce 8 décembre à Lyon, a en effet rassemblé une foule immense et d'étonnantes démonstrations de piété. Malgré la pluie tenace, des milliers de lampions ont envahi les rues dans un flot ascendant en direction de la colline de Fourvière. J'ai pu admirer une très belle procession de costumes chamarrés du 16ème siècle, à ce que j'en pus discerner, semée d'énormes fanions aux armes des différents provinces de France, mais aussi des vieux quartiers de Lyon, qui ne sont autres que leurs anciennes paroisses.
Depuis mon bol de camomille, j'entends depuis quelques minutes des chants religieux semblant provenir de la basilique de Fourvière, aux sons merveilleusement harmonieux et profonds. Une foule immense doit être rassemblée là-haut pour que ces chants couvrent toute la colline, lesquels, au-delà du bourdonnement de la grande cité, s'élèvent en puissante prière vers la gloire des Cieux.
Cet élan de ferveur qu'exalte le souffle de milliers de poitrines me rappelle que la conscience du sacré ou tout simplement le sentiment de la plénitude et de la grandeur morale de l'être, se révèlent aussi dans les liens invisibles, les appels diffus vers un au-delà de jubilation et d'espérance.
Pourtant, nous le savons, le monde s'impose à nos sens tel qu'il est, et c'est dans ce monde où nous vivons, par le truchement de notre bonne volonté, qu'advient chaque jour l'empire infini du Ciel. Notre espérance en l'au-delà ne serait autre que notre bonne volonté dans le monde présent.
Je me suis replié dans la chambre qui me sert de cabinet privé, assis dans un méchant fauteuil un peu bancal. Il est déjà tard et j'écoute les rumeurs vagues et fiévreuses qui illuminent la nuit. Lorsque je regarde les maigres effets qui m'entourent je pense à ces chambres d'anciens reclus ou de voyageurs, où la mémoire et le goût se réduisent à peu de chose en fait de décoration ou d'aménagement intérieurs. Pourtant je rêverais, ici, au cœur de la ville, près des jardins antiques, d'y faire ce que j'appelle en effet pompeusement mon cabinet, un univers parfaitement esthétique à la "Des Esseintes", un refuge lové, calfeutré dans l'espace et le temps où je n'aurais à me soucier ni des questions ni des réponses, ou alors à m'en soucier si peu sérieusement et avec un tel détachement que cela confinerait au pur raffinement philosophique.
Je t'avoue que c'est avec quelque regret que j'ai quitté l'autre soir mon costume de théàtre, ce costume qui n'était autre que l'habit de ville des gens bien élevés du 18ème siècle. Quelle belle fête avons-nous eue là! Moi, travesti en des Grieux et toi en duc de Guise. Je dois dire que ce fagotement romanesque m'a fait paraître plutôt à mon avantage, tant au physique qu'au moral, ce dont je peux difficilement me vanter dans mon ordinaire. C'est d'ailleurs chez moi une sorte de petite faiblesse que ce déficit de confiance, qui peut certes se corriger avec un peu d'application et d'expérience. Le temps nous fait gagner parfois en caractère ce que l'on a trop souvent manqué en tempérament. En attendant, on ne boude pas ces petites fantaisies et comme le chantaient Ray Ventura et ses collégiens "C'est toujours ça de pris". Peut-étre aprés tout suffit-il de prendre les choses du bon bout. Par exemple, l'autre jour je croise un homme dans la rue. Je n'étais pas en ville, mais sur le chemin d'un village, prés de Lyon, où j'aime promener. Cet homme avait l'allure du randonneur que la vivacité de la marche rend naturellement jovial. Le teint frais, le regard clair et souriant, toute sa physionomie rendait compte d'un type d'humanité sympathique, ce que vint aussitôt confirmer un sonore et franc "bonjour" qu'il m'adressa, lumineux comme un écu soleil et que je lui rendis bien volontiers. Rien que ce magnifique et aimable bonjour, où je retrouvai pour ainsi dire ce qui fait l'âme du bon pain et le sel de la vie, portait en soi l'optimisme du monde. C'est là que me revient la phrase de Robespierre, quelque chose du genre: "L'homme ne rencontre jamais l'homme sans plaisir"!
A ce propos, j'ai rencontré Saint Amant il y a quelques jours près de la Croix de Col. Certes, lui aussi m'a bien dit bonjour. Seulement, il avait l'air tout halluciné en marchant sans rien voir devant lui. Il faut dire que son esprit est tout tiraillé par la gestation d'une certaine oeuvre dont il m'avoua quelques mots lors de nos derniers symposiums. Notre ami est vraiment extraordinaire. Tandis que chez moi, mon état de gratte-papier inhibe toute énergie créatrice et toute puissance visionnaire, chez lui, petit employé de commerce tel qu'il se décrit lui-même (à son compte il est vrai), la conscience de sa médiocrité, par un effet de stimulation contraire, transcende et sublime sa perception du monde. Il évoque parfois l'exemple de ces littérateurs embastillés dans leurs mansardes, accablés par les misères de la nécessité, et qui y trouvaient encore la force de leur inspiration, comme si, pour reprendre un mot de Balzac, leur génie dépendait de leur martyre. Je ne sais si Saint Amant est un nouveau martyr, car nous sommes tous à la fois les enfants pauvres et chéris de notre siècle, mais je suis convaincu qu'en fait de poésie, sa voix, c'est-à-dire son esprit et son verbe, élèvera la trivialité de nos mystères vers d'insondables stupeurs! Comment dire, sa poésie, en recréant la substance des mots, murmure à notre esprit des perspectives inconsolables de l'être. Il y a chez notre ami comme une humanité géniale et désespérée, un magnifique ennui d'exister que la poésie, comme tout acte de création, nous donne quelque raison de supporter. N'as-tu pas imaginé à quel point l'acte de création est un acte libérateur en ce sens qu'il nous débarrasse de notre pensée et de nous mêmes, au moins provisoirement, tout en nous laissant un arrière-goût de légèreté et d'ineffable tristesse.
S'il est une chose qui me ravit encore l'intellect ce sont mes badauderies sur le quai Saint-Antoine, où, comme tu le sais, se trouvent les étals des bouquinistes. J'y ai déniché l'autre dimanche une estampe des plus exquises représentant un paysage bucolique, dans le genre du naturalisme allemand, avec un arrière-plan de collines. Les collines, les montagnes, ont toujours représenté une limite d'ailleurs plus indiquée à franchir qu'à atteindre, dans la réalisation de soi-même. Pourquoi l'esprit est-il toujours attiré vers ce mirage qui couronne l'horizon? D'anciens récits de l'humanité font de cet au-delà la promesse de la vie éternelle, au terme d'un voyage intitiatique. Mais le Christ, notre Sauveur, n'accepte-t-il pas le monde tel qu'il est? En cela Christ est avant tout un philosophe. Dans son sermon sur la montagne, justement, n'a-t-il pas proclamé les Béatitudes, invitant à accueillir le bonheur de la vie éternelle ici et maintenant? Oui atteindre le sommet de la montagne est certainement un but excursionniste des plus salutaires, auquel on peut attribuer un sens mystique, mais il est aussi et surtout l'espérance de toute vie intérieure. Chacun y contemplera son Paradis, ses jardins de lumière prés de la mer. Ô Christ, serais-tu le deuxième visage de Janus?
Cher Michel,
Le temps, de ses grands bons d'échassier, a passé si vite que j'en suis tout abasourdi. Pour autant, cette trajectoire orbitale inéluctable nous a-t-elle portés vers le meilleur? À en croire la litanie des idées plates, des idées creuses et toutes ces incroyables puérilités prétentieuses qui désespèrent depuis trop longtemps les exigences de la morale et de la dialectique, ce temps n'a servi qu'à bien peu de chose. Plus que jamais, tout dans ce monde finissant ne tient plus qu'à un fil. La violence, la barbarie, l'aveuglement, enfin toutes les formes d'ahurissement anthropologique précipitent l'aventure humaine dans un grand naufrage. Cher Michel, nous n'avons tout au plus que le dernier tiers de notre vie à vivre. Aussi, j'aspire à régler mes comptes une bonne fois pour toutes avec tout ce qui, partout autour de moi, est devenu une normalité criarde et insupportable, celle de la laideur et de la bêtise. J'ignore si tu as là-dessus un conseil à me donner. Je ne suivrais certainement pas celui qui consisterait à se jeter du haut d'une falaise ou d'une tour, à l'exemple des héros tragiques. Non, car, vois-tu, ces 15 ou 20 ans qu'il me reste, comme à toi, je voudrais les couler à la manière de ce philosophe cyrénaïque ou chinois que je ne fus jamais, replié dans les délices infinies de l'instant et "l'arrêt somptueux parmi les choses".
Régler ses comptes non pas avec le monde, le monde vivant qui ne ment pas, mais avec tout ce qui rabaisse le sentiment de la dignité de l'existence, pourrait être un dernier devoir à accomplir. Mais comment doit-on s'y prendre, me diras-tu? A vrai dire ce n'est pas trés compliqué sur le principe, mais il faut s'y tenir. Pour cela j'ai l'exemple de mon père et des quêteurs d'absolu. Il faut être capable de répondre à la bêtise et à la laideur par un enrichissement de la vie intérieure!
C'est à cet instant que je revois ma mère, perdue dans une grande prairie d'été. Elle se tient debout près d'un arbre, un frêne ou un peuplier, qui projette une fine ombre bleutée. tandis que de hautes herbes ondulent jusqu'à sa taille, douces et légères comme des caresses. La prairie descend en pente douce mais ma mère reste immobile, tête nue, l'air hébété de quelqu'un qui ne comprend ce qui lui arrive. Pourtant je lui vois sur le visage la trace d'un dernier sourire, de celui qui me consolait des peurs de l'enfant. Il y a peu, je me tenais encore dans l'ombre de l'histoire et le rituel aride des jours. Il y a peu, je lui tenais encore la main, la main décharnée du sacrifice et de l'espérance, et l'accompagnais dans les derniers pas chancelants de la vie. Mais maintenant elle est entrée dans cette prairie comme dans un bain brûlant où je ne peux la suivre, car il faut être déjà mort soi-méme au monde pour en atteindre le mystère.
Mère, le dernier jour que nous vivons est un jour plein de lumière, comme ce midi splendide qui t'a vue partir, c'est un miroir irisé de couleurs, de sons et d'images glissant comme des coulées de perles, et la prairie est un séjour délicieux qui nous convie en riant vers la rivière. Car il y a la rivière qui roule dans son firmament des pensées merveilleuses. Mais à quel moment sait-on que nous avons achevé notre tâche et que rien désormais ne nous fera détourner la tête? A quel moment savons nous que tout cela nous échappe et doucement nous emporte, enfin?
Honorius/Les Portes de Janus. Le 31 décembre 2023
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